Partir pour se déconstruire (2/4)

© Succession Ella Maillart et Photo Elysée, Lausanne
Au large de Rolle, Léman, été 1914. 

Si Ella Maillart n'a jamais eu l'intention de fuir, elle a porté sa destinée comme on entre en prière; le temps de se positionner dans un monde qui n'était pas fait pour elle.

Ella Maillart avait treize ans lorsque ses parents se sont installés au Creux-de-Genthod, dans la proche banlieue résidentielle de Genève. C’est une petite anse tranquille protégée des coups de vent, où le peuple du lac s’en vient paisiblement côtoyer les plaisanciers. En 1916, tandis que les canons tonnent à Verdun, la jeune adolescente prend intuitivement le parti de rêver. De s’abstraire du monde des adultes qui s’agite et se délite. Longtemps après, tandis qu’elle avait jeté l’ancre en Inde, elle introduisait ses mémoires de mer (La vagabonde des merstraduit en français en 1991) par cette phrase évocatrice d’une première vie essentiellement vouée à l’apprentissage de son émancipation spirituelle: «Les pages qui suivent consistent en des évocations de mon insouciante jeunesse […] En m’efforçant de rassembler ici mes souvenirs, j’ai voulu prendre un recul suffisant pour être à même de tirer un trait sur mon passé, pour l’oublier dès lors que cette récapitulation m’aurait appris sans complaisance quel personnage j’étais.» Sans la moindre bienveillance pour la fureur des hommes et le matérialisme occidental, elle consacra la première partie de sa vie d’adulte à tenter d’échapper à la condition bourgeoise de sa naissance. A se constituer une feuille de route.

D’abord, en prenant la mer. Son aventure initiatique remonte à l’âge où sa famille s’installa sur les rives du Léman. C’est donc vers l’âge de dix ans qu’elle s’était mise en tête de bourlinguer. Elle aimait insister que ce fût en naviguant qu’elle s’était forgé son destin. Elle en dira davantage dans Croisières et caravanes (1942 pour l’édition originale anglaise; 1951 pour la première édition française) qui compile ses aventures maritimes et celles qui l’ont conduite aux confins des grandes plaines désertiques, au-delà du monde que fréquentait alors la société occidentale. Après avoir accompli «la grande traversée» de sa vie. Car elle n’a jamais cru à la prédestination, puisque dans la réalité les choses n’obéissent pas à une telle logique: «On se dirige à tâtons […] vers l’inconnu», reconnaîtra-t-elle aux frontières de l’âge mûr. Elle n’a jamais douté de sa bonne étoile. Peut-être plus brillante qu’une autre, elle l’a conduite à croire en l’avenir, à s’attacher à ses convictions; à concrétiser les belles rencontres dont la providence avait parsemé sa destinée. Hermine de Saussure, fille d’un officier de la Marine française et auteur avec Marthe Oulié de La croisière de «Perlette» (1926), fut la première à croiser son chemin, à lui montrer le cap. De deux ans son aînée, la jeune fille était entreprenante et déjà fort adroite pour tirer des bords sur le petit dériveur familial, tandis qu’Ella faisait naviguer de prometteuses maquettes le long du rivage de Genthod. Mais «de grands jours s’annonçaient!» aux dires mêmes de la future aventurière. C’est ainsi que les deux amies prendront ensemble le large, dans l’enfermement du Léman dont elles inventaient des caps et des détroits tempétueux inspirés de leurs lectures de Jack London; mais la clôture du lac n’était qu’un avant-goût des navigations exotiques qu’elles s’inventaient le long de ses rives, dans une succession d’équipées romanesques à la recherche de la Toison d’or! Maîtrisant parfaitement les petites unités qui les avaient rapidement rendues célèbres parmi la communauté masculine des régatiers, les deux amies se révélèrent bientôt comme d’authentiques rivales, remportant des courses en barrant des voiliers lourdement lestés jusqu’aux confins du Haut-Lac. Si Hermine de Saussure – communément surnommée «Miette» – avait plus d’expérience, Ella Maillart saisissait toutes les occasions de s’illustrer… jusqu’à risquer le naufrage. Ce qui l’attirait consistait à dépasser la limite qu’elle avait franchie la veille. Elle apprenait vite à force d’obstination et d’expérimentations, à la seule école de vie qui lui convenait vraiment. Elle était intuitive et ressentait la nature et les éléments dans sa chair; dès lors qu’elle se libérait de la coquille vide qui l’emprisonnait. Ce qui lui paraissait important se trouvait ailleurs: au cœur d’un monde dont elle percevait intuitivement l’existence, en dépit des écueils qu’elle pressentait devoir vaincre. En marin, en inventeur de sa vie. En exploratrice d’un univers qui patiemment lui permettrait de se découvrir; d’être en adéquation avec ce qu’elle rêvait de devenir. Or, comme elle vivait encore dans une sorte d’autarcie familiale, elle chercha quelque temps son chemin dans les arcanes de la comédie humaine. Elle voulut devenir actrice afin de trouver dans le répertoire dramatique un personnage à sa mesure; mais elle déchanta rapidement, n’y trouvant personne pour la prendre par la main, la conduire dans sa propre quête. Il fallait donc qu’elle inventât sa vie selon ses aspirations, et qu’elle fût attentive à toutes les sollicitations qui se présenteraient. A dix-sept ans, n’arrivant pas à voir quel avantage elle pouvait tirer de longues études classiques, elle sut saisir sa chance en dépit des convenances et des projets de vie conventionnelle que sa famille, comptable de son avenir au regard de la tradition dont elle était issue, lui réservait. Miette de Saussure, qui se relevait d’une grave maladie, lui fit bientôt savoir qu’on l’envoyait passer l’hiver sur la Côte d’Azur. Sachant qu’elle avait quitté l’école et qu’elle était libre de son temps, elle lui proposait de l’accompagner dans sa convalescence. Les parents d’Ella – qui comptaient sur cette parenthèse sabbatique pour que leur fille abandonne l’idée d’embrasser une existence qu’ils jugeaient sans avenir – acceptèrent qu’elle la rejoigne pour quelques semaines, le temps qu’elle se ressaisisse. «Je présentai à mes parents mes devoirs envers une amie malade, ajoutant que cela n’entraînerait aucune dépense puisque Miette se chargerait de moi», afin de les rassurer plutôt que de les convaincre de la laisser partir, alors qu’elle était encore mineure. Puis, elle ajoutera dans Croisières et caravanes: «Ainsi, à peine âgée de vingt ans, sans aucun équipage pour nous aider, nous allions six mois durant naviguer sur un cotre le long des côtes de la France méridionale.»

