«Seul le voyage intérieur est réel»

Empêchée de rejoindre le nord de l’Afghanistan en raison du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Ella Maillart se retrouve coincée en Inde. Un séjour impromptu mais déterminant qui transformera spirituellement l’intrépide voyageuse.

Ella Maillart Inde Ella Maillart Inde
Prêtre brahmane, temple Nataraja (Xe siècle), Chidambaram, Tamil Nadu, 1984.© Ella Maillart / Succession Ella Maillart et Photo Elysée, Lausanne

Malgré mes propres voyages, je n’appartiens pas au club des globe-trotteurs qui ont chaussé les bottes d’Hermès. Je fais davantage partie des rats de bibliothèque, et c’est donc dans ses textes que j’ai véritablement rencontré Ella Maillart. Sur les traces de citoyennes et citoyens suisses ayant pris la route de l’Inde au tournant de la Seconde Guerre mondiale, j’ai commencé mes recherches doctorales en suivant la piste de l’aventurière. En effet, on connaît sa traversée de la Chine à cheval ou la route de l’Afghanistan qu’elle emprunte avec Annemarie Schwarzenbach, beaucoup moins son séjour indien. Qu’est-ce que cette célèbre pérégrine avait bien pu vivre dans ce pays entre 1940 et 1945? Ainsi débutait une enquête sur le voyage intérieur d’Ella Maillart, sur sa quête de spiritualité, un aspect peu documenté, privé, voire caché de sa personnalité, et pourtant indispensable pour saisir le parcours de cette femme atypique qui a traversé tout le XXe siècle en voyageant. Si sa vie a fasciné tant le grand public que les chercheurs, personne ne s’était intéressé jusqu’alors à l’importance de sa rencontre avec le sous-continent et ses traditions religieuses. Or, ce périple fut le plus transformateur et le plus déterminant. C’est en Inde qu’elle restera le plus longtemps et c’est là qu’elle retournera le plus régulièrement.

Sur la piste d’Ella Maillart, j’ai découvert qu’un véritable trésor se cachait dans ses archives, au département des manuscrits et documents privés de la bibliothèque de Genève: plus de cent dix cartons, représentant dix mètres linéaires de papiers, que j’ai épluchés, recopiés et annotés. Que de mots et de documents pour quelqu’un qui disait ne pas aimer écrire ou ne le faire que pour pouvoir repartir en voyage! S’y trouve en particulier sa volumineuse correspondance, source précieuse et signe d’une époque où le papier était essentiel pour communiquer. Ecriture du passage, elle nous donne accès à des pensées plus intimes, aux doutes et aux désirs de Maillart. Ses archives contiennent notamment des décennies de lettres envoyées à sa mère, Marie Dagmar qui joue le rôle de confidente, ainsi que les lettres inédites avec l’un de ses gourous – témoignage rare d’une transformation spirituelle. Elle y décrit ce qu’elle vit, voit, lit, et pense, de manière immédiate et spontanée, ce qui permet de suivre presque au jour le jour ses mouvements, tant extérieurs qu’intérieurs. Sur les traces de sa rencontre avec deux maîtres hindous, ma première surprise fut d’apprendre que l’Inde était une destination non choisie, imposée par les circonstances de l’histoire, et que rien ne préparait Ella Maillart à suivre le chemin de ce qu’elle appellera «la sagesse indienne». En 1939, elle prend en effet la route Genève-Kaboul avec Annemarie Schwarzenbach, voyage qu’elle raconte dans La voie cruelle. Or, elle part, sans le savoir, pour six ans. Sa destination initiale était l’Afghanistan où elle espérait se lancer dans des études ethnographiques. Le début de la Seconde Guerre mondiale bouleverse ses projets. Une lettre envoyée à sa mère en décembre 1939 nous apprend que le Premier ministre afghan lui refuse la permission de se rendre au Kafiristan, actuel Nouristan et pays légendaire de la nouvelle de Kipling L'homme qui voulut être roi, en raison des craintes d’une invasion russe dans la région. Que faire? Depuis Kaboul, le 12 octobre 1939, Maillart exprime clairement qu’elle ne sait pas trop ce qu’elle va devenir, mais une chose est sûre: il est exclu qu’elle rentre dans une Europe «irrespirable, empoisonnée par le désespoir».

