Ella Maillart Jaeger Ella Maillart Jaeger
Ella Maillart (1903-1997), photo non datée. © Keystone / Photopress-Archiv / Str

Ella ou la grande traversée (1/4)

Partout et nulle part chez elle, Ella Maillart fut une nomade invétérée. Pour découvrir un univers à sa mesure, elle s’est détournée du «monde objectif» dont elle ne cessa de dénoncer la caricature et les influences invasives dans sa quête spirituelle.

Comme un navire qui s’éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (XXVIII, Le Serpent qui danse)

*

Au loin, le jet d’eau de Genève irise la cité de Calvin d’un arc-en-ciel diaphane. La petite plage est encore fréquentée en cette arrière-saison. Un dériveur tire des bords entre les baigneurs et des éclats de voix portés par le vent me parviennent entrecoupés de rires et d’insouciance. Au Creux-de-Genthod, la vie s’écoule à l’écart du temps qui fane tant de belles choses. Le bonheur y semble intact; comme au premier matin du monde. C’est ici qu’Ella Maillart s’est découvert un avenir, à l’ombre des grands arbres qui se penchent aujourd’hui sur moi pour en restituer l’histoire, commencée voilà plus d’un siècle: ici même… tandis que les échos du lac scintillent encore de ses souvenirs.

*

Si Ella Maillart n’a jamais eu l’intention de fuir, elle a porté sa destinée comme on entre en prière; le temps de se positionner dans un monde qui n’était pas fait pour elle. Une gestation lente mais obstinée. Tant pis pour les amateurs de roman qui tenteraient de la réduire à l’esbroufe littéraire: ils en ont été pour leurs frais. Car l’aventure telle qu’on la perçoit d’ordinaire ne fut pour elle qu’un long chemin d’incertitudes. Un brouillon de vie à jamais remis sur le métier. Un voyage perpétuel en quête d’absolu «où il ne se passe rien», écrivit-elle en guise de dédicace à Nicolas Bouvier qui a préfacé son livre Oasis interdites (1989). «Ce monde est déguisé comme pour une comédie» pensait-elle, et c’est loin des obligations compassées de la société qui l’a vu naître qu’elle chercha l’accomplissement. Un cadre de vie à la mesure de ses rêves d’enfant, de ses ambitions de jeunesse et de la soif inextinguible d’un esprit mature, libre et sans contingences. Elle fut en continuelle gestation pour une renaissance spirituelle, qui l’a contrainte à prendre son temps et son existence en patience. Dans sa préface à La voie cruelle (1988), l’académicien Frédéric Vitoux écrivait à son propos que le voyage n’eut pour elle «d’autre fonction, à ses yeux, que la recherche de son moi profond, de sa paix intérieure, de son équilibre, de son centre.» Pour découvrir un univers à sa mesure, l’infatigable voyageuse s’est détournée du «monde objectif» dont elle ne cessa de dénoncer la caricature et les influences invasives dans sa quête spirituelle. Sa vie – dont on découvre au fil de son œuvre les explications sans équivoque – est le reflet sincère et permanent de ses aspirations.

