«Je suis solidaire de pas mal de choses que je lis, mais solitaire aussi...»

Jean Echenoz est discret et secret de nature. Ecrivain consacré (Médicis 1983, Novembre 1985, Goncourt 1999), il se distingue par son inventivité et son audace. Jongleur de mots malicieux et scrutateur circonspect d’un monde qui, plus souvent qu’à son tour, l’intrigue et le déconcerte.

Echenoz Heimermann Echenoz Heimermann
Jean Echenoz, 2019. © Jean Luc Bertini

Fidèle aux Editions de Minuit, laboratoire jadis animé par Beckett, Duras ou Simon, Jean Echenoz est un inventeur de formes qui, livre après livre, sans cesse se remet en cause. Chez Echenoz, on pratique tous les genres littéraires imaginables; on croise indifféremment des musiciens, des détectives privés, des sportifs; on subit des tremblements de terre ou accompagne des vols interplanétaires; on visite les confins du Pérou, des Indes ou de la Malaisie. Preuves ou illusions à l’appui, peu importe. Au bout du compte, seul compte l’élégance du texte et l’inattendu du propos.

Pablo Picasso renâclait dès qu’on lui demandait d’expliquer le pourquoi et le comment de ses tableaux. A première vue, vous-même appartenez à la catégorie des artistes qui rechignent à révéler leurs secrets de fabrication. Par goût du secret? Par désintérêt?
Parce qu’il n’y a pas grand-chose à dire, tout simplement. Il n'y a aucun secret de fabrication, seulement le désir de construire un roman ou un récit, même si la façon de le construire change sans doute d'un livre à l'autre. C'est une affaire de plaisir et d’obstination, un voyage aléatoire, sans itinéraire contraignant mais non sans ligne générale.

Doit-on admettre qu’à l’inverse d’un marchand, un artiste n’a pas de service après-vente à assumer?
Les signatures en librairie, les salons du livre, les invitations à la radio ou à la télévision font partie de ce service. Il faut bien aider un livre à vivre quand il paraît, même s'il devrait se suffire à lui-même. Je le fais quand c'est nécessaire, sans beaucoup de goût ni de talent pour ces exercices. Ma maison d’édition le sait, donc on ne m'en demande pas trop.

Il n’empêche, vous avez, chemin faisant, fait l’objet de multiples colloques, thèses, études. Le Centre Beaubourg vous a même consacré une exposition («roman, rotor, stator», 2017-2018). Comment expliquer ce besoin de mieux vous comprendre et, accessoirement, de mieux vous connaître?
Je crois bien être le dernier à pouvoir l'expliquer. Je suis très touché qu'on puisse s'intéresser à mon travail, même si ça ne le fait pas avancer pour autant.

Comment imaginez-vous votre lecteur? Seriez-vous capable d’en dresser un portrait-robot?
Je n’en ai aucune idée non plus. Quand il m'arrive d'en croiser, ce qui n'arrive pas souvent, ce peut être un jeune homme ou une vieille dame.

Recevez-vous du «courrier de lecteur»?
J’en reçois quelquefois, je réponds quand j’ai l’impression de pouvoir dire quelque chose d’utile selon le commentaire ou la question qu'on me pose. Il arrive quand même que ces courriers prennent une dimension romanesque. Je me souviens par exemple que dans L’équipée malaise, il y a un personnage que j’avais nommé Nicole Fischer, un nom assez banal et que j'avais inventé je ne sais plus comment. Or, après la sortie du livre, j’ai reçu deux lettres de femmes m'informant chacune qu’elles portaient le même nom et qu’elles s’étaient reconnues dans l'histoire, ce qui était évidemment impossible. Je ne sais plus très bien comment j’ai procédé pour les détromper, je ne suis même pas sûr de l'avoir fait, mais c'était comme si le roman se poursuivait dans une autre dimension, comme s'il jouait les prolongations. Quand la vie emboîte le pas de la fiction, c'est toujours intéressant.