Déçue, elle s’installe dans un premier temps à Delhi avec l'objectif d'accéder au Kafiristan en passant par l’autre côté de la frontière. Elle n’abandonne pas son projet facilement et demande l’autorisation au gouvernement britannique de l’Inde qui, lui aussi, refuse son départ vers ces tribus infidèles. Elle se retrouve donc dans le sous-continent indien sans objectif précis. Grâce à Gabriel Monod-Herzen, professeur français de physique rencontré à Kaboul, et à la Genevoise d’adoption Lizelle Reymond, cofondatrice de la collection Spiritualités vivantes chez Albin Michel, Ella Maillart a entendu parler de l’ashram de Sri Aurobindo Ghose sur la côte de Coromandel. En octobre 1940, elle se rend à Pondichéry pour voir… et visiter l’ashram où vit le philosophe du néo-hindouisme. Elle ne s’y arrête cependant pas préférant rencontrer «le grand homme décrit dans le livre de Paul Brunton», le sage de Tiruvannamalai célèbre pour son temple de Shiva, Sri Ramana Maharshi (de maha grand et rishi voyant, au sens de qui a la connaissance). Ses enseignements oraux, donnés en tamoul, parfois en anglais, collectés par quelques disciples, soulignent sa préférence pour une méthode simple et directe d’introspection pour répondre à la question «Qui suis-je?» Cette fois-ci, Ella Maillart s’arrête! Auprès de cet homme considéré comme un saint, elle s’initie à l’apprentissage des préceptes et des pratiques de l’Advaita Vedanta, philosophie non dualiste qui s’appuie sur les Upanishads (textes sacrés hindous). Arrivée sans aucune connaissance des traditions religieuses indiennes ou presque, la baroudeuse va passer cinq années assise en tailleur à méditer dans la moiteur du sud de l’Inde. Pour une voyageuse infatigable et une sportive de haut niveau, une telle immobilité s'apparente à une prouesse! Maillart se confie dans une lettre à sa mère: «Donc, vivant à bon marché ici, et sachant qu’il y a encore bien assez pour toi à la banque en ce moment, je ne vois pas la nécessité d’aller faire le clown à des conférences, interviews, causeries radio et bluff pour éditeurs aux Etats-Unis, à moins que les circonstances ne semblent m’y appeler, m’y pousser, et cela dans un sens où j’y vois quelque chose de plus constructif à faire qu’à regagner l’argent que j’aurais dépensé pour y aller... D’autre part, tu sais que je ne suis pas écrivain dans l’âme; et avant de continuer à écrire des livres imparfaits autant qu’inutiles, cela vaut la peine de réfléchir. L’endroit ici n’est pas mal choisi pour cette activité; et puis voilà que j’ai 38 ans, une vingtaine d'années derrière moi – et peut-être autant devant moi – pour trouver cette Réalité que j’ai pourchassée jusqu’ici sur terre et sur mer. Les guerres ne sont que d’horribles cauchemars qui s’ajoutent les uns aux autres, mais qui ne résolvent rien. C’est en soi que chacun doit trouver son équilibre et son âge d’or (et non pas en attendant la mort des tyrans ou la souveraineté des peuples). Autrement, on ne fait qu’être ballotté entre ce que celui-ci a dit ou ce que cet autre a écrit; et c’est forcé tant qu’on n’a pas en soi un point fixe qui ne change pas selon l’humeur ou la température... Il n’est pas dit que je sache la trouver cette Réalité que les sages affirment être en chacun. Mais tout au moins je peux essayer. Je ne pars pas pour savoir le comment, pourquoi et quand de tout, mais afin d’établir en moi une boussole de bonne qualité afin de ne plus perdre la tête à tout moment [...] Pour en revenir à ce que je deviens, je serai toujours mieux à mon aise dans le domaine de l’action que dans le domaine de la pensée où j’ai tant de peine à être concentrée (avec le centre). Mais avec tout ce qui se passe, je suis arrivée à un moment où aucune action ne me semble valable. En approfondissant quelque peu mon entendement, je gagnerai un équilibre permanent, je l’espère; une fois écartée définitivement cette incertitude de moi, je serai enfin bonne à quelque chose de constructif.»

