L'armée est une école? Une histoire de la guerre (4/4)

© DR
L'évacuation des blessés, à Paris, pendant la guerre franco-allemande de 1870.

La mort caresse Henry Dunant. A quatre-vingts ans, il pense crémation et mysticisme de son œuvre de vie. A l’heure où les intellectuels du Prix Nobel se disputent la paternité entre la paix et la Croix-Rouge, que d’aucuns jugent trop confortable pour les Etats belligérants.

Guidé par ses convictions religieuses et empêché par la maladie, Henry Dunant avait compris l’enjeu de la bataille qu’il avait à conduire pour donner un sens à sa vie, ou pour tout dire à son œuvre. Parce que les deux se confondent et sont indissociables. De même que son idéal humanitaire concourt aux idées de paix. Pendant ce temps, l’activité soutenue des forges de la Ruhr ne laissait aucune chancellerie indifférente. Et si le Reich inquiétait par son «immense mobilisation sociale», avertissait l’écrivain allemand Hermann Conradi, c’est parce qu’il résonnait de bruits de bottes. Avant de prophétiser, sans l’ombre d’une hésitation, que l’avenir allait bientôt «nous submerger de guerres et de révolutions». Devant cette situation de crise, l’Europe ne restait toutefois pas sans réaction: l’Angleterre se préparait à répondre à la menace, tandis que la France rêvait de revanche afin de reconstituer son intégrité nationale. Néanmoins, en cette époque troublée, un nom faisait figure d’ambassadeur auprès des pacifistes: celui de Bertha von Suttner, née Kinsky.

En 1889, cette Austro-Hongroise éduquée dans la plus stricte tradition militaire publiait un ouvrage appelé à devenir célèbre, dont le titre en disait long sur ses intentions: A bas les armes! Avant de prendre acte des dangers de l’escalade militaire, elle avait été gouvernante chez le baron von Suttner, puis la secrétaire d’Alfred Nobel à Paris. Pour cette femme de quarante-six ans, l’arbitrage et la paix valaient tous les affrontements sur le champs de bataille et c’est ainsi qu’elle s’était engagée dans les associations pour la paix qui fleurissaient en Angleterre et sur le continent. Un premier ouvrage, déjà très controversé, traitait des dangers du nationalisme et du réarmement, mais il fallut attendre sa diatribe contre le militarisme pour que l’impact fût à la hauteur de ses convictions. Le livre décrit les événements, les  angoisses et les souffrances, les révoltes et les interrogations qui assaillent les victimes innocentes d’un conflit qui les emporte. «L’auteur nous montre le monstre en face», résume Ursula Jorfald (prix Nobel de la paix). A dater de ce jour, Bertha von Suttner devint l’ambassadrice de toute une génération d’opposants à la guerre. Consacrant son temps et son énergie à son militantisme, elle voyagea pour propager la bonne parole, assistant aux meetings, intervenant dans les congrès internationaux, aidant à la formation de cellules militantes et recrutant des membres un peu partout en Europe.
– Vous la connaissiez bien, je crois… demande alors Baumberger. Henry Dunant acquiesce d’un hochement de tête. Puis il ajoute, presque cérémonieux: 
– Bertha von Suttner faisait appel au bon sens de l’humanité. 

Dunant, tout comme Alfred Nobel ou Frédéric Passy, fut proche de Bertha von Suttner. Ecrivant pour elle dans une revue qui avait pris le titre de son best-seller, Die Waffen nieder! (A bas les armes!) le Genevois s’était personnellement impliqué dans son combat pour la médiation et la paix. D’autant qu’à l’époque, une majorité de l’opinion considérait encore la guerre comme une fatalité, voire comme une punition divine ou de salubrité sociale. «Une catastrophe naturelle qu’il fallait subir passivement», relève Ursula Jorfald, tant il était coutumier de penser qu’il n’y avait pas d’autre solution pour dénouer un conflit. Pour se défendre des critiques qui l’accusaient de baisser la garde devant l’Histoire et de démobiliser les foules, elle répondait que si les hommes avaient assez d’imagination pour concevoir toute la misère, toute l’horreur inhérente à la guerre, ils œuvreraient pour la paix… «Mais leur cécité, leur croyance pour ainsi dire innée dans la guerre, mythe sublime, inévitable, sont si profondément ancrés chez les humains qu’ils ferment les yeux devant la cruauté. Ils continuent à dormir sans qu’il leur vienne à l’esprit qu’on pourrait l’abolir.»

Le pacifisme dont les hommes se repaissent en évoquant le ciel est néanmoins une voie sans issue, car le prince attendu pour abattre l’arbre de la discorde offrait peu d’avenir aux militants du siècle d’Henry Dunant. Même «si les Evangiles respirent la paix, rappelle Emile Faguet, ils ne paraissent pas l’espérer». On tint compte, toutefois, des velléités pacifiques de l’humanité depuis les temps les plus reculés. Si la Grèce antique avait pour sa part proprement ignoré les pacifistes, laissant au plus fort le droit de dominer, l’idée traversa l’époque romaine des bellicistes et des conquérants comme une sorte de caution morale à l’attention de l’Histoire qu’ils étaient en train d’écrire. Mais comme le dit en substance Emile Faguet: les Romains ont pénétré le monde de leur esprit guerrier, d’autant plus qu’ils l’ont pénétré d’un esprit de paix! Vaine théorie donc, puisqu’il ne s’agissait que d’excuses et de justifications. Quant à la trêve de Dieu, elle ne faisait que mettre en exergue les manquements chroniques à sa parole. 

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