Ella Maillart a recherché l’âme des choses toute sa vie; cette immatérialité qui explique l’existence par l’introspection. Depuis qu’elle a l’âge de raison, elle s’est toujours opposée à l’idée de «situation» et de «considération» telle que la définit en Occident le concept de civilisation. Elle voulait bien prendre son avenir au sérieux, mais selon ses propres critères. Ce qui n’en faisait pas une rebelle pour autant, ni a fortiori une inconsciente. Elle a juste su, très jeune, mettre en balance les notions de responsabilité et de plaisir. Quelque vingt ans plus tard, elle ne reniait rien de ses choix: «Je repoussai le conseil de mon père, qui était de construire ma vie sur la base de la sécurité matérielle.» Elle ne s’est jamais moquée des conséquences de ses actes. Lorsqu’elle prenait une décision, elle était réfléchie; toute opportunité devait avoir un sens, une direction. En prenant la mer, elle se donnait un cap. Elle quitta donc Genève pour aller rejoindre Miette de Saussure à Saint-Tropez. Or, ce départ que ses proches prenaient pour un caprice d’adolescente était une porte ouverte sur de nouveaux horizons, dont elle était seule à mesurer la portée: la perspective de naviguer encore, plus longtemps, toujours plus loin. Dans le sillage de Joshua Slocum (navigateur canadien ayant été le premier à faire le tour du monde à la voile en solitaire, à bord d’un sloop de 11,20 m, entre le 24 avril 1895 et le 27 juin 1898, nda), dont la circumnavigation avait défrayé la chronique peu de temps avant sa naissance. Elle avait secrètement décidé de ne plus se questionner sur la façon dont elle allait appréhender l’avenir, car sa réponse était sans équivoque: elle avait choisi de vivre heureuse. Sa philosophie s’enracinait dans la certitude qu’il faut exalter l’instant présent. En se rendant à l’appel de sa meilleure alliée, elle écrivait le premier chapitre d’une nouvelle identité, qu’elle confirmera vingt ans plus tard après avoir définitivement jeté l’ancre. Ayant rejoint Miette de Saussure à Paris au mois de novembre 1922, elles prirent toutes deux le chemin de la Méditerranée où elles attendirent impatiemment d’embarquer sur le bateau de leur rêve. Sans lui, rien n’eût été possible, car il fallait qu’elles s’émancipent. Voguer au-delà de l’univers des adultes et de ses contingences leur était devenu indispensable. C’était le temps de l’aventure et de l’amitié, les premières armes de deux jeunes filles en quête de liberté. L’ivresse de l’instant présent les détournait de toute autre préoccupation. L’avenir se conjuguait au présent, au rythme des émotions.