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Le temple de Rajarani est l'un des plus célèbres sanctuaires du Bhubaneswar, Odisah, 1962.  © Ella Maillart / Succession Ella Maillart et Photo Elysée, Lausanne

Ella Maillart se met en route pour une nouvelle aventure, non plus orientée vers l’espace géographique, mais vers son espace intérieur. L’ashram du Maharshi semble l’endroit idéal. Dans son carnet de notes, elle griffonne: «Nuit. Vieux arbres, odeur d’encens, salle de réunion, sa tête blanche vue de derrière d’abord. Regard profond, sombre et lumineux. Une vingtaine de dévots. La tête du tigre me le cache parfois. Suis-je au port? J’en pourrais pleurer.» Contrairement à Sri Aurobindo qui vit retiré dans sa chambre au premier étage d’une grande maison et apparaît quelques minutes par jour seulement à plusieurs centaines de disciples, Maillart explique que Sri Ramana vit en public, si l’on peut dire. «N’importe qui pouvait s’approcher de lui, lui poser des questions et jouir de sa présence bienfaisante d’où rayonnaient la bonté, la distinction et la paix immuable.» Dans la première lettre qu’elle envoie à sa mère depuis Tiruvannamalai, en novembre 1940, elle dresse le portrait de l’homme aux pieds duquel elle a choisi de s’arrêter: «D’une manière ou d’une autre, je me retrouve ici, vivant dans l’entourage d'un sage unique qui est si réel et magistralement calme qu'on en est fortement influencé [...] La plupart du temps, le sage est allongé sur un grand divan, presque nu, sa peau couleur noyer, ses cheveux blancs et son visage mal rasé, avec d’immenses yeux noirs, intensément bons, qui voient à travers vous [...] La leçon facile vient du sage, un homme vivant dans la paix absolue et la maîtrise de soi qui irradie de lui (il n'est pas beau, mais tellement aimable et candide) et agit comme un baume. Quant à la leçon subtile que je n'ai pas encore apprise, elle dit: cet homme unique, dont la vie fut intense depuis l’enfance, a réussi à explorer à l'aide d'un sixième sens, la voie difficile menant à la racine de la conscience; là vit une énergie qui est éternelle, n'a rien à voir avec le corps et participe aux lois – qui nous sont cachées – régissant l'univers [...] On lui pose peu de questions parce que, près de lui, vous vous rendez compte que la plupart des questions ne sont que des mots et n'appartiennent pas à quelque chose de vraiment vital. Sa présence fonctionne dans un sens positif qui vous fait sentir: la réponse est en moi et pour en tirer profit, je dois la trouver moi-même.» Le Maharshi n’enseigne pas ou, pour être plus juste, disons que Sri Ramana enseigne à travers les petits riens de la vie quotidienne plutôt qu’avec de grands discours. Il se contente d’être présent, et sa simple existence agit comme le soleil sur de jeunes pousses. Maillart concède à sa mère qu’elle ne saurait raconter ce qu’elle vit et ce qu’elle commence tout juste à appréhender, car cela ne peut être expliqué avec des mots sans être en partie déformé: «L’enseignement principal du Veda est que le développement de notre conscience ne peut pas être expliqué; il faut le sentir et le vivre…» Dans un tapuscrit non daté, elle évoque l’état d’esprit dans lequel elle se trouvait au moment de sa première rencontre avec le Maharshi: «Pour moi l’instant était capital [...] D’ailleurs, j’étais "au bout du rouleau", déroutée, perdue même, devant l’absurdité de la vie [...] Je saluai le sage en joignant les mains à l’indienne tout en le regardant intensément, puis je m’assis tout près de lui. Il me demanda simplement si j’avais bien voyagé depuis Madras et de quel pays j’étais originaire. Ce fut tout. Les yeux très noirs de cet homme âgé contrastaient avec ses cheveux blancs taillés en brosse. Son regard extraordinairement lumineux exprimait une telle bonté et une telle paix, le silence entre nous fut si riche... que quelque chose céda en moi comme si une vanne craquait dans mon cœur. Un vide se fit, vide total, vide insoutenable [...] Mon appel vers la Réalité, représenté par cet homme, fut si intense, que la réponse était un séjour à Tiruvannamalai pour y trouver les réponses que je cherchais. Le but de mes expéditions était de m’avoir amenée au bord de la Connaissance qui donne un sens à la vie. Seul le voyage intérieur est réel.» Ce passage condense en quelques phrases, en un instant, un parcours de plusieurs années, une quête de sens initiée sur les bords du Léman. Maillart insiste sur le regard du sage qui provoque l’arrêt de ses pensées, un sentiment de reconnaissance et une vague d’amour: «J’étais enfin capable d’aimer sans restriction... d’aimer sans demander rien en retour... d’aimer pour la joie d’aimer», écrit-elle dans les dernières pages ajoutées en français en 1951 à son autobiographie Croisières et caravanes. Elle accompagne même une lettre pour sa mère d’une photographie qu’elle a prise du vieil homme afin qu’elle puisse voir par elle-même la douceur de ce regard et la bonté qui rayonne du sage de Tiruvannamalai. Cette photographie a été publiée par le Centre du Ramana Maharshi à Bangalore juste après le décès de Maillart.

