Le printemps culturel se fait attendre en Egypte (2/3)

© Thomas Dayer
Mise en scène de «Taxi», livre à succès qui évoque le quotidien des Cairotes sous Hosni Moubarak.

En janvier 2011, le Caire devenait l'épicentre de la révolution qui a provoqué la chute de Hosni Moubarak. Alors que la nation du Nil est repassée sous la coupe d'un régime autoritaire, le cœur du milieu culturel balance entre changements réels et incertitudes liées à l'avenir.

Khaled al Khamissi agite son bras sur le bas-côté de la rue. Il cherche désespérément un taxi qui daigne le conduire au centre-ville du Caire. Plusieurs se sont déjà arrêtés, l’ont écouté avant de décliner, grommellement en prime. «Apparemment, la circulation sur le pont est telle qu’ils refusent de se coltiner le trajet», grimace l’auteur égyptien. Il est en retard, mais ne laisse transparaître aucun excès d’impatience. Les Cairotes ont appris à vivre avec les embouteillages permanents.

Un chauffeur, enfin, accepte de relever le défi. On ne peut pas dire qu’il déborde d’enthousiasme. Bientôt, la route lui expliquera pourquoi il aurait été mieux inspiré de refuser, comme tous les autres. Pare-chocs contre pare-chocs, les voitures n’avancent pas. Khaled al Khamissi est désolé de l’avoir plongé dans cette galère. Il le lui dit.

La longueur du trajet encourage encore davantage le bavardage usuel dans les taxis. Ça papote, ça refait le monde, ça cause politique, voyages, famille. Ce sont de tels échanges qui ont inspiré à l’écrivain l’ouvrage qui l’a rendu célèbre, Taxi

58 histoires courtes, recensées ou inventées – qui sait? – entre 2005 et 2006, lorsque le président Hosni Moubarak se préparait à entamer son cinquième mandat. L’ouvrage évoque la corruption, la surveillance des services secrets. Le pénible quotidien du peuple égyptien.

Ce jour-là, le chauffeur – c’est rare – le lui balance sans détour: il soutient les Frères musulmans. Par les temps qui courent, il ne fait pas bon le crier sur les toits. La répression du nouveau pouvoir en place, sous la baguette du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, est brutale.

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Mise en scène de «Taxi», livre à succès qui évoque le quotidien des Cairotes sous Hosni Moubarak. © Thomas Dayer

Avec le renversement de Mohamed Morsi, à l’été 2013, les autorités égyptiennes ont jeté en prison plusieurs milliers de membres et partisans de la confrérie. Combien sont-ils, d’ailleurs? Les estimations oscillent. 

Elles font état de quelque 100’000 militants engagés, mais de 600’000 à un million de sympathisants. Par centaines, les opposants au régime, Frères ou non, ont été victimes de mort violente lors de manifestations. De quoi soulever des interrogations sur le retour du totalitarisme en Egypte, sur la liberté d’expression et de création.

«Depuis l’élection d’Abdel Fattah al-Sissi, tous les signaux démontrent que le pays avance rapidement et franchement vers le fascisme», lâche Donia, comédienne et écrivain. 

Pour preuve, elle énumère les décisions de justice, les centaines de condamnations à mort, les problèmes rencontrés par les journalistes ou les activistes des droits de l’homme. «Ce qui se passe aujourd’hui est une extension du passé», image le cinéaste Tamer Samy. «La vieille matière prend de nouveaux visages. J’espère avoir tort. Il faut attendre. Ce que je vois me laisse une mauvaise impression.»

«Les journalistes se font traiter d’espions et sont victimes de campagnes de dénigrement», souligne Donia, signalant au passage l’exemple de l’auteur Alaa al-Aswany qui a cessé d’écrire la chronique qu’il tenait régulièrement dans le quotidien Al-Masry Al-Youm.

«Des amis qui travaillent dans les médias ont été menacés par des policiers, qui leur ont promis qu’ils monteraient des cas spéciaux pour eux», assure Donia. 

Elle évoque encore la censure d’une série télévisée, sous prétexte qu’elle présentait un personnage de policier corrompu. «Même du temps de Moubarak, il était possible de parler plus librement. Après le policier, sera-t-il interdit de se moquer d’un sheikh, d’un ministre?»