Il existe plusieurs versions de cet épisode fondateur. Dans la première édition en anglais de La vagabonde des mers en 1942, Ella Maillart résume cette première expérience qu’elle ne semble pas ancrer dans le processus d’avenir qui devait faire de la mer l’une des clés de sa quête spirituelle. Cela se comprend dans la mesure où elle n’avait pas encore accompli la totalité de sa démarche. Et pas tout à fait réalisé que son voyage initiatique en dépendait; que la mer était la première marche d’une ascension inachevée. A ce stade, ses navigations ne lui apparaissaient pas comme des étapes indispensables à sa compréhension du monde et des hommes; elles restaient comme des expériences sans liens avec ce qu’elle allait découvrir en compagnie de ses partenaires d’aventure et d’expédition. Une décennie plus tard, elle reviendra sur cette partie essentielle de sa vie et se penchera sur l’importance de son passé maritime avec davantage de précisions et de compréhension dans Croisières et caravanes. La publication de ses premiers souvenirs ayant été dictée par un impérieux besoin d’argent l’encouragea par ailleurs à s’attribuer des rôles dont elle n’avait été parfois que la cheville ouvrière; or, si le contexte qu’elle décrit est romanesque à souhait et la part d’héroïsme qu’elle revendique sans doute exagérée, l’artifice littéraire n’a rien d’une imposture et n’enlève rien à sa persévérance, à son courage et au fait qu’elle fut une vraie femme d’action tandis que sa génération se perdait en conjectures sur le destin qui lui était dévolu et qu’elle perpétuait par une lâcheté complaisante. La Perlette – qui avait appartenu au pionnier de l’aviation Louis Breguet – avait été achetée au Havre par Miette de Saussure. Il s’agissait d’un sloop à barre franche, que son équipage d’amazones allait rendre célèbre après quelques réparations et avitaillements de fortune. Encore un peu marins d’eau douce, les filles du lac allaient surprendre tout le monde par leur compétence et leur aptitude à naviguer en soumettant le destin quand il contrariait leurs plans.

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Ella Maillart en 1915, la montagne en jupe. De sa mère danoise, sportive accomplie, elle a hérité le goût du ski et de la compétition. Membre de l'équipe de Suisse, Ella Maillart participera aux premiers championnats du monde de ski alpin à Mürren en 1931, puis à Cortina d'Ampezzo en 1932, à Innsbruck en 1933 et à St. Moritz en 1934, où elle terminera sixième de la descente féminine.  © Succession Ella Maillart et Photo Elysée, Lausanne

Il fallut attendre l’édition de 1951 de ses mémoires pour que la vagabonde en herbe en fît une description plus détaillée. Au bénéfice d'une expérience acquise au fil de ses nombreuses navigations sur le lac, l’auteur devenu célèbre en parlait alors en amateur éclairé: «C’était un cotre de trois tonnes, mesurant sept mètres vingt de bout en bout, qui avait une bonne cabine et qui ne coûtait que six mille francs français.» Forte de ses premiers souvenirs qui l’avaient vu franchir allègrement la digue symbolique du port de Genthod, elle s’était résolue à donner une importance décisive à ce tout premier embarquement. Celui qui ferait à jamais partie du précieux itinéraire de sa vie. Jusqu’ici, elle n’avait barré que de modestes dériveurs dont le souvenir restera gravé dans les annales de son enfance. Or, s’ils ont été le truchement d’une ambition déjà bien ancrée dans sa nature aventurière, celle-ci était en train de s’accomplir à bord de la Perlette. Or, bien qu’elle n’en fût pas la propriétaire, elle céda souvent à la tentation de se l’approprier pour unir leurs destins et faire de ce voilier taillé pour la course au large le symbole d’une union historique. Ses souvenirs pourraient le laisser croire. Lorsque la Perlette fut mise à l’eau, il avait fallu la remettre en état de naviguer. Car avant de prendre la mer, les deux amies devaient pouvoir compter sur ses qualités nautiques; c’est alors qu’elles prirent conscience de l’ampleur des réparations que réclamaient sa vieille coque et son gréement fatigué. C’est donc en prenant sagement conseil auprès des plaisanciers et des pêcheurs du Vieux Port de Marseille venus s’informer de leur prochaine odyssée qu’elles réussirent à l’accastiller sans trop de frais, au terme d’une longue patience et de beaucoup d’abnégation. La réussite de leur navigation était à cette condition, car le père de Miette n’aurait jamais souscrit à cette expédition s’il n’avait été certain que sa fille et sa jeune camarade ne risquaient rien dans la rocambolesque entreprise qu’il allait finalement cautionner. Ella Maillart n’a jamais nié que le doute les avait parfois saisies; et si Miette n’en est jamais ouvertement convenue, sa camarade le laisse entendre. Mais l’appel du large était le plus fort. Aussi, lorsque la Perlette fut prête à naviguer, son nom l’avait précédée partout où les deux amies s’apprêtaient à jeter l’ancre. Encore novices en ce qui concernait la navigation hauturière, les régatières du Léman avaient décidé de faire route à l’estime si par malheur elles perdaient la terre de vue; simplement munies d’un compas, d’un loch et d’un baromètre, elles n’avaient guère d’autre choix. La future nomade, celle qui enflammera plus tard ses admirateurs à travers ses conférences, ses articles et ses mémoires, se souviendra de leur première sortie et ne dissimulera pas ses craintes au moment d’en faire le récit. La Méditerranée leur appartenait certes, mais en quittant Marseille, Miette de Saussure et son «matelot» implorèrent discrètement la protection de Notre-Dame-de-la-Garde. Cap sur la Corse! «Une grosse houle nous rattrapa, les heures passaient péniblement. L’après-midi, le vent vint de l’arrière, soufflant du sud-ouest et augmentant régulièrement.» Jadis, le vieux cotre avait connu bien des tempêtes sur l’Atlantique, de très violentes rafales et des mers beaucoup plus creusées. Ici, les courtes vagues de la Méditerranée ne lui feraient courir aucun risque, sauf à ce que ses jeunes équipières se mettent imprudemment en danger… car elles n’avaient pas l’expérience des marins de métier qui tenaient la vague et le vent par tous les temps. Ella Maillart écrira: «Quoi que le vent eût forcé et que Perlette avançât, l’étrave plongée dans un grand ourlet d’écume croulante, nous ne pouvions espérer en faire autant.»