Installée dans une modeste chambre au-dessus de l’office d’un tailleur, à deux pas de l’ashram du Maharshi, la voyageuse immobile vit de manière extrêmement simple. Une natte, un réchaud et sa machine à écrire. L’argent est un motif récurrent dans les lettres à sa mère, ne pouvant pas dépenser «à fonds perdu comme Annemarie». Elle partage son humble demeure avec une jeune chatte qui deviendra l'héroïne de son récit indien, Ti-Puss, publié en anglais en 1951, dans lequel elle gomme l'inaction relative de ces années d’introspection pour mettre en avant les brefs moments de voyage en train qui à chaque fois mettent en péril sa chatte dans le tumulte des gares indiennes. La trame narrative respecte la forme du récit de voyage, mais cet ouvrage se différencie des précédents, car c’est également une histoire d’amour pour son chat et, plus largement, pour la vie dont elle commence à saisir le sens en Inde. Tous les jours, elle se rend à l’ashram pour méditer et lire le journal. Elle prend son repas de midi auprès du Maharshi avec les autres disciples, mais séparée des brahmanes pour des raisons de pureté. Si elle rend visite parfois à des amis, elle passe le plus clair de son temps relativement seule. Des Européens fréquentent l’ashram, autant que des pèlerins tamouls et d’autres disciples indiens réguliers. Maillart rencontre aussi, lors d'un périple à Varanasi, quelques francophones, comme l’artiste et historienne de l’art suisse Alice Boner, l’indianiste et musicologue français Alain Daniélou, ainsi que le photographe lausannois Raymond Burnier. Mais, elle préfère se tenir à l’écart de ce microcosme de privilégiés préférant se consacrer à son voyage intérieur. Elle acquiert des habitudes indigènes, vivant et mangeant comme les Indiens, mais note qu’elle se sent étrangère tant parmi les Occidentaux que parmi les Indiens. Dans l’Inde de la fin du Raj (régime colonial britannique qui s'impose dans le sous-continent indien de 1858 – transfert des possessions de la Compagnie des Indes à la couronne britannique – à 1947, indépendance de l'Inde, ndlr), les questions raciales et les enjeux de la colonisation sont omniprésents. Maillart est confrontée à ce qu’elle appelle dans Ti-Puss le «monde blanc» et le «monde brun», et ne trouve nulle part sa place. A mi-chemin entre ces deux mondes, une Blanche pour les Indiens, une «excentrique» pour les expatriés. 

En 1942, elle est invitée dans le nord du pays à passer les fêtes de Noël chez des amis britanniques qui ont également convié son ancien compagnon de route Peter Fleming. Elle confie à sa mère: «[J]e crois que ce sera sympathique, car nous nous connaissons bien et ils ont aussi invité Fleming qui pense pouvoir être libre de nous rejoindre. Peter m’écrit qu’il était à Londres dernièrement où Winston lui a demandé de mes nouvelles; il a répondu: "She is O.K. but probably mad!" Naturellement, selon son habitude, il plaisante, mais, en même temps, il traduit aussi le jugement de la masse ayant peine à faire place dans son milieu à l’original individu qui pense par lui-même, pour qui la nécessité est différente, pour qui l’essentiel n’est pas d’organiser le monde matériel, mais bien plutôt de résoudre ce qu’est la Vie et la Vérité ce dont tous les autres problèmes dépendent. Je suis sûre que la plupart d’entre nous ont pensé à cet essentiel lorsqu’ils avaient 18 ans, mais ils n’ont pas réussi à rester assez jeunes d’esprit pour garder cette recherche vivante en eux, cette recherche qui est le propre de l’homme.»

En décembre 1941, Ella Maillart suit la recommandation d’un autre chercheur de vérité, le poète britannique Lewis Thompson, un ami qu’elle s’est faite à l’ashram de Sri Ramana et qui lui présente un second maître, Krishna Menon, aussi appelé Sri Atmananda. Moins connu que le Maharshi, il existe peu d’informations à son sujet, uniquement quelques études le mentionnant. Maillart nous donne donc accès à un maître spirituel et un enseignement original. Cet homme né en 1883 près de Tiruvalla, dans l’ancien état princier du Travancore appartenant aujourd’hui au Kerala, exerçait la profession d’inspecteur de police jusqu’en 1939. En parallèle à son travail et sa vie de famille, il avait entrepris une démarche spirituelle, enseignait le jnana yoga ou yoga de la connaissance et a publié quelques ouvrages en malayalam et en anglais. Maillart décrit à sa mère sa première rencontre avec Krishna Menon: «Il y a 15 jours, je suis venue sur la côte ouest, Trivandrum, (du sud de l’Inde) rejoindre Thompson à cause de son Maître avec qui il est en relation depuis cinq ans. Ce maître, Sri Krishna Menon, un retired superintendant of police, sait l’anglais à la perfection, a une famille et vit comme tout le monde. Sa maison est au bord de la rivière encadrée de cocotiers [...] Il est beaucoup plus facile de poser des questions à S.K.M. qu’à Sri Ramana – qui n’a pas l’habitude de parler l’anglais – ou encore qu’à Sri Aurobindo qui vit retiré et "se fait rare" au milieu de ses 200 disciples. Cette possibilité s’est offerte à moi juste au moment où ayant assimilé les rudiments du jnana-marga – voie de la Connaissance – je suis à même d’en bien profiter.» Mettant en évidence le relatif anonymat de ce second maître et sa parfaite connaissance de l’anglais qui le rendent accessible, Maillart raconte qu’il reçoit chez lui, à la nuit tombée, dans une atmosphère presque familiale, tous ceux qui veulent discuter de questions philosophiques et spirituelles. Il répond à ses interrogations et lui permet de comprendre ce qu’elle vit auprès du Maharshi. Son enseignement vient donc compléter celui de Sri Ramana. En effet, dans Ti-Puss, l'écrivaine a construit l’image d’un sage silencieux mais rayonnant qu’est Sri Ramana et l’image complémentaire d’un maître qui explique et qu’elle appelle de son nom religieux, Sri Atmananda (alors que dans l’intimité, elle l’appelle Krishna Menon). Il est intéressant de relever que si elle emploie des termes sanskrits dans ses lettres privées, elle s'en abstient dans ses publications. Ceci démontre l’appropriation du vocabulaire philosophique des traditions indiennes à titre personnel et le choix de ne pas en faire étalage de manière publique. 

A partir de 1942, Ella Maillart fait donc la navette entre ces deux hommes, quittant régulièrement l’ashram du Maharshi pour s’installer quelques mois dans l’entourage de Krishna Menon. En sus des visites qu’elle lui rend, ils communiquent par voie épistolaire jusqu’à son décès en 1959. Leur correspondance en anglais, conservée dans ses archives, comprend quarante-cinq lettres, dont neuf signées d’Ella Maillart. La majeure partie de leurs échanges concerne la recherche du véritable «Je» et la réponse à l’interrogation du Maharshi «Qui suis-je?» Dans le processus d’intégration des concepts philosophiques hindous, le maître écoute et encourage l’élève, notant ses progrès, comme ses erreurs. L'apprentie lui confie non seulement ses interrogations, mais également ses doutes et ses découragements momentanés. Krishna Menon lui donne aussi des conseils personnels sur sa santé ou ses relations amoureuses, et notamment son projet de mariage «avec son ami Hans» en 1949. Il joue le rôle de guide et leurs conversations mettent en lumière une véritable relation de confiance.

La correspondance avec Krishna Menon et, plus encore, celle avec sa mère permettent de saisir l’aventure spirituelle que Maillart entreprend en Inde de manière très concrète. Par exemple, dans une lettre datée de mai 1943, elle décrit à sa mère ce qu’elle entend par méditation: «Je ne suis pas de règles. Je vis tout normalement avec – simplement – une partie de moi qui cherche à rester consciente de la trame du Réel qui permet arabesques de pensées et émotions d’entrer en moi à chaque instant.» Elle ajoute qu’il n’est pas nécessaire d’être dans un ashram en Inde ou assise en tailleur pour toucher la réalité ultime, sa mère peut essayer depuis la Suisse, et Maillart peut pratiquer où qu’elle se trouve. Elle définit l’apprentissage de l’Advaita Vedanta comme une plongée à l’intérieur d’elle-même, comme un cheminement qui va «par-delà l’idée, dans l’expérience directe de cette Existence unique qui nous supporte tous [...] Seuls nos propres efforts nous rapprochent de la vérité dont la preuve est en nous». Ayant grandi dans une famille protestante de la bourgeoisie genevoise, l'aventurière raconte dans son autobiographie avoir repoussé le conseil de son père de construire sa vie sur la base de la sécurité matérielle, la famille et la religion, termes qui sonnaient creux à ses oreilles. Dans une lettre à ses parents envoyée de Kiev en 1931, elle écrivait qu’il fallait «écraser la religion». Mue par une quête de liberté de penser et d’agir, elle s’opposait déjà farouchement à toute forme d’autorité. Elle voulait vivre et expérimenter par elle-même. C’est ce qu’elle éprouve en Inde. Elle présente l’enseignement de ses maîtres à sa mère comme une expérience qui, pareillement à l’amour, ne s’apprend pas dans les livres. Insistant sur l’aspect vivant du Vedanta, elle accuse les intellectuels de ne rien comprendre à sa nature: «Parfois, je lis des déclarations faites par certains de nos penseurs et prédicateurs sur les Upanishads: ils ont raté le meilleur ou l’ont mal compris ou ils ont voulu le comparer aux religions alors que cela n'a rien à voir avec les religions. Ils devraient faire plus attention à ce qui est à la racine de notre existence!» Dans une autre lettre à sa mère, elle confie ce qui me semble être le coeur de sa démarche spirituelle: «L’enseignement des deux sages auprès de qui j’ai vécu me dit que cette vision profonde, seule Vérité, peut être acquise quel que soit mon travail et mon lieu de résidence, car c’est au moyen de ma raison et expérience directe que s’ouvriront les portes de ce domaine qui transcende raisons, sentiments, idées. Donc ici, pas d’appel à une foi aveugle. [D’]avoir approché trois êtres aussi différents que Sri Ramana, Aurobindo à Pondichéry et Krishna Menon – tous trois de formations entièrement opposées (Aurobindo éduqué entièrement en Europe, Sri Ramana un mystique par pure intuition réalisant l’union définitive avec le Divin dès l’adolescence, et le sage du Travancore avec une vie d’homme marié, intensément actif dans une vie toute profane de district superintendant of police) – de les avoir approchés et étudiés, et de voir que, malgré des disciplines et des modes d’expression différents, ils affirment les mêmes bouleversantes Vérités sur la vraie nature de l’homme, je suis obligée de les croire; et je pense que ceux qui approchèrent le Christ et l’écoutèrent longuement, étaient aussi obligés de sentir la Vérité de ses paroles: "Mon Père et moi, nous ne sommes qu’un." – Ce jeu qui nous paraît obscur et absurde – ce Divin qui semble se cacher et qui semble vouloir que nous le cherchions à travers d’innombrables expériences – ce jeu aussi, ils en comprennent les règles, la raison d’être et ils l’approuvent, affirmant que nous approuverons de même lorsque nous en saurons assez. Naturellement, je me rends compte que ce que je dis ici, ainsi que toutes les bribes de réflexions que j’ai faites, relatives à la vie spirituelle, doivent vous paraître obscur(s) à vous qui êtes plongés dans le monde extérieur ou simplement semblable à ce que le pasteur raconte le dimanche. Mais ici, ce qui fait toute la différence, c’est que ces grands hommes dont je parle, vivent ce qu’ils disent, tandis que nos évangélistes, sitôt le dimanche terminé, vivent tout à fait comme nous, c’est à dire lamentablement. Mais j’écris tout de même ainsi car je sais que les temps terribles actuels sont destinés à éveiller la soif de savoir cachée en chacun.»