Ella Maillart fut une nomade invétérée. Ses voyages: un hommage appuyé aux hommes libres et sans attaches que furent ses mentors; partout où le monde se dérobait devant la civilisation occidentale – percluse de tous les maux de la modernité – elle donna l’exemple d’une résistance farouche. Claustrée en Inde, loin des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, elle eut le courage d’écrire: «Je suis contente d’avoir, toute jeune déjà, quitté la maison pour retrouver le sillage du prudent Ulysse, contente d’avoir vécue la vie de la mer, la vie du désert […] contente d’avoir réalisé presque tout ce que j’avais décidé de faire: une fois pour toutes, je sais combien sont courtes les joies de la vanité.» Intuitivement, elle se rapprochait de son exutoire: de la porte de sortie qu’elle avait su franchir au mépris de toutes les allégeances de ses contemporains, de l’incompréhension de ses concitoyens et de la résignation de sa famille! Lentement, elle devenait «spectatrice d’elle-même»; elle touchait du doigt le but qu’elle s’était fixé. En regardant son reflet dans le miroir des autres, une identité nouvelle lui apparaissait désormais: un personnage né d’une gageure qui n’avait rien d’un défi puisqu’il avait été façonné dans le respect de l’autre et l’acceptation de la critique. Au gré de ses vagabondages, elle n’a couru le monde qu’à la recherche d’une spiritualité qui rendrait son existence acceptable à ses yeux. Elle n’a jamais considéré le monde comme un terrain de jeu et le parcourir ne lui a pas servi à tuer le temps: «Il faut en faire quelque chose de plus», disait-elle. Comme s’immerger en soi-même, affirmait-elle au terme de son voyage en compagnie d’Annemarie Schwarzenbach en Afghanistan. Ses escales furent nombreuses, jusqu’à ce qu’elle trouvât son port d’attache. Partout et nulle part chez elle, chaque arrivée ne marqua longtemps qu’un nouvel appareillage. Avec pour seul bagage un vieux sac à voiles témoin de ses pérégrinations maritimes. Et pour tout viatique la volonté de «sentir» le monde encore intact qu’elle traversait pour en appréhender le silence plein de conseils: cesser de s’informer et de tout comprendre, afin d’atteindre la part de sagesse oubliée qui était devenue sa quête obsessionnelle au milieu du bruit et de la fureur de son époque. Et du déni d’humanité qui était celui de sa génération.

Elle s’est littéralement réinventée. Elle cherchait une genèse oubliée, travaillait à se déconstruire afin de renaître sous une autre apparence, pour vivre selon d’autres références. Or «être de nulle part» ne veut pas dire «de partout», suggère l’écrivain-voyageur Olivier Weber dans Je suis de nulle part - Sur les traces d’Ella Maillart (2004). Au contraire: c’est ici la conclusion d’un choix de plus en plus élitiste et qui confine au grand espace intérieur, au silence absolu «malgré ses coups de gueule et ses candeurs d’enfant qui a mal vieilli», et qui se serait trop longtemps cantonné à l’ombre de quelques héros de pacotille issus de la littérature populaire des années 1920. Vingt ans plus tard, cette prose littérale s’imposera sous sa propre plume tandis qu’elle acceptait de rendre compte de ses voyages initiatiques, sous la pression des directeurs de journaux et des éditeurs friands d’exploits et de frissons authentiques. C’est donc en dépit d’elle-même, et pour financer de nouvelles expéditions toujours plus coûteuses, qu’elle accepta de contrevenir à sa promesse de ne jamais céder au matérialisme qu’elle avait tellement critiqué. 

Néanmoins, ses conférences, ses articles et ses livres de souvenirs n’offrent des mondes qu’elle a traversés que le décor qui sied au témoignage, à la vérité de la relation. «Elle se raconte mais ne se dévoile pas, se montre mais ne se livre pas», insiste Olivier Weber. Si elle écrit pour les autres, elle vit pour elle-même en ne découvrant que l’apparence des choses dont elle cherche la quintessence. Aussi, encense-t-on son œuvre pour le contexte historique et géographique dans lequel elle fut écrite, alors qu’elle mérite essentiellement d’être lue et interprétée pour ce qu’il faut en déduire, à savoir: la recherche inébranlable et permanente d’une femme convaincue de la nécessité de sa démarche, qui induit la survie de son âme. Les livres d’Ella Maillart détournent l’attention que mérite sa quête.

Chère Ella!

Je vous ai lue avec toute l’attention que je vous dois en tant qu’écrivain et voyageur. Certes, le panégyrique littéraire que vous n’avez cessé de rejeter a fait de vous une aventurière de renom, une pionnière exemplaire, mais il ne vous révèle pas telle qu’en vous-même.