D’un navire de charge, elles avaient fait un yacht de plaisance qui taillait gracieusement sa route. De navigations en escales, les milles s’additionnaient comme autant de victoires sur l’évasion dont elles avaient toujours rêvé. La convalescence de Miette de Saussure tournait à l’expédition initiatique; et dans son sillage, Ella se déconstruisait patiemment. La route serait encore longue, mais les augures semblaient encourager sa désobéissance. Et le mensonge qu’elle entretenait avec sa famille. L’apparence de loup de mer qui était en train de s’emparer de la jeune écolière en rupture de ban la dépossédait lentement des oripeaux de la vie bourgeoise à laquelle la société la destinait. Elle dira plus tard qu’elle se sentait envahie par «une calme exaltation», qui confirmait son désir d’échappée belle et l’enjoignait à toujours aller plus loin. Jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’inaccessible étoile dont rêvait secrètement sa génération. Pour s’encourager, ne pas céder devant l’adversité qui ne manquerait pas de provoquer le cas de conscience qu’elle redoutait, d’instiller en elle le doute du péché, elle entra dans les oripeaux d’un authentique marin de carte postale. Des instantanés photographiques nous la montrent pieds nus sur le pont, en vareuse et large pantalon, posant ostensiblement devant l’appareil de Miette de Saussure. Si la bouffarde qu’elle fume lui donne encore de faux airs de George Sand, elle nous apparaît dans une certitude de circonstance; ses questionnements et ses combats obstinés pour tracer sa propre route au milieu des écueils nous émeuvent. Personnellement, elle fait état d’une «immatérialité» constructive dont elle énoncera plus tard la définition. Il lui restait tant de milles à parcourir sur la mer immense, avant d’atteindre le cap de ses espérances. «Le baromètre et les conditions météorologiques permirent de prévoir que tout serait favorable à une traversée.»