Dans les cercles culturels, les tensions sont réelles. La réalisatrice Hala Lotfy, à la tête d’un nouveau syndicat d’artistes indépendants, le confirme: «Nous sommes fatigués de cette situation difficile, accablante. Chaque jour, nous pourrions recevoir une nouvelle qui nous annoncerait qu’un ami a été arrêté ou condamné. Ou alors qu’une loi a été modifiée pour nous prétériter.»

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Hala Lotfy, cinéaste égyptienne. © DR

Cependant, pour Khaled al Khamissi, ceux qui sont au pouvoir importent peu. «Qu’il s’agisse des Frères musulmans, des libéraux ou de l’armée, c’est le même système dictatorial qui reste en place, un système qui refuse la créativité culturelle, qui en a peur. Les personnes au pouvoir prôneront la préservation des valeurs et des mœurs égyptiennes. Mais qu’est-ce que cela signifie? Rien du tout.»

Le jeune cinéaste Amir Ramses renchérit. «C’est une volonté de notre époque que d’essayer de donner une définition stricte et conformiste de ce qu’est un Egyptien du point de vue ethnique, religieux, racial, culturel, etc.» Et de rappeler qu’une telle stigmatisation n’est pas ancrée dans l’ADN de la nation: «Dans les années 1930 et 1940, la gloire d’Alexandrie s’était bâtie sur une vie cosmopolite.»

Après des études à l’Institut supérieur du cinéma du Caire et à l’Académie des arts, Amir Ramses a travaillé pendant plusieurs années en tant qu’assistant au côté du réalisateur de réputation internationale Youssef Chahine (décédé en 2008). Il se consacre désormais à ses propres productions. Son dernier documentaire en deux volets, Juifs d’Egypte, a connu un destin étonnant.

Bande-annonce: «Juifs d'Egypte», documentaire d'Amir Ramses.

D’abord autorisé par la sécurité d’Etat – «Ils s’en foutaient car ils pensaient que personne ne s’y intéresserait» – le long-métrage rencontre le succès dans le cadre de festivals. 

Une distributrice décide alors de le projeter en salles. «C’était seulement le deuxième documentaire de l’histoire de l’Egypte à connaître une vie au-delà des festivals», rappelle Amir Ramses. «Les médias en ont parlé. Et la sécurité d’Etat a ordonné à la censure d’agir pour bloquer la diffusion.»

Un bras de fer s’engage. Tout le monde s’en mêle. Amir Ramses est capable de faire du bruit; les plateaux télé le reçoivent, la presse lui demande son avis sur tout. Trois fictions enrichissent déjà son CV personnel, la dernière a connu un énorme succès. 

Des manifestations réunissant des milliers de citoyens sont organisées. Le mur du bâtiment de la sécurité d’Etat est utilisé comme écran à des projections. Et puis, les détracteurs cèdent. L’interdiction est levée.

On est alors en 2013. Mohamed Morsi trône au pouvoir. Les rues ne sont plus en feu. «Mais la sécurité d’Etat ne change pas avec les présidents», sourit Amir Ramses.
«Qu’a fait celui qui a été appelé le «premier président révolutionnaire»? Il a simplement essayé de remplacer ceux qui s’attelaient à des activités anti-islamistes. Mais les fonctionnaires de la sécurité d’Etat, ou ceux du ministère de la culture et des médias, eux ont conservé la même position, et se sont même renforcés.»

Tamer Samy le confirme: «Au pouvoir, il n’y a aucun changement. Les mêmes personnes sont restées en place et ont survécu à toutes les transmissions de présidence. Le cabinet du Premier ministre a interdit un film même s’il avait passé la censure, en invoquant le respect des traditions égyptiennes.» 

Est-ce si différent ailleurs?, s’interroge Khaled al Khamissi. «Prenez la France. Que Sarkozy, Hollande ou Le Pen soient au pouvoir, ce ne sont que des visages, mais cela ne change rien au fond. Les institutions transnationales sont plus fortes, le système financier mondial est plus fort, l’administration est plus forte, la bureaucratie est plus forte.»

