Comme un navire qui s’éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (XXVIII, Le Serpent qui danse)
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Au loin, le jet d’eau de Genève irise la cité de Calvin d’un arc-en-ciel diaphane. La petite plage est encore fréquentée en cette arrière-saison. Un dériveur tire des bords entre les baigneurs et des éclats de voix portés par le vent me parviennent entrecoupés de rires et d’insouciance. Au Creux-de-Genthod, la vie s’écoule à l’écart du temps qui fane tant de belles choses. Le bonheur y semble intact; comme au premier matin du monde. C’est ici qu’Ella Maillart s’est découvert un avenir, à l’ombre des grands arbres qui se penchent aujourd’hui sur moi pour en restituer l’histoire, commencée voilà plus d’un siècle: ici même… tandis que les échos du lac scintillent encore de ses souvenirs.
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Si Ella Maillart n’a jamais eu l’intention de fuir, elle a porté sa destinée comme on entre en prière; le temps de se positionner dans un monde qui n’était pas fait pour elle. Une gestation lente mais obstinée. Tant pis pour les amateurs de roman qui tenteraient de la réduire à l’esbroufe littéraire: ils en ont été pour leurs frais. Car l’aventure telle qu’on la perçoit d’ordinaire ne fut pour elle qu’un long chemin d’incertitudes. Un brouillon de vie à jamais remis sur le métier. Un voyage perpétuel en quête d’absolu «où il ne se passe rien», écrivit-elle en guise de dédicace à Nicolas Bouvier qui a préfacé son livre Oasis interdites (1989). «Ce monde est déguisé comme pour une comédie» pensait-elle, et c’est loin des obligations compassées de la société qui l’a vu naître qu’elle chercha l’accomplissement. Un cadre de vie à la mesure de ses rêves d’enfant, de ses ambitions de jeunesse et de la soif inextinguible d’un esprit mature, libre et sans contingences. Elle fut en continuelle gestation pour une renaissance spirituelle, qui l’a contrainte à prendre son temps et son existence en patience. Dans sa préface à La voie cruelle (1988), l’académicien Frédéric Vitoux écrivait à son propos que le voyage n’eut pour elle «d’autre fonction, à ses yeux, que la recherche de son moi profond, de sa paix intérieure, de son équilibre, de son centre.» Pour découvrir un univers à sa mesure, l’infatigable voyageuse s’est détournée du «monde objectif» dont elle ne cessa de dénoncer la caricature et les influences invasives dans sa quête spirituelle. Sa vie – dont on découvre au fil de son œuvre les explications sans équivoque – est le reflet sincère et permanent de ses aspirations.
Ella Maillart fut une nomade invétérée. Ses voyages: un hommage appuyé aux hommes libres et sans attaches que furent ses mentors; partout où le monde se dérobait devant la civilisation occidentale – percluse de tous les maux de la modernité – elle donna l’exemple d’une résistance farouche. Claustrée en Inde, loin des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, elle eut le courage d’écrire: «Je suis contente d’avoir, toute jeune déjà, quitté la maison pour retrouver le sillage du prudent Ulysse, contente d’avoir vécue la vie de la mer, la vie du désert […] contente d’avoir réalisé presque tout ce que j’avais décidé de faire: une fois pour toutes, je sais combien sont courtes les joies de la vanité.» Intuitivement, elle se rapprochait de son exutoire: de la porte de sortie qu’elle avait su franchir au mépris de toutes les allégeances de ses contemporains, de l’incompréhension de ses concitoyens et de la résignation de sa famille! Lentement, elle devenait «spectatrice d’elle-même»; elle touchait du doigt le but qu’elle s’était fixé. En regardant son reflet dans le miroir des autres, une identité nouvelle lui apparaissait désormais: un personnage né d’une gageure qui n’avait rien d’un défi puisqu’il avait été façonné dans le respect de l’autre et l’acceptation de la critique. Au gré de ses vagabondages, elle n’a couru le monde qu’à la recherche d’une spiritualité qui rendrait son existence acceptable à ses yeux. Elle n’a jamais considéré le monde comme un terrain de jeu et le parcourir ne lui a pas servi à tuer le temps: «Il faut en faire quelque chose de plus», disait-elle. Comme s’immerger en soi-même, affirmait-elle au terme de son voyage en compagnie d’Annemarie Schwarzenbach en Afghanistan. Ses escales furent nombreuses, jusqu’à ce qu’elle trouvât son port d’attache. Partout et nulle part chez elle, chaque arrivée ne marqua longtemps qu’un nouvel appareillage. Avec pour seul bagage un vieux sac à voiles témoin de ses pérégrinations maritimes. Et pour tout viatique la volonté de «sentir» le monde encore intact qu’elle traversait pour en appréhender le silence plein de conseils: cesser de s’informer et de tout comprendre, afin d’atteindre la part de sagesse oubliée qui était devenue sa quête obsessionnelle au milieu du bruit et de la fureur de son époque. Et du déni d’humanité qui était celui de sa génération.