Si sa camarade était en vacances et se remettait bien de ses ennuis de santé, Ella Maillart était du voyage pour engranger des sensations et se constituer un paquetage spirituel. Aussi, la navigation n’était-elle pas une fin en soi; mais un art consommé de réaliser ses aspirations. Or elle avait le temps et la vie devant elle pour parvenir au dénouement qu’elle en espérait. Chaque escale était en outre une source de découverte et, par conséquent, une pierre nouvelle ajoutée à l’édification de son projet de vie. De retour à Nice, l’aventure de la Perlette était parvenue aux oreilles de la presse locale; car c’était la première fois qu’un si petit bateau faisait la traversée, menée de surcroît par deux jeunes filles bien amarinées désormais, auxquelles plus rien ne faisait peur! Fières de l’exploit qu’elles venaient d’accomplir, elles ne voulaient en tirer aucune gloire personnelle et ne souhaitaient pas être livrées en pâture à la rumeur publique. Elles avaient pris du plaisir et s’étaient endurci le caractère: c’est tout ce qui comptait pour elles. Elles ne laissaient toutefois personne indifférent. Autour d’elles, une petite cour d’admirateurs s’était formée dont elles savaient pouvoir tirer profit le cas échéant. Sachant intuitivement qu’elles représentaient une certaine expression du féminisme pour leurs contemporains, elles exploiteront leur image de pionnières lorsqu’elles serviront leurs projets. Elles n’en étaient pas encore à se prêter à des interviews, mais l’idée de faire commerce de leur notoriété pour assurer leur indépendance financière – et donc leur liberté – commençait à germer dans leur tête. D’autres étapes jalonneront le parcours qu’elles avaient décidé d’effectuer ensemble, dans une saine émulation. Tandis qu’Ella se fixera de nouvelles échéances, d’autres paliers à franchir, Miette lui offrira les moyens de se réaliser aussi longtemps qu’elle en aura la possibilité. C’est à leur retour de Corse qu’elles prirent conscience du symbole qu’elles représentaient pour l’opinion en ce début des années vingt. Le succès du récent roman La garçonne de Victor Margueritte avait donné naissance à une sorte d’exotisme féminin, une exaltation de la femme indépendante et libre de ses sentiments et de ses choix de vie. Comme son héroïne, elles dressaient une nouvelle image de la société d’avant-guerre dont les codes étaient de plus en plus contestés par la génération d’Ella Maillart et de Miette de Saussure. On venait contempler la réalité d’un phénomène; toucher du regard les filles de la Perlette dont on admirait le courage et la détermination, ou critiquer la perverse démonstration d’une morale jugée décadente par la société conservatrice. Donc, à peine les deux jeunes femmes étaient-elles de retour à Nice que le reporter d’une gazette locale s’était présenté pour les interroger. Mais craignant que leur aventure ne parvînt aux oreilles de leur famille, Miette de Saussure l’avait aussitôt éconduit. Déterminé à donner malgré tout un compte-rendu de l’odyssée de la Perlette à ses lecteurs, le journal n’avait pas hésité à rapporter leur traversée à la manière d’un roman fantastique; faute d’avoir obtenu les informations qu’il avait espéré leur soutirer, le gazetier s’était inspiré des récits de navigations héroïques tels que le public aimait les lire. L’auteur de Moby Dick, Herman Melville, n’aurait pas renié leurs exploits! «De quelles frayeurs nos parents n’auraient-ils pas tremblé s’ils l’avaient lu, rapportera plus tard Ella Maillart; et quels remords les auraient assaillis d’avoir eu la folie de nous laisser courir de tels dangers!»

La renommée de la Perlette, qu’Ella et sa camarade envisagèrent de remplacer pour une unité mieux amarinée capable de s’engager sur les océans, avait permis de forcer un destin qui ne leur était pas dédié, mais qu’elles ont eu le courage et le génie d’apprivoiser. Toutes les rencontres ne sont pas prétexte à changer de vie, mais il en est certaines qu’il ne faut absolument pas manquer. Ella Maillart a su répondre aux sollicitations de la providence et saisir sa chance chaque fois que palissait son étoile. Ainsi, tandis que Miette de Saussure changeait d’équipage et se rendait en Crète en compagnie de l’archéologue française Marthe Oulié, le matelot expérimenté qu’Ella était maintenant devenue s’accrochait à son rêve. En dépit des difficultés et des semonces de la vie qui ne cessaient d’assaillir sa conscience de jeune fille responsable.
– C’est très bien de faire du bateau pendant les vacances, ne cessait-on de lui répéter… Mais ce n’est pas un métier!

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Ella Maillart à bord du Dreamship, Grande-Bretagne, 1923. © Succession Ella Maillart et Photo Elysée, Lausanne

Or, si son éducation bourgeoise avait parfois tendance à la ramener temporairement à la raison, notamment en périodes de doute, elle trouvait toujours les ressources nécessaires pour ne pas se déjuger: «Jusque-là j’avais obtenu tout ce que j’avais voulu», se disait-elle pour ne pas déposer les armes devant les arguments récurrents de la bonne conduite. «C’était une situation difficile et qui devait le rester des années durant.» Pour autant, la flamme qui éclairait son for intérieur n’avait pas le destin de s’éteindre. Et lorsque la Perlette sera vendue en 1924, quelques vestiges de ses navigations seront enfermés dans un coffre de corsaire aux serrures étanches. Ce bric-à-brac servira plus tard à l’armement d’un prochain bateau, écrit Marthe Oulié en post-scriptum de ses souvenirs; car un nouvel équipage dont Miette de Saussure assurerait une fois encore le commandement était en train de se constituer du côté de la mer Egée. Ella Maillart le rejoindra après quelques aventures personnelles dans les eaux froides et le brouillard de l’Europe du Nord. Ce sera le second chapitre de son périple initiatique. Après avoir mis sac à terre quelques mois plus tôt – sous le prétexte fallacieux de gagner sa vie comme tout le monde en sacrifiant aux exigences du monde moderne – l’impénitent matelot refit son baluchon de vagabonde et partit donc pour le Pays de Galles en tant que préceptrice… avec l’idée de passer son brevet de haute mer et d’obtenir ses galons d’aventurière au long cours. Faut-il sans cesse se questionner sur le bonheur sans jamais le vivre? se demandait-elle. Poser la question, c’est y répondre. Et cet appel encore mystérieux résonnait d’une succession d’équipées maritimes qui éclaireront sa route. Elle en reviendra tout auréolée d’expériences inédites.