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Tamer Samy, cinéaste égyptien: «Au pouvoir, il n'y a aucun changement.» © Thomas Dayer

Juifs d’Egypte a été bien reçu par le public. La seconde partie a été projetée dans le cadre du Festival international du film d’Ismailia, ville du nord-est de l’Egypte, en juin 2014. «L’accueil positif est surprenant lorsqu’on voit tous les graffitis antijuifs sur les murs», indique Amir Ramses. La première séquence est d’ailleurs réservée à un micro-trottoir. «Dans leur majorité, les gens sont agressifs, racistes. En moins d’un siècle, une partie intégrante du pays est devenue une ennemie de la rue. Toute une haine a germé, et se reproduit.»

L’équilibre entre les communautés est fragile. Fragile également, l’accélération des revendications culturelles depuis la révolution de janvier 2011. Mais désormais, semble-t-il, le régime, si autoritaire soit-il, ne pourra plus étouffer les velléités d’expression. 

«Ça bouge beaucoup, confirme Amir Ramses. Si quelqu’un m’avait dit il y a cinq ans qu’on pourrait voir un film de Jim Jarmusch en salle ici, je l’aurais pris pour un fou. Bien sûr, ça passait la rampe au sein d’associations, dans les festivals, mais pas en salle.»

Si les appareils de censure restent actifs, la marge de manœuvre dans la négociation est plus large. Autrefois, lorsqu’un film était interdit, il était mort-né. Désormais, les réseaux sociaux fonctionnent comme canaux de diffusion alternatifs. 

«Ce n’est pas la révolution, mais les changements technologiques globaux qui nous propulsent dans une nouvelle ère, affirme Amir Ramses. Faire des films ou de la musique, c’est plus facile, moins coûteux, et plus exposé. Il en va de même des causes politiques. S’il avait accompli son acte en 2001, Mohamed Bouazizi (le vendeur de légumes qui, en s’immolant par le feu, a déclenché la révolution tunisienne, ndlr) n’aurait pas eu la même place dans l’Histoire.»

La capitale égyptienne voit l’émergence de lieux culturels, de salles de cinéma, de maisons d’édition – avec une production de qualité variable. «On ne peut pas dire que tout ce qui se fait est de bonne qualité, admet Amir Ramses. Il ne faut pas s’obliger à apprécier de la merde juste parce que c’est un révolutionnaire qui en est l’auteur. Mais le pouvoir d’action, au moins, existe. C’est un bien.»

Pour Khaled al Khamissi aussi, l’impact des événements de janvier 2011 est surfait. Selon lui, il faut remonter un peu plus loin dans le temps, au début des années 2000. Avant les revendications de la rue fiévreuse, l’Egypte entame une discrète révolution culturelle et sociale. Ainsi naissent maisons d’édition, groupes de musique, troupes de théâtre, cercles poétiques, galeries d’art. Le boom est gigantesque.

«Jusqu’en 2002, les livres s’imprimaient à quelques centaines d’exemplaires, et se vendaient au mieux par milliers, souligne l’écrivain. 2’000 ou 3’000 exemplaires écoulés, c’était une excellente vente.» 

Dès 2003, cependant, les ouvrages sont tirés à des dizaines, voire des centaines de milliers d’exemplaires.

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L’écrivain Khaled al Khamissi: «2011 a donné de l’oxygène à cette énergie qui germait depuis dix ans.» © Thomas Dayer

L’ouvrage Taxi connaît un tel destin. Il n’est pas le seul. «Comment analyser ça?, interroge Khaled al Khamissi. Ces livres sont-ils des chefs d’œuvre, dignes des écrits de Tolstoï? Pas du tout. Ils sont sympas, divertissants, mais pas mieux écrits que d’autres parus dans les années 1980 et 1990.» 

C’est que de nombreux enfants nés dès le milieu des années 80 ont grandi au sein d’une classe moyenne supérieure croissante, qui investit plus massivement dans l’éducation. Ils sont vecteurs d’une nouvelle force de consommation. Côté musique, non seulement des ensembles se constituent, mais d’autres, qui véhiculent la nostalgie des années 1970, se reconstituent après une période de vaches maigres. Les salles vides retrouvent un public.

Le changement est là, présent. «Un sociologue égyptien a étudié les événements d’un seul mois de l’an 2007», reprend Khaled al Khamissi, qui évoque un mois comme tous les autres. Marqué par des mouvements de colère, de grande ampleur. Chaque jour, on en comptabilise trois ou quatre. Les crises financière et politique les nourrissent. «Se concentrer sur le 25 janvier 2011, c’est n’importe quoi, insiste l’auteur. Bien sûr, 2011 a donné de l’oxygène à cette énergie qui germait depuis dix ans. Malgré les gifles, malgré les coups, elle est là, importante, elle ne peut pas être assassinée.»