On a l’impression que vous suscitez naturellement l’empathie. Il existe des anti ou des pro-Michel Houellebecq, des anti ou des pro-Annie Ernaux, mais les anti-Echenoz apparemment n’existent pas...
Les auteurs que vous citez – et que je lis, et qui m'intéressent – pratiquent une littérature de propos. Ils ont des choses à dire, ils tiennent un discours sur le monde alors que moi, j'utiliserais plutôt le monde pour construire des objets de fiction. Je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir des choses à dire, mais plutôt des choses à faire. Même les trois «vies imaginaires» que j'ai publiées il y a quelques années, sur des personnages réels [Ravel, Zatopek, Tesla], je les ai traitées comme des objets de fiction. En y mettant les formes. Et je ne prendrais pas en mauvaise part qu'on m'accuse de formalisme. Cela dit, il y a assurément des gens qui n’aiment pas du tout ce que je fais. Je les comprends très bien, d'ailleurs, cela peut aussi m'arriver de temps en temps, mais ça, c'est une autre affaire.

Est-ce parce que, contrairement à nombre de vos contemporains, vous n’affichez aucun engagement ni politique ni religieux?
J’ai le sentiment que le fait de publier des livres, et donc d'exister plus ou moins sur la scène publique, ne me donne pas forcément le droit de donner mon avis, je ne vois pas bien où serait ma légitimité. J'ai peut-être tort, mais j’ai aussi l’impression que signer une pétition, adhérer publiquement à une cause revient parfois, même indirectement ou involontairement, à se faire un peu de publicité. J'aime autant ne signer que ce que j'écris.

De votre point de vue, la politique ou la religion ne sont pas des arguments littéraires en soi?
Bien sûr que si, mais ce ne sont pas forcément les miens. Dans le projet de fabriquer des romans, je n’ai pas spontanément le désir d’afficher des opinions même si cela peut apparaître incidemment. Je suis attentif à l’actualité, l'état du monde me concerne et m’intéresse. Mais je ne suis pas certain qu’exprimer mes idées apporterait quoi que ce soit à ce monde ni aux espèces de petites machines que j’essaie de monter.

Si vous deviez avancer une définition de la littérature quelle serait-elle?
Comme lecteur, je dirais peut-être un objet de plaisir imaginaire, qui vient combler un vide, qui rompt une solitude, qui remplace momentanément le monde. Si je pense à mes passions de lecture depuis l’enfance, cela pourrait aller par exemple, pour parler vite, de la comtesse de Ségur à Thomas Bernhard.

Le Robert propose: «Relève de la littérature, les œuvres écrites dans la mesure où elles portent la marque de préoccupations esthétiques.»
La préoccupation esthétique, ce seraient des questions d’équilibre, d'euphonie, de suspens, de rupture, de métrique, etc., c’est cette espèce de chimie de la prose. Une phrase doit être balancée, rythmée, jouer avec celles qui la précèdent et qui la suivent. J'aimais bien la réponse de Claude Simon, interrogé par l’Union des écrivains soviétiques sur les grands problèmes qui le préoccupaient. Il avait déclaré qu'il y avait pour lui trois problèmes essentiels: commencer une phrase, la continuer, puis la terminer.

En 1985, le quotidien Libération avait posé à 400 écrivains de par le monde cette simple question: «Pourquoi écrivez-vous?» Interrogé à votre tour, quelle serait votre réponse?
Parce que, depuis l’enfance, j'ai toujours eu le sentiment que c’était la seule chose à faire. C'est ce qui m’intéresse le plus et je ne sais pas pourquoi.

Pour cette même enquête, Julien Gracq parlait d’un «règlement de compte avec la paresse»...
Je me retrouverais assez bien dans cette formule, mais, personnellement, je pourrais aussi évoquer un règlement de compte avec l’ennui. J'étais assez sujet à l'ennui dans mon enfance, je m'en plaignais pas mal et je me souviens que pour y remédier mon grand-père paternel m’avait proposé un exercice en posant devant moi un petit presse-papier en cuivre, en forme de tortue. Il m'avait dit: «Tu prends une feuille de papier, un crayon, et tu vas décrire cet objet du mieux que tu peux.» C'est la première commande qu'on m'ait passée, peut-être a-t-elle joué un petit rôle dans ce qui m'est arrivé ensuite. J'ai toujours un peu de mal, depuis, à accepter les commandes, généralement cela m'effraie, mais j'ai tort car elles vous emmènent presque toujours sur des terrains imprévus et intéressants.