Le destin est pavé d’incertitudes et de rencontres dont on ne mesure pas toujours les conséquences. L’existence d’Ella Maillart fut souvent chaotique et semée d’embûches, qui furent autant d’expériences et de passages obligés. Des errances où les compas s’affolent; mais d’où jaillit la lumière. Nous avons tous en nous quelque chose d’Ella. C’est notre force et nous en sommes comptables. Encore faut-il oser prendre sa chance… Et c’est précisément ce qu’elle sut faire. Ce n’est donc pas une question de génération ni d’époque, car tout concourait alors à ce qu’elle jetât l’éponge devant l’adversité qu’elle appelait «les conventions». C’est une affaire de courage et de prise de risques, dont l’histoire de la petite fille bien élevée du Creux-de-Genthod nous révèle quelques-uns des arcanes sur lesquels elle a levé le voile. «Je finis par trouver ce que je souhaitais: un emploi sur un grand yacht.» Résolue à ne pas se laisser prendre au piège d’une vie sans aspérités, de sortir de la claustration de l’habitude et de la facilité, elle quitta rapidement son poste d’enseignante et se jeta à corps perdu dans un chapitre de sa vie dont elle ne connaissait ni le terme ni les avanies, mais dont elle savait qu’elle allait seule tenir la plume afin d’en rédiger le contenu. Et tant pis si elle n’en connaissait pas toute la grammaire; elle apprendrait. Les épisodes maritimes qui allaient se dérouler jusqu’en 1925, successivement à bord du Volunteer et de la Bonita, constitueraient un ultime apprentissage avant la grande traversée qui devait l’emmener sur les eaux bleues du Pacifique; car c’est là-bas que se trouvait la résolution de tous les problèmes qu’Ella Maillart cherchait à dissiper. A reconnaître plutôt qu’à fuir, car elle refusait de les emporter dans ses bagages. Ce qu’elle recherchait, c’était à les résoudre «d’instinct». A les reconnaître et les accepter pour ce qu’ils sont, lui donnerait les outils nécessaires à son projet spirituel. Humer les embruns la conduirait à ne plus détester ce qu’elle avait quitté, car elle admettait désormais que la douceur de l’air lui rappelait la terre comme elle ne l’avait jamais connue: «celle des prés, des champs et des arbres, celle dont j’avais presque perdu le souvenir».

Ce qu’elle rapportera de son embarquement sur le Volunteer se trouve détaillé dans La vagabonde des mers et repris dans les grandes lignes dans Croisières et caravanes. A propos de cette ancienne barque de travail aménagée pour la plaisance, elle dira qu’elle ressemblait à son extravagant propriétaire par sa ligne pansue et ses proportions dissonantes; le colonel en retraite qui l’avait acquise et transformée ressemblait à son bateau conçu de bric et de broc. Elle s’y sentit chez elle et trouva tout de suite sa place à bord: «Le Volunteer, une grande barge de la Tamise à fond plat transformée en yacht, était confortable, pourvu d’une salle de bains et de sept cabines à couchettes. Il convenait à merveille à son propriétaire, un homme excentrique, gros et sourd, qui aimait la plaisanterie, les cigarettes et le brandy. Sur ce bateau, j’ai navigué plusieurs mois sur les côtes de la Manche, et l’année suivante jusqu’à Amsterdam par les canaux de la Hollande. J’avais commencé modestement comme mousse, mais j’étais vite montée au grade de matelot de pont; les derniers temps, je tenais même l’emploi de second.» A force de volonté, de courage et d’abnégation, elle était maintenant équipière sur un yacht anglais! Son éclatante promotion lui promettait un avenir radieux. Elle avait un sens aigu de la mer. Dès lors, sans qu’elle eût à fournir le moindre brevet de navigation, le colonel Benett lui confiera-t-il progressivement le commandement de son bateau – qu’elle sauvera plusieurs fois du naufrage. Lorsqu’elle s’était présentée, ne l’avait-elle pas persuadé «que tous les marins se ressemblent» et que le fait d’être une femme ne laisserait pas de le surprendre? Cet apprentissage la confortait dans la perspective de traverser l’océan Pacifique, où le vent soulève des vagues gigantesques et nécessite une expérience que ses amies ne possédaient pas. Tandis que Miette de Saussure et Marthe Oulié voguaient paisiblement sous le soleil des îles grecques, Ella Maillart affrontait des mers orageuses et des tempêtes comme on en voit sur les tableaux de Joseph Vernet (peintre, dessinateur et graveur français, célèbre pour ses marines (1714-1789), nda). Dans ces conditions, elle cessa rapidement de servir des cocktails aux passagers. Sa dextérité, de même que son autorité naturelle – en dépit d’un physique très féminin qui ne laissait pas de faire converger les regards – autorisaient tous les espoirs d’avancement. Elle se rappelle: «Oh! Miette, toi qui as été ma compagne de bord, toi seule pourrais comprendre par où j’en suis passée […] Quand je pense à notre fierté lorsque nous étions entrées sous voiles dans le port d’Antibes, devant l’imminence d’un vent d’est, sous le regard de tous ces vieux loups de mer, sans jamais nous concerter ni faire une fausse manœuvre avant de nous amarrer!»

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Plus jeune compétitrice et seule femme dans sa catégorie, Ella Maillart barre pour la Suisse aux jeux Olympiques de Paris en 1924. © Succession Ella Maillart et Photo Elysée, Lausanne

Ses mémoires – bientôt dictées par des besoins d’argent récurrents – nous entretiennent à peine de l’essentiel, qui est sa recherche permanente du bonheur; parce qu’elle est certainement induite dans le plaisir de naviguer sans contrainte, la joie simple et pure de vivre sa passion loin des contingences et des accidents de la vie. C’est à l’école du temps présent qu’elle nous emmène à travers ses pages où plus rien ne fait référence à la dramaturgie du monde contemporain qu’elle trouve si dénué de sens. Cet apprentissage de l’essentiel nous donne un premier aperçu de la quête spirituelle qu’elle a patiemment construit. Tout en tempérance. Avec une économie de mots qui confine à la sagesse. Son projet de grande traversée n’en demeurait pas moins en filigrane. Toujours présent mais encore à venir, tandis qu’elle en fixait les étapes comme autant d’épreuves à franchir avant de se jeter dans le vide. Sûre de son cap. «Seul le présent comptait, j’en avais le sentiment, la conviction. Le plus important à mes yeux, c’était de vivre pleinement, de faire les choses de mes propres mains […] conformément à l’idée que je me faisais de ce qui vaut d’être vécu… en se gardant de trop imaginer par avance, de trop parler avant d’accomplir.» Et d’envisager pour la première fois ce que pourrait être sa vie… fors la mer et les bateaux: «Je ne comprenais pas encore que la méditation peut elle aussi pourvoir à nos exigences d’accomplissement, que l’individu peut concrètement agir tout en réfléchissant ou en écrivant.» Vivre l’instant ne l’empêcha nullement de se projeter; puisque ce fut dans cette perspective qu’elle avait pris la mer. «Le temps semble suspendu. Plus rien que le bruit paisible et constant des flots partagés par l’étrave. Plus rien que cette paix ensevelissante absolue, qui vous plonge dans l’oubli de vous-même, vous dépossède de toute pensée, vous pénètre du sentiment lénifiant, exaltant, d’être l’infime fraction d’un grand tout, d’un universel silence dont se nourrit une part de vous-même. Du sentiment d’être immergée, poussière d’existence, dans un univers de forces inconnues, gigantesques.» La mer toujours recommencée avait pris pour elle une importance dont elle engrangeait tous les bénéfices. Comme autant d’exercices spirituels. C’est pourquoi, durant toutes ses navigations, elle resta toujours attentive aux bateaux qui pourraient un jour devenir son arche rédemptrice: la barque de la grande traversée dont elle serait la nautonière. Aussi, profitant d’une escale à Southampton, elle partit s’enquérir d’un bateau en vue d’accomplir son grand dessein: «Je comptais en profiter pour aller observer de plus près les yachts du voisinage, et aussi, usant […] du canot à moteur, pousser jusqu’aux chantiers navals d’Itchen. C’était pour moi l’occasion ou jamais de partir en quête de notre futur bateau de rêve. Nous songions, Miette et moi, à un norvégien, ou encore à un bateau-pilote de Bristol.»