Pas même par les événements politiques les plus récents. «La révolution a permis au peuple de prendre conscience de son pouvoir, estime le cinéaste Tamer Samy. Elle lui a donné le courage de se lever pour défendre ses droits.» 

Amir Ramses en sourit aujourd’hui. «Le 11 février 2011, on a cru qu’on avait changé le monde, alors qu’on n’avait même pas changé l’Egypte. On était proche. On aurait pu gagner davantage. En tout cas, on ne reviendra jamais en arrière, et les leçons de ce parcours en valaient la peine.»

Le cinéaste a été étiqueté révolutionnaire car il a passé 18 jours dans le chaos de la rue. Le 28 janvier 2011, arrivé tôt sur une place Tahrir alors fréquentée par quelques dizaines de personnes seulement, il est capturé par les forces de l’ordre et jeté en prison avant d’être relâché au petit matin. 

A ses yeux, l’euphorie de tels moments appartient au passé. La raison, désormais, l’emporte. «A un moment donné, tu crois que tu peux changer les choses, sourit-il. Puis un référendum te met face à ta connerie. Tu commences à découvrir qu’être révolutionnaire ne suffit pas. Que certains révolutionnaires sont bien plus stupides et fascistes que le pouvoir en place.»

Et puis, l’armée n’a jamais perdu de son influence, rappelle Khaled al Khamissi. Quant aux médias, ils ne sont que la main des pouvoirs économique et politique. «Avez-vous lu le livre Le jeu des perles de verre (roman anti-fasciste de Herman Hesse, publié en Suisse en 1943, ndlr)?» interroge l’écrivain. Comme ses amis et collègues, lui se dit totalement détaché du pouvoir. «Nous travaillons pour approfondir notre détachement, promouvoir l’esprit critique, insiste-t-il. Malheureusement, on ne peut pas en dire autant de tous les hommes de culture égyptiens.»

«La culture doit respirer séparément d’un monde politique qui cherche toujours à conserver le contrôle, que ce soit en Egypte, en Suisse, en France, ou ailleurs, estime l’écrivain, lui-même politologue de formation. Son travail est d’essayer de maintenir ce qui existe, et de convaincre le peuple que le système fonctionne. Pour ce faire, trois messages essentiels: Ayez peur. Travaillez. Consommez.» 

Il martèle. «Ayez peur, ayez peur, ayez peur, c’est ça, le message du politique. Alors que le message du culturel est: Libérez-vous de vos peurs, ouvrez vos capacités d’analyse et de critique pour rêver d’un demain différent. La culture et la politique sont adversaires.»

Khaled al Khamissi croit en la capacité de cette énergie positive qu’il décèle dans sa ville, dans son pays, à faire bouger les choses. En tout cas sur le plan culturel. La politique? C’est une autre histoire. 

Les jeunes artistes moquent ce président qui, dans une publicité, exhorte les siens à se déplacer à vélo. «Il joue sur le sweet talking (discours en douceur, ndlr), mais ses plans ne sont pas ficelés en faveur des pauvres, selon Donia. Faire du marketing, c’est bien. Mais vous ne pouvez pas vous appuyer longtemps là-dessus.»

Aux yeux de beaucoup, le danger réside dans une alliance totale entre Abdel Fattah al-Sissi et l’armée – qui, à l’époque, servait parfois de contrepoids à Hosni Moubarak. «Si elle ne se dissocie pas du président, elle deviendra le bouclier du pouvoir, et la période à venir sera plus noire que l’époque de Moubarak», prédit une ancienne activiste.

Un scénario qui secouerait la stabilité du pays. «Je ne crains pas notre soumission à cette alliance, insiste Donia. 60% de la population a moins de 30 ans. Et je sais que les gens de ma génération ne se soumettront pas à cette vie-là. Ils se battront avec différents outils. Mais cette bataille contre un tel système s’annonce horrible.» 

L’avenir est incertain. «En Egypte, il en a toujours été ainsi: les prédictions vont dans un sens, le destin file dans une autre voie.»