C’est parce que vous avez le privilège de vivre de votre plume que vous êtes dispensé de plaire à tout prix?
L’important, c’est de se plaire à soi-même, ce qui n'est pas tellement dans mon tempérament. N’empêche que c’est cette volonté de plaisir qui est première – avec l’hypothèse assez floue, et pas autrement obsédante, que ce plaisir pourrait être partagé. C’est la production de quelque chose qui pourrait vous réconcilier avec vous-même. Ni fierté ni soulagement, simplement le sentiment d’avoir fabriqué une chose à peu près cohérente répondant à des objectifs narratifs, sonores, visuels – j'ai parfois l'impression de travailler dans l'audiovisuel. On travaille pour soi. Mais ce que je viens de dire est assez hypocrite puisqu’on a le souci, bien sûr, de plaire à un lecteur imaginaire. En même temps ça ne l'est pas tant que ça puisqu'il est, ce lecteur, un double de soi-même.

Vous aviez 20 ans en mai 1968. Avez-vous été marqué d’une quelconque façon par ces «événements»?
Certainement. Mais à ce moment-là, la seule chose qui m’intéressait vraiment c’était la littérature. Comme je tenais la littérature pour une espèce de domaine privé, je n'avais pas envie que d'autres s'en mêlent et que des professeurs m’expliquent Marcel Proust. C'était donc surtout pour ne pas faire d’études de lettres que je m'étais inscrit en sociologie sans grande conviction, avec un vague désir de recherche ethnographique. Mais la politique m'a curieusement rattrapé par le biais d'un ami qui était dans la même année que moi, qui est devenu un journaliste important et avec qui nous partagions le même intérêt pour le saxophoniste Albert Ayler (1936-1970). Comme ce garçon était par ailleurs un militant très actif de la Jeunesse communiste révolutionnaire, je l'ai rejoint pour distribuer des tracts et coller des affiches. Guère plus, mais je suis devenu un assez bon colleur d'affiches. C'est donc par le truchement d'Albert Ayler que j’ai pu lire Léon Trotski.

Qui est le plus audible d’après vous: Hugo qui participe ou Proust qui, disons, se contente d’observer?
J'imagine que Marcel Proust n'aurait pas eu le temps, ni sans doute l'envie, d'écrire comme Victor Hugo ses Choses vues. Mais en même temps, en un sens, il l'a fait.

Dans La règle du jeu de Jean Renoir, un film que vous appréciez beaucoup, on vous verrait bien prendre la place d’Octave et lancer comme lui à la cantonade: «Ce qu’il y a de terrible en ce bas monde, c’est que tout le monde a ses raisons...» Je me trompe?
Sûrement pas. Mais il y a dans ce film beaucoup d'autres répliques qui m'ont marqué et que je connais par coeur, qu'elles soient prononcées par Marcel Dalio, Julien Carette ou Gaston Modot. Sans oublier le célèbre échange entre le personnage de Christine de la Chesnaye (Nora Gregor) et celui de Lisette, sa camériste (Paulette Dubost): «C’est assommant, les gens sincères. Oui, enfin ça dépend pour quoi faire...»

Grandir dans une famille dont les parents écoutent Stravinsky et Kurt Weill, lisent Lautréamont ou Roussel, avouez que ce n’est pas banal...
C'est comme ça. On naît dans une famille de la moyenne bourgeoisie dite cultivée, on devient forcément une sorte d'héritier culturel. C'est sans doute une chance, en effet, de vivre dans une maison pleine de livres et où la musique, la peinture, le cinéma, tout ça, sont des sources d'échanges très présents. Ça peut donner des idées.

Entre les lignes de vos romans, forcément, il y a toujours un peu de vous-même: on vous reconnaît éventuellement en nageur (Lac) ou en joueur de contrebasse (Cherokee), mais ces concessions biographiques sont rares...
On peut aussi faire l'hypothèse que les romans relèvent toujours plus ou moins de l'autobiographie, mais d'une autobiographie cassée en mille morceaux et remontée dans un autre ordre. Et puis s'il y a quelques trucs dans l'existence qu'on peut utiliser dans une fiction, autant en profiter. Je suis toujours à l'affût de ce qui peut avoir une pertinence romanesque dans la vie quotidienne pour m'en servir, en le détournant éventuellement. C'est une activité de cleptomane, de bricoleur et de maquilleur, au sens où l'on maquille une voiture volée.

Vous rechignez tellement à parler de vous que vous avez, semble-t-il, jadis passé un pacte avec Patrick Deville, le pacte de Oulan-Oude contracté aux confins de la Russie. Pouvez-vous nous en dire davantage?
Cela partait du fait que Patrick Deville et moi, dans notre jeunesse, avons vécu chacun dans un asile psychiatrique à cause des professions de nos pères respectifs. Nous nous étions en effet promis, pendant une soirée en Bouriatie, d’évoquer cette particularité dans nos livres. Deville a respecté ce pacte dans Taba-Taba mais moi, je n’arrive toujours pas à m’y résoudre. Je ne vois pas en quoi mes souvenirs personnels pourraient présenter quelque intérêt. Même si, depuis quelque temps, j’ai peut-être envie de me pencher sur mon enfance dans l'idée d'une espèce de chronique. De temps en temps, je rassemble des notes sur ma mémoire de cette époque, sans être sûr d'en faire quelque chose un jour.

Vos notices biographiques sont succinctes souvent contradictoires, mais la «légende Echenoz» concède toujours les mêmes épisodes obligatoires: «Pif Gadget», «Radio Nederland», «le groupe de jazz», etc.
Bon, ce sont des épisodes de jeunesse. J’ai été un musicien dilettante, amateur mais peu assidu. Puis ces histoires d'animateur à Radio Nederland, de testeur de gadgets chez Pif, c'est ce qu'on appelle des petits boulots quand on est jeune homme. Je n'ai d'ailleurs jamais beaucoup brillé dans ces activités.

Qu’est-ce qui vous a poussé à voyager? Le besoin de chercher votre inspiration ailleurs?
Certainement pas. Les voyages ne sont presque jamais à l'origine de mes romans, ils en sont plutôt les conséquences. Si mes premiers livres étaient construits sur des voyages imaginaires, en pensant un peu à Raymond Roussel, ils ont ensuite provoqué des voyages réels, car, comme ils ont été traduits dans pas mal de langues, j’ai eu la chance d’être invité un peu partout. J'ai quelquefois profité de ces occasions pour me documenter en vue d’un projet, qui était généralement encore un peu flou. En Australie, par exemple, pour une ou deux scènes des Grandes blondes, j'avais relevé quelques décors utiles, mais c'étaient des notations imprévues.

Dans la chronologie de votre vie proposée par le Cahier de L’Herne (septembre 2022), certains de vos déplacements sont dûment répertoriés: les Etats-Unis, le Laos (à deux reprises), le Brésil, les Indes (deux fois également) comme si ces déplacements faisaient partie intégrante de votre œuvre...
D’une certaine manière, mais pas forcément. Je suis allé plusieurs fois en Inde, mais je n'y suis resté un peu longuement qu’à deux reprises. La première fois, j’étais parti dans l'intention de faire du repérage et recueillir du matériel – des lieux, des odeurs, des ambiances, des personnages – pour préparer Les grandes blondes. Le projet de ce livre commençait à se préciser et je voulais en situer certains passages dans ce pays. Et cette entreprise de documentation a plutôt bien marché, j'ai trouvé beaucoup de choses qui m'ont servi. Mais les motivations du second séjour étaient très différentes. Je voulais m'éloigner pour la rédaction de Courir en emportant tout le matériel préparatoire que j'avais accumulé à Paris. J’ai donc écrit là-bas ce livre dans lequel tout ce qui est resté de cette résidence est une vague hypothèse sur la mauvaise humeur des singes, émise par un ami en les voyant déambuler dans les rues de Pondichéry, et que j’ai attribuée à Zatopek pendant qu’il visite un parc zoologique en Suisse.

Il semble que vous doutiez parfois du bien-fondé de la documentation. Quelque part vous notez: «Je viens de passer dix jours en Chine, j’ai noté trois trucs qui n’ont rien à voir avec la Chine...»
Je ne me souviens plus de cette remarque, mais c'est possible. Une fois, j’étais parti plusieurs mois au Brésil en attendant la publication de Ravel. Je me suis retrouvé dans un paysage exotique, éminemment romanesque, en marge d'un village de pêcheurs isolé entre la forêt primaire et l'océan. Et au milieu de ce cadre que j'imagine être un trésor potentiel pour écrivain voyageur, la seule chose que j’ai été capable d'écrire, c’est la description de mémoire d’un paysage de la Mayenne, dans la circonscription de Laval. Mais l'inverse peut aussi se produire. Quand j'avais été invité au Pérou pour des rencontres dans des instituts français, je me suis retrouvé pendant deux ou trois jours dans la ville d'Iquitos. Et là, il s'est passé quelque chose d'imprévu: Iquitos était à l'évidence un décor pour moi. Il fallait que je fasse quelque chose avec cette ville qui me semblait – et qui est – un lieu romanesque idéal pour une foule de raisons. Cela me permettait de trouver un nouvel angle, une espèce de rebondissement exotique pour le projet que j’avais en cours et qui était Au piano.

D’autres ont fait profession de raconter sans rien voir ou pas grand-chose. On pense à Hergé ou à Verne ou au champion du monde de cette catégorie Karl May (1842-1912, créateur, en autres, de la série des «Winnetou»), le romancier allemand, apologue du western qui pourtant n’a jamais mis les pieds en Amérique...
Ç'a été la même chose pour moi quand j’ai écrit Le méridien de Greenwich, son action se déroule en partie dans des pays lointains comme la Micronésie dont je n'avais pas la moindre idée. Et quand j'ai entrepris L'équipée malaise, j’ignorais évidemment tout de la Malaisie. De toute façon j’étais beaucoup trop fauché à l'époque pour aller me documenter sur place. J'avais donc fait pas mal de recherches en bibliothèque sur ce pays – la flore, la faune, etc. – pour reconstruire une Malaisie en carton-pâte. Plus tard, pour Nous trois qui associe un tremblement de terre et un voyage dans l’espace, c’était un peu différent. Je suis allé parcourir Marseille pour faire des repérages dans la perspective de la destruction de cette ville par un séisme. Et puis, quelque temps après, pendant une résidence en Floride, j'ai pu assister au lancement d'une fusée à Cap Canaveral. Mais il a surtout fallu que je me documente, le plus exhaustivement possible, sur la tectonique des plaques et l'exploration spatiale.

Saisir le réel ou l’inventer: il n’y a pas de règle?
Il n'y a évidemment pas de règle, mais une espèce d'aller-retour permanent, comme un pas de deux entre l'observation et l'imagination.

Malgré tout, il apparaît que votre génération éprouvait un goût prononcé pour les voyages à répétition, surtout si on la compare à celle qui l’a précédée. On imagine mal Claude Simon ou Nathalie Sarraute avec un sac à dos...
Je me souviens en tout cas que Jérôme Lindon, notre éditeur commun, détestait lui-même les voyages, sauf peut-être quand il lui a bien fallu se rendre à Stockholm deux fois (pour les Prix Nobel de Samuel Beckett et Claude Simon, nda). Je suis quant à moi un voyageur assez godiche. Mais dans mes fictions, l’idée du déplacement s'imposait bien avant que celles-ci me permettent d’aller voir ailleurs. Sans ces occasions, je me serais débrouillé autrement. On se documente très bien en bibliothèque, sur internet, etc.

En matière de situations inattendues, parfois, vous n’y allez pas de main morte. Jusqu’à imaginer (Lac) d’infimes micros greffés sur le sternum de mouches transformées en espions microscopiques...
Sur ce point précis, je n'ai rien imaginé du tout. Comme je voulais travailler sur des genres romanesques «mineurs», que je m'étais occupé du roman policier puis du roman d'aventures, j'ai eu envie de m’aventurer dans le roman d’espionnage, territoire inexploré que je ne connaissais pas très bien. Encore fallait-il trouver une ouverture, un déclencheur pour m’installer là-dedans. J’ai donc lu pas mal de livres sur la CIA, le KGB, le Mossad, le SDECE, etc. en cherchant une espèce de détonateur pour mon histoire. Je désespérais un peu de ne rien trouver quand j'ai fini par tomber sur une initiative du général Walters, un directeur adjoint de la CIA qui avait eu, entre autres idées originales, celle de greffer des micros sur des insectes et de les lâcher en territoire ennemi. Je ne sais pas si son projet s’est réalisé, mais pour moi, dès lors, tout était possible: ça m’ouvrait plusieurs portes pour construire l'intrigue de Lac.

Comment s’accommode-t-on du puits sans fond de Wikipédia? Peut-on considérer que, pour la création littéraire en générale, il existe un avant et un après-Wikipédia?
Peut-être. Je ne suis pas sûr que pour Courir, par exemple, j’aurais écrit le même livre si j’avais pu – ce qui aurait été possible – trouver toutes les informations nécessaires à sa rédaction dans mon seul ordinateur. Il me semble que j’ai beaucoup profité d'avoir à me rendre tous les matins à la BNF, pendant des semaines, et de visionner sur place des kilomètres de microfilms. Du coup, mon travail s’inscrivait dans un contexte dont je subissais l’influence. En jouant ce rôle d'enquêteur et revêtant chaque jour une espèce de costume de détective, je devenais un peu un personnage de mon roman. A défaut d’apparaître dans le récit, j’accompagnais l’aventure de manière concrète. Je me méfie un peu de l’asservissement qui peut être celui de l’information à domicile, mais il devient difficile de ne pas y céder.

Au gré de vos trois exercices biographiques (RavelCourir et Des éclairs), il apparaît que vous vous êtes de plus en plus éloigné du réel. Avec Ravel vous collez au personnage, avec Zatopek vous vous permettez quelques pas de côté quant à Tesla vous l’affublez carrément d’un nom imaginaire (Gregor). Cette démarche était calculée?
Pas vraiment. La scène «inventée» de Courir, par exemple, – la présence d’une espionne dans l’appartement de Zatopek – découle directement d’un article de Gaston Meyer dans L’Equipe où il évoque une «amie» de l’épouse de Zatopek, assistant silencieusement à son entretien avec le journaliste. Pas besoin d’être un roi de l’investigation, me semble-t-il, pour reconnaître derrière cette silhouette une représentante des services secrets dans la Tchécoslovaquie de cette époque. Mais il est vrai que pour Des éclairs, j'ai trouvé plus honnête de ne pas garder le nom de Tesla car c'est la «vie» la plus imaginaire, la plus romancée des trois.

Pourquoi, dans votre roman, Emil Zatopek n’est longtemps désigné que par son prénom?
J’ai aussi francisé ce prénom en y ajoutant un «e» parce que je voulais le présenter, dans un premier temps, comme un personnage anonyme: un pékin prénommé Emile. Ensuite, une fois installé au sommet de l’affiche, il pouvait se révéler dans sa gloire, profiter pleinement de son nom dont la sonorité même est magnifique et qui a été le point de départ du livre. Zatopek est un nom parfait dans sa rythmique interne, encore plus romanesque que ceux des pilotes Stirling Moss ou Jim Clark dont les patronymes me plaisaient aussi et à qui j'avais d'abord pensé. La première origine de ce roman, c'est qu'après avoir travaillé sur la vie d'un compositeur, j'avais envie d'aborder un parcours dans un domaine complètement différent et j'ai longtemps cherché une figure de sportif légendaire. Sa deuxième origine, c'est ce nom.

Ce triptyque (Ravel, Zatopek, Tesla) était-il programmé à l’avance?
Pas du tout. J’avais d'abord envisagé une fiction qui se serait déroulée entre les deux guerres mondiales avec de multiples personnages, réels pour certains. Parmi ceux-ci, j'avais prévu de faire apparaître Maurice Ravel dont je connais bien la musique et dont j'avais visité la maison à Montfort-l'Amaury. En m'intéressant de plus près à sa vie, il m'a semblé que son destin était beaucoup plus intéressant que mon projet initial que j'ai donc abandonné. Mais en décidant de ne m'occuper que de Ravel, donc en délaissant un projet romanesque pour une approche plus ou moins biographique, je me suis trouvé confronté à des obstacles imprévus. Entreprise différente, donc problèmes inédits. Et même en me concentrant sur la dernière partie de sa vie, ce livre a été le plus difficile à écrire de tous, au point de vouloir l'abandonner définitivement deux ou trois fois. Puis j'ai dû prendre assez goût à cet exercice pour avoir envie de le poursuivre avec deux autres vies plus ou moins imaginaires. J'aurais pu en écrire d'autres, mais cette entreprise, inversement, tendait à devenir de plus en plus facile, donc mieux valait passer à autre chose.

Est-ce que le style varie en fonction du sujet?
Certainement, mais pas forcément de manière intentionnelle. C'est le sujet qui impose la manière de le traiter, sans qu'on en ait vraiment conscience. On ne peut vraiment pas écrire de la même façon sur un compositeur et sur un athlète. Leur vie même, le rythme de leur vie et de leur œuvre impose une scansion d'écriture spécifique, même sans qu'on en ait l'intention. Je ne m'en suis rendu compte que plus tard, une fois les livres achevés. Semblablement, j'ai réalisé avec beaucoup de retard ce que ces trois vies avaient en commun, c'est-à-dire le thème de la grandeur et de la chute d'un personnage, ce qui n'était pas vraiment mon projet initial.

Dans votre volonté de travailler pour les Editions de Minuit, on est tenté de voir un calcul: quant à rompre avec une tendance (le roman expérimental en l’occurrence), autant le faire au sein même de l’institution qui a fait sa marque de fabrique de cette singularité...
Si mes livres ont été publiés chez Minuit, c'est d'abord parce que cette maison a été la seule à accepter mon premier roman. Cela tombait bien parce que les Editions de Minuit me paraissaient la maison idéale, tellement idéale que je n'avais pas osé à l'époque leur envoyer mon manuscrit. Les refus des autres éditeurs ont donc été la chance de ma vie. Cela dit, je n’ai pas plus le sentiment d'être un héritier du nouveau roman (courant littéraire des années 50 mené par Butor, Robbe-Grillet, Sarraute qui remettait en cause les conventions du roman réaliste ou naturaliste, nda) que celui d’avoir rompu avec lui. Pendant ma jeunesse, j’avais quand même découvert le jeu littéraire de Robbe-Grillet avec les objets, celui de Butor avec les temps grammaticaux et tout cela ouvrait de nouvelles fenêtres parmi d'autres lectures plus classiques. Mais il n'y avait aucun calcul. Si le projet de mon premier livre était celui d'un roman policier, c'est que le roman «traditionnel» était dans un état un peu comateux dans les années 70. On lisait plutôt de la philosophie, de la linguistique, de la psychanalyse et, du côté de la littérature, l'heure était aussi à la théorie, à des pratiques «expérimentales» dont il ne reste à peu près rien: une fois de plus, le roman était tenu pour mort. Seuls les genres mineurs, et pour ce qui me concerne le roman noir, pouvaient représenter une sorte d'échappatoire.

Est-ce que les étiquettes dont on use et abuse – écriture du réel, fiction narrative, écrivains voyageurs – ont un sens?
Cela m'est un peu indifférent. Je ne m'intéresse pas beaucoup à ces assignations en catégories. Dans la diversité des lectures, je peux me sentir solidaire, admiratif devant certains travaux sans m'arrêter au genre dans lequel on les range. Mais je me sens tout aussi solitaire dans mon propre travail.

Même si Georges Perec est votre aîné de dix ans, on subodore plusieurs points de convergence entre vous. L’avez-vous rencontré?
Non, je me suis contenté de l’apercevoir à l’arrêt d’un bus rue Linné, c’était donc vers la fin des années 70, je lisais les livres de Georges Perec et j’essayais d’en écrire un. Lorsque j’ai lu Les choses puis La vie mode d’emploi, je me suis simplement senti du côté de cette littérature. Je n'aurais jamais imaginé qu'un intérêt réciproque était possible avant de découvrir que Perec avait utilisé des extraits du Méridien de Greenwich dans un texte en forme de cut-up (Fragments de désert et de culture) alors que ce premier livre avait rencontré très peu de lecteurs au moment de sa sortie.

La contrainte est présente chez lui comme chez vous. Je pense à l’évocation, par l’un des protagonistes de Nous trois, des «250 lits de sa vie» qui renvoient aux «Trois chambres retrouvées» du même Perec (Penser/classer, Hachette, 1985).
Je peux me fixer des règles ou des contraintes, mais à condition de pouvoir les remettre en cause, que le non-respect d'une contrainte fasse en quelque sorte partie de celle-ci, que je puisse jouer avec elle. J'ai beaucoup de sympathie pour les gens de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle, fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais, nda), mais je ne pourrais pas les suivre dans leurs travaux, car ils sont beaucoup plus stricts en ce domaine, même s'ils sont aussi assez joueurs.

Que ces règles génèrent de l’amusement, ce n’est pas pour vous déplaire...
Bien sûr. Parfois avec des effets retard. J’imagine par exemple que Pierre Michon a dû sourire en apprenant que son roman Les onze (Verdier, 2012) avait poussé de nombreux lecteurs à se ruer au Louvre pour admirer le tableau qu’il dépeint en ces lieux, mais qui est, en réalité, parfaitement fictif. Ou quand il est revenu à Georges Perec que plusieurs journalistes n'avaient pas remarqué l'absence de lettre «e» dans sa Disparition, alors que c'était la contrainte «fondatrice» du livre.

A propos de distractions vous n’hésitez pas à recourir aux bons mots comme le subtil «Il remettait sa jambe avant son pantalon» que vous proposez à propos d’un unijambiste ou le délicat «Elle est née la même année que le transistor» à propos d’une femme dont, par pudeur, vous ne voulez pas révéler l’âge...
Cela relève un peu du jeu, bien sûr. Mais votre premier exemple n'est au fond qu'une précision technique. Quant au second, il vient tout simplement de ce que j'ai découvert une fois que j'étais né trois jours après l'invention du transistor. Je ne pouvais pas ne pas m'en servir.

Jean-Patrick Manchette (auteur français de romans policiers, 1942-1985, nda) qui vous admirait évoque dans une lettre «votre style outrageusement précieux et qui se moque de sa propre préciosité». Lorsque vous écrivez, à propos d’un immeuble, «son toit-terrasse était coiffé d’un clocheton dodécagonal, surmonté d’une urne infundibuliforme» (Les grandes blondes, Minuit, 1995). Quelle est votre intention? Etonner? Epater?
Je me méfie de l'usage et de l'abus des mots rares qui dénotent une posture un peu poseuse et surplombante, comme chez les frères Goncourt que Proust a pastichés de manière hilarante dans Le temps retrouvé. Mais l'usage de cet adjectif «infundibuliforme», par exemple, vient d’une espèce d’émerveillement devant la richesse de la langue. Qu'il existe, qu'on ait inventé un mot spécifique pour évoquer la forme d’un entonnoir, mot que personne ne connaît – à commencer par moi qui ne sais plus comment je l’ai découvert –, me donnait envie de rendre hommage à cette richesse, d'en profiter et de jouer avec elle. Il en va un peu des mots comme des noms propres qui peuvent déclencher ou préciser des personnages, la variété des noms renvoie à la variété des visages. Je suis un lecteur assidu de boîtes aux lettres d'immeubles, d'annuaires, de génériques de films où l'on peut puiser des patronymes, en constituer des stocks pour des personnages possibles. J'avais été frappé, en lisant les Carnets de Henry James, d'y trouver des listes de noms qu'il gardait en réserve pour ses textes à venir, indépendamment de ses notes et de ses ébauches de scénarios.

L’explorateur dans Locus Solus de Raymond Roussel s’appelle Echenoz. Vous avez découvert son existence à l’âge de 15 ans. Y avez-vous vu un signe ou une prémonition?
Je me souviens d'un livre de Marcel Benabou où, parlant de son patronyme, il le décrit aussi lourd à porter qu'«une benne à bout de bras». C'est toujours toute une affaire de porter physiquement son nom, c'est mystérieux comme l'arbitraire du signe et c'est parfois pesant. Et quand j'ai lu Locus Solus, découvrir mon nom chez Raymond Roussel m'avait procuré une espèce de petite fierté absurde, comme si je me sentais moins seul. Je me suis toujours demandé où il l'avait trouvé. Je n'y ai vu en tout cas aucun signe, mais, quand mon premier livre est paru, j'ai su par Lindon qu’un chroniqueur du Monde était certain que mon nom était un pseudonyme recueilli chez Roussel. J'avais trouvé ça pas mal.