«Je suis solidaire de pas mal de choses que je lis, mais solitaire aussi...»

Jean Echenoz est discret et secret de nature. Ecrivain consacré (Médicis 1983, Novembre 1985, Goncourt 1999), il se distingue par son inventivité et son audace. Jongleur de mots malicieux et scrutateur circonspect d’un monde qui, plus souvent qu’à son tour, l’intrigue et le déconcerte.

Echenoz Heimermann Echenoz Heimermann
Jean Echenoz, 2019. © Jean Luc Bertini

Fidèle aux Editions de Minuit, laboratoire jadis animé par Beckett, Duras ou Simon, Jean Echenoz est un inventeur de formes qui, livre après livre, sans cesse se remet en cause. Chez Echenoz, on pratique tous les genres littéraires imaginables; on croise indifféremment des musiciens, des détectives privés, des sportifs; on subit des tremblements de terre ou accompagne des vols interplanétaires; on visite les confins du Pérou, des Indes ou de la Malaisie. Preuves ou illusions à l’appui, peu importe. Au bout du compte, seul compte l’élégance du texte et l’inattendu du propos.

Pablo Picasso renâclait dès qu’on lui demandait d’expliquer le pourquoi et le comment de ses tableaux. A première vue, vous-même appartenez à la catégorie des artistes qui rechignent à révéler leurs secrets de fabrication. Par goût du secret? Par désintérêt?
Parce qu’il n’y a pas grand-chose à dire, tout simplement. Il n'y a aucun secret de fabrication, seulement le désir de construire un roman ou un récit, même si la façon de le construire change sans doute d'un livre à l'autre. C'est une affaire de plaisir et d’obstination, un voyage aléatoire, sans itinéraire contraignant mais non sans ligne générale.

Doit-on admettre qu’à l’inverse d’un marchand, un artiste n’a pas de service après-vente à assumer?
Les signatures en librairie, les salons du livre, les invitations à la radio ou à la télévision font partie de ce service. Il faut bien aider un livre à vivre quand il paraît, même s'il devrait se suffire à lui-même. Je le fais quand c'est nécessaire, sans beaucoup de goût ni de talent pour ces exercices. Ma maison d’édition le sait, donc on ne m'en demande pas trop.

Il n’empêche, vous avez, chemin faisant, fait l’objet de multiples colloques, thèses, études. Le Centre Beaubourg vous a même consacré une exposition («roman, rotor, stator», 2017-2018). Comment expliquer ce besoin de mieux vous comprendre et, accessoirement, de mieux vous connaître?
Je crois bien être le dernier à pouvoir l'expliquer. Je suis très touché qu'on puisse s'intéresser à mon travail, même si ça ne le fait pas avancer pour autant.

Comment imaginez-vous votre lecteur? Seriez-vous capable d’en dresser un portrait-robot?
Je n’en ai aucune idée non plus. Quand il m'arrive d'en croiser, ce qui n'arrive pas souvent, ce peut être un jeune homme ou une vieille dame.

Recevez-vous du «courrier de lecteur»?
J’en reçois quelquefois, je réponds quand j’ai l’impression de pouvoir dire quelque chose d’utile selon le commentaire ou la question qu'on me pose. Il arrive quand même que ces courriers prennent une dimension romanesque. Je me souviens par exemple que dans L’équipée malaise, il y a un personnage que j’avais nommé Nicole Fischer, un nom assez banal et que j'avais inventé je ne sais plus comment. Or, après la sortie du livre, j’ai reçu deux lettres de femmes m'informant chacune qu’elles portaient le même nom et qu’elles s’étaient reconnues dans l'histoire, ce qui était évidemment impossible. Je ne sais plus très bien comment j’ai procédé pour les détromper, je ne suis même pas sûr de l'avoir fait, mais c'était comme si le roman se poursuivait dans une autre dimension, comme s'il jouait les prolongations. Quand la vie emboîte le pas de la fiction, c'est toujours intéressant.

On a l’impression que vous suscitez naturellement l’empathie. Il existe des anti ou des pro-Michel Houellebecq, des anti ou des pro-Annie Ernaux, mais les anti-Echenoz apparemment n’existent pas...
Les auteurs que vous citez – et que je lis, et qui m'intéressent – pratiquent une littérature de propos. Ils ont des choses à dire, ils tiennent un discours sur le monde alors que moi, j'utiliserais plutôt le monde pour construire des objets de fiction. Je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir des choses à dire, mais plutôt des choses à faire. Même les trois «vies imaginaires» que j'ai publiées il y a quelques années, sur des personnages réels [Ravel, Zatopek, Tesla], je les ai traitées comme des objets de fiction. En y mettant les formes. Et je ne prendrais pas en mauvaise part qu'on m'accuse de formalisme. Cela dit, il y a assurément des gens qui n’aiment pas du tout ce que je fais. Je les comprends très bien, d'ailleurs, cela peut aussi m'arriver de temps en temps, mais ça, c'est une autre affaire.

Est-ce parce que, contrairement à nombre de vos contemporains, vous n’affichez aucun engagement ni politique ni religieux?
J’ai le sentiment que le fait de publier des livres, et donc d'exister plus ou moins sur la scène publique, ne me donne pas forcément le droit de donner mon avis, je ne vois pas bien où serait ma légitimité. J'ai peut-être tort, mais j’ai aussi l’impression que signer une pétition, adhérer publiquement à une cause revient parfois, même indirectement ou involontairement, à se faire un peu de publicité. J'aime autant ne signer que ce que j'écris.

De votre point de vue, la politique ou la religion ne sont pas des arguments littéraires en soi?
Bien sûr que si, mais ce ne sont pas forcément les miens. Dans le projet de fabriquer des romans, je n’ai pas spontanément le désir d’afficher des opinions même si cela peut apparaître incidemment. Je suis attentif à l’actualité, l'état du monde me concerne et m’intéresse. Mais je ne suis pas certain qu’exprimer mes idées apporterait quoi que ce soit à ce monde ni aux espèces de petites machines que j’essaie de monter.

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