Trop souvent, vos écrits donnent de vous une image déformée, une identité configurée pour le Landerneau littéraire. Or qui êtes-vous vraiment? Cette énigme a beaucoup égaré la critique. Pourquoi, un jour de 1946, avez-vous été conduite à vous reclure au cœur du val d’Anniviers où je me suis rendu, comme tant d’autres admirateurs, pour tenter de vous comprendre? Personnellement, j’ai commencé par m’intéresser à vos périples maritimes; car c’est dans votre sillage – même estompé par le temps et refermé sur vos silences – que se trouve la quintessence de votre quête. Au-delà de ce que vous nous donnez à lire de vos exploits, consciemment surjoués «pour des Parisiens avides de récits d’aventures». Car vous vous considériez moins écrivaine que voyageuse, tandis que vos vagabondages servaient de viatique intérieur à la finalité spirituelle qui vous motivait. Aussi, le vaste monde n’a-t-il jamais été que le truchement de votre perpétuelle recherche du bonheur, une médiation sur le chemin de la sagesse.

Dans la chronologie de votre vie, vous avez voyagé par paliers, comme on progresse à marche lente en suivant un cap lointain; à la façon des marins avertis des dangers du voyage. Votre longue route fut celle de la transhumance, des voies détournées qui dénoncent la précipitation du monde moderne. Vous avez pris avec détermination le chemin des écoliers: celui de la petite fille obstinée qui ne délimitait pas l’univers à l’horizon borné du Léman. Vous étiez déjà une fugitive avertie. A la barre des dériveurs que vous conduisiez au large de vos rêveries, vous vous amariniez pour la postérité. Car si l’on aime à vous réduire à l’héroïque chamelière des oasis interdites, il faut d’abord s’attarder sur la navigatrice dont vous aimiez brosser le portrait dans vos conférences, vos livres et les entretiens que vous avez donnés jusqu’à la fin de votre vie. Cette période formatrice de votre caractère et de votre détermination fut l’indispensable apprentissage de vos aventures. Si l’on vous considère désormais comme une pionnière en matière d’expéditions lointaines, en des régions qu’aucun explorateur occidental n’avait encore foulées, c’est parce que vous avez commencé par sillonner les mers en navigatrice chevronnée, rompue à des tâches réservées aux hommes – que peu de jeunes filles de votre âge avaient osé exercer. Si le lac fut votre apprentissage, la mer vous permettra d’accéder à vos rêves… ainsi que les bateaux dont vous fûtes passionnément amoureuse et qui ont été vos tout premiers confidents.

Dans vos souvenirs, vous racontez en détail cette période préparatoire à votre vie d’aventures: ce n’est rien d’autre que le brouillon d’une existence en gestation que vous vous deviez de rendre exemplaire, et qui se justifie pleinement lorsqu’on connaît la suite de votre parcours. Cependant, tandis que vous répondiez à la sollicitation de votre éditeur britannique, vos lecteurs n’avaient pas tout à fait le recul nécessaire pour en relativiser l’importance et le risque était grand de prendre au pied de la lettre le portrait flatteur et quelque peu romancé que vous leur donniez à découvrir. Avec le temps, nous avons appris à reconnaître votre parcours, et l’on vous découvre parfois complaisante avec l’idée que vous donnez de vous-même et du rôle qu’on vous a demandé de jouer. En croisant l’ensemble des informations qui ont été portées par la suite à la connaissance de la critique, on s’aperçoit que vous n’avez pas toujours tenu la barre des aventures qui ont héroïsé les premières pages de votre longue vie d’errance. Que le canevas de votre vie fut un tâtonnement qui a pris lentement racine. Et c’est ce qui rend votre parcours unique, exemplaire et fascinant, un siècle après nous avoir prouvé que tout est possible à condition d’y croire.

Vous nous avez montré que le chemin de nos aspirations intérieures n’est jamais celui qu’on nous impose contre notre gré, mais une perspective de victoire sur nous-mêmes qui se dessine obstinément. Vous nous avez appris à nous déconstruire avant d’entreprendre l’ascension qui conduit au firmament de nos espérances conquises de haute lutte dans notre propre ascension vers la Vérité de notre enfance. «L’impossible recule devant celui qui avance», aimiez-vous dire en paraphrasant Antoine de Saint-Exupéry. Efforçons-nous de nous en inspirer.