En Inde, Maillart effectue un apprentissage difficile et solitaire, adopte un vocabulaire nouveau et vit des expériences religieuses fortes, mais en tout temps elle garde la liberté de partir. Il n’y a pas de conversion. En refusant la notion de religion et en s’orientant vers les traditions religieuses de l’Inde, elle représente, avant la lettre, un courant contemporain du rapport à la spiritualité. Plus de vingt ans avant les mouvements de contre-culture, la rebelle s’affranchit des religions institutionnelles en quête d’une spiritualité d’ordre privé et prenant la forme d’une démarche individuelle d’apprentissage de la «sagesse indienne». Dans ses lettres, elle construit ainsi une image de l’Advaita Vedanta comme religion de l’expérience par excellence, en accord avec l’ensemble de son parcours d’aventurière. Les photographies de l’époque montrent d’ailleurs qu’elle ne porte ni un sari ni une jupe ou une robe à l’occidentale, mais un pantalon qui traduit une position à part. Au contraire d’Alexandra David-Néel qui se travestit pour entrer au Tibet ou de Lizelle Reymond qui porte le sari, Ella Maillart n’endosse pas un costume. Elle n’apprend pas le tamoul, ne «s’indianise» pas. De plus, elle rentre en Suisse dès qu’elle juge avoir suffisamment appris de ses maîtres pour voler de ses propres ailes. Il ne s’agit pas d’une entreprise d’assimilation. En Inde, la quadragénaire a compris que ce qu’elle cherchait se trouvait au fond d’elle. Dans la conclusion de son autobiographie, ajoutée en français en 1951, elle affirme posséder désormais «des points de repère pour suivre le chemin qui mène au centre immuable, à l’Un sans second, qui est le premier et le dernier mot de la vie». En 1944, Sri Atmananda formule le constat d’un changement chez la Genevoise. Selon lui, son centre de gravité a été modifié ce qui lui permet de rentrer en Suisse munie d’un courant de vie intérieure plus profond et durable. Maillart confie également à sa mère qu’elle remarque une transformation, un changement de perception qui sont l’œuvre d’heures de concentration, d’entraînement pour déceler l’Absolu. Ces cinq années en Inde ont transformé la vie et le regard d’Ella Maillart sur elle-même et le monde sans pour autant la faire dévier de sa route, mais au contraire en restant fidèle à elle-même.

A la fin de la guerre, Ella Maillart rentre en Suisse. Elle a quarante-deux ans. Au printemps 1946, le peintre Edmond Bille l’invite à se refaire une santé dans son chalet à Chandolin. Elle est immédiatement conquise par la beauté et le silence de ce petit village haut perché dans le Val d’Anniviers. Dans ce paysage alpin à presque 2’000 mètres, elle fait construire en 1948 un chalet qu’elle nomme «Atchala» en mémoire d’Arunachala, la colline sacrée surplombant l’ashram du Maharshi. En associant deux lieux, les Alpes et Arunachala, elle maintient ainsi symboliquement son lien à l’Inde tout en étant au cœur des montagnes de sa jeunesse. A Chandolin, elle vit une autre étape de sa vie en pratiquant ce qu’elle a appris en Inde. Elle poursuit sa correspondance avec Sri Atmananda et le fréquente jusqu’à sa mort en 1959. Lors de ma visite à Atchala en juillet 2014, je constate qu’un portrait du Maharshi trône encore dans son salon et que les rayons de sa bibliothèque sont remplis d’ouvrages concernant la spiritualité hindoue. De plus, son amie et héritière, Anneliese Hollmann, qui a conservé son chalet en l’état, me confirme qu’Ella Maillart est restée dévouée à ses deux maîtres jusqu’à la fin de sa vie. Ti-Puss est le dernier récit de voyage qu’elle publie, tournant définitivement le dos à sa carrière d’écrivain. Ce texte ne sera traduit en français qu’en 1979 et restera moins lu que ses premiers livres. Elle continue pourtant à bourlinguer, organisant une expédition en 1952 au Népal qui lui ouvre ses portes grâce à son amitié avec Jawaharlal Nehru, Premier ministre de l’Inde indépendante qu’elle voit régulièrement depuis 1947. Maillart met à profit son goût de l’ailleurs, ses compétences en la matière et sa renommée pour se muer en guide-conférencière et amener des groupes de touristes en Inde et, plus largement, en Asie. Dès 1957, elle est employée par l’agence genevoise Natural Le Coultre, puis à partir de 1979, par Artou. Ella Maillart est également sollicitée pour des traités sur ses deux maîtres, notamment par Lizelle Reymond. Mais elle refuse, confiant à sa mère, de son ton tranché, que toute étude est inutile, «seul le contact direct permet de toucher un peu à l’indicible» et, selon elle, elle est encore trop inexpérimentée pour prétendre avoir quelque chose à révéler au monde. Pas question non plus de trop s’exposer, se livrer au public – son point de vue subjectif n’a aucun intérêt à ses yeux. Comme on lui demande parfois de dispenser son savoir sur le Vedanta, elle s’interroge cependant et consulte Krishna Menon à ce sujet. Doit-elle enseigner ce qu’elle a compris et guider ces curieux sur le chemin de la Connaissance? Krishna Menon lui répond ainsi: «Venant maintenant à la question de transmettre mon enseignement à d’autres, je n’ai qu’à dire que si vous en avez envie, vous pouvez le faire, mais seulement à ceux que vous pensez être vraiment sincères et sérieux. Sinon, c’est un pur gaspillage d’énergie.» Dans le pacte avec ses deux maîtres, à aucun moment n’apparaît l’idée d’une transmission, d’un rôle officiel de traductrice, de médiatrice ou de passeuse. Par contre, à un niveau personnel rien ne l’empêche de partager ce qu’elle a compris du Vedanta. C’est d’ailleurs ce que nous l’avons vu faire avec sa mère dans sa correspondance. C’est également le sujet de ses échanges épistolaires avec son amie Annemarie Schwarzenbach. L’écrivaine Alice Rivaz, le documentariste Arnaud Desjardins, ainsi que son amie et héritière Anneliese Hollmann témoignent tous de l’importance de la spiritualité dans leurs conversations avec Ella Maillart. Et, à travers sa profession de guide touristique, elle accompagne silencieusement certains compagnons de route dans les lieux sacrés de l’Inde et s’appuie sur son expérience personnelle pour les éveiller à la philosophie indienne. Toutefois, cette transmission se fait toujours en tête à tête. Arnaud Desjardins insiste sur le silence d’Ella Maillart concernant sa vie spirituelle: «[J]e suis bien placé pour savoir qu’Ella n’est pas bavarde sur ce thème et qu’il faut mériter, de temps en temps, une remarque, un souvenir, une réflexion pour en savoir un peu plus.» Dans le portrait que Nicolas Bouvier fait de son amie en 1983, il mentionne le chapitre indien, le Maharshi et la manière qu’à son aînée de transmettre ce qu’elle a vécu: «N’étant ni sage ni indien, j’aborde ce chapitre avec circonspection. Je ne connais cet homme que par ouï-dire et par les portraits que j’en ai tirés en chambre noire [...] Ce saint fut (est?) l’exact opposé des gourous en toc et des sadhus de pacotille qui viennent ici s’engraisser de notre jobardise occidentale, de notre peur de la mort, du cancer, de l’échec et dont les "Rolls", les "recettes de bonheur" sur microcassettes – je vous demande un peu! – sont une insulte au simple bon sens […] On rencontre parfois de braves gens qui nous tuent avec quelques lambeaux de mystique indienne aussi seyants qu’un turban rajput sur un costume d’armailli. Ce n’est qu’une mode, elle passera au profit de la suivante. Je n’ai jamais surpris Ella Maillart tombant dans ce travers. Sur ces matières elle n’est ni bavarde ni pédante. Ce qu’elle peut expliquer, elle l’explique. C’est souvent d’une saine évidence, et gai comme tout.» Face à l’engouement pour l’Inde qui suit l’apparition des mouvements hippies, Bouvier incarne un milieu genevois, protestant et sceptique – partagé par Maillart – pour qui les croyances sont de l’ordre de l’intime. Et selon lui, elle a la décence de ne pas trop en parler. L’exemple de Bouvier traduit quelque chose du monde de la littérature de voyage où plane un interdit sur la spiritualité, en parler serait une faute de goût. Il évite donc d’associer l’aventurière aux hippies et autres adeptes d’expériences spirituelles. Sous sa plume, Ella Maillart est une intrépide voyageuse et la témoin d’un monde disparu.

La «Sainte Patronne des voyageurs», comme titrait sa nécrologie dans Le Figaro, était décédée depuis onze ans quand j’empruntais pour la première fois ses pas sur le sol indien. Ella Maillart fait partie des lectures obligées que l’on emporte avec soi pour prendre la route et elle s’était imposée depuis longtemps dans mon imaginaire comme un personnage majeur du club des Aventuriers avec un A majuscule, faisant rêver toutes les jeunes femmes éprises de liberté et de grands espaces, mais également, me semble-t-il, comme une guide pour toute personne à la recherche d’une boussole intérieure. Ses récits se trouvaient donc dans mon sac à dos et ces lectures ont façonné ma manière d’explorer le monde et ma rencontre avec le sous-continent indien. Si Maillart ne s’est pas transformée en gourou elle-même, elle a tout de même inspiré maints écrivains-voyageurs et autres pérégrins en quête de vérité. Ne serait-ce qu’à travers l’image mythique de cette vieille dame aux yeux bleus perçants, qui semble tutoyer les dieux sur fond de montagnes éternelles. Aujourd’hui encore, elle joue le rôle de guide pour ceux qui décident de prendre la route de l’Orient, comme le prouve la récente publication de certains textes oubliés sous le titre inspiré de Ma philosophie du voyage. Son esprit irrigue toute réflexion sur le voyage, car Maillart représente un idéal de la route qui transforme, ainsi qu’un rêve de rencontres authentiques, vers les autres autant que vers soi.