A Marseille, pendant ce temps, Miette de Saussure acquérait un yawl destiné à la casse, qu’elle envisageait de transformer pour en faire leur nouvelle arche… Mais les étapes allaient encore être longues avant qu’advienne enfin la délivrance que les deux amies préparaient secrètement depuis l’enfance, avec cette infinie patience qui façonne les rêves. «Sans le savoir encore, j’exprimais […] la révolte de l’individu qui sent son existence grignotée par l’enrégimentement de l’existence moderne, où chacun répète les mêmes gestes au même moment. Etait-ce folie de ma part que de me rebeller contre cette vie citadine dont je pressentais les pernicieux effets?» C’est ici l’occasion de relever qu’elle ne fait jamais référence à sa condition de femme et que le cours de sa vie ne pointe nullement du doigt les entraves aux libertés si souvent mises en exergue par ses exégètes. Sa force fut simplement de se donner les moyens de son ambition. «Les êtres captifs» (in Les femmes aussi vont en voyage, Lucie Azéma) que furent historiquement les femmes de sa génération n’avaient pas toutes les ambitions que l’on prête à leurs héroïnes. Le mythe de Pénélope n’a pas lieu d’être porté en exemple; il n’explique pas tout et ne rend pas forcément exceptionnelles celles qui se sont illustrées en marge des conventions, telles qu’Ella, Miette et Marthe qui se sont rendues populaires et furent admirées par les hommes qui les ont approchées. Il en fut de même pour Isabelle Eberhardt, Alexandra David-NéelAnnemarie Schwarzenbach ou Anita Conti. La résistance aux conventions dont Ella s’inspira lui venait de ses héros, tout droit sortis des livres de son enfance. Ils avaient sur la vie réelle un insigne avantage, qui était celui d’exister sans se soumettre aux petits arrangements de leur époque. Mieux que personne, ils avaient su faire du voyage un point de rupture: un basculement dans le monde d’après, qui n’était pas que littéraire aux yeux d’Ella. Ils s’étaient donné les moyens de rester libres et de vivre en accord avec la «perpétuelle souffrance» que cette discipline impose. «Ne fais pas un gâchis de ta vie», s’est-elle toujours répétée, mais «veille à ne point avoir honte de toi quand viendra l’instant de ta mort.» 

Puis, comme elle s’était jurée de ne pas en rester là, consciente que la vie fuyait inexorablement devant elle et qu’elle n’était pas faite pour «s’encalminer» dans une éternelle attente, elle quitta le pont du Volunteer afin de rejoindre l’équipage de la Bonita que Miette de Saussure venait d’acquérir et qu’elle était en train d’armer dans le vieux port de Marseille. C’était le temps retrouvé: celui des promesses et de l’amitié. Cette nouvelle escapade en Méditerranée serait une parenthèse ultime avant le grand départ; celui des adieux à jamais. Miette le lui avait juré. C’est ainsi qu’elle embarqua pour la mer Egée, afin d’y explorer des sites archéologiques encore vierges de toute découverte. «Sans Marthe Oulié – qui tient ici la plume – et ses pages pleines de soleil, d’embruns et de bonheur de vivre en mer, on ne saurait presque rien de cette navigation de l’été 1925 qui entraîna cinq jeunes filles […] de Marseille à Athènes», rappelle Eric Vibart dans son introduction à l’édition de 2004 de Cinq filles en Méditerranée, 1925 – Quand j’étais matelot. Equipière émérite depuis son passage à bord du Volunteer, Ella Maillart participa par sa présence de cet hymne à la jeunesse, à l’avenir qu’elles étaient toutes en train de se forger à force de courage et d’investissements personnels pour imposer leur choix de vie. Dans ses propres mémoires, la vagabonde des mers s’est abstenue de commenter cette navigation côtière – qui n’avait rien à ses yeux d’une expédition maritime: «Je ne relaterai pas ici ce que fut cette croisière […] Les mots sont impuissants à décrire certaines émotions. Les plus vrais, les mieux choisis, trahissent le plus souvent la vie.» Ce qu’elle voulait maintenant, c’était s’emparer des instants qui lui appartenaient. Elle avait fait le choix d’être là, parmi ses amies, pour ne profiter que du meilleur et magnifier les souvenirs qu’elle en retirerait, «fertiliser le grain d’où germera [son] avenir». Elle en dit à peine davantage dans Croisières et caravanes, sinon pour affirmer qu’elle se sentait la force, dorénavant, pour affronter l’Atlantique si Miette arrivait à trouver le bateau dont elles auraient besoin pour cette entreprise. «Nous partirions l’année suivante à la belle saison, et nous prendrions bien soin de n’en rien laisser soupçonner à nos familles…» Elle défierait à l’avenir tout ce qui s’y opposerait. Si Marthe Oulié parle peu d’Ella dans son livre, c’est parce que son amie n’était pas vraiment du voyage; son esprit était ailleurs, en partance vers d’autres horizons. Déjà loin, au-delà de l’horizon fermé des mers intérieures. Elle préparait les cartes et traçait déjà sa propre route, loin des préoccupations de ses camarades. L’éditeur de leur odyssée en est conscient. Il écrit en annexe de l’édition de 2004: «Succédant aux premières expériences à bord de Perlette, cette aventure procède d’un grand projet mûri depuis de longues années par Miette de Saussure et Ella Maillart: partir vers les mers du Sud, fuir l’Europe et les mentalités d’après-guerre à bord de leur propre bateau. Tout comme Alain Gerbault qui les y encourage dans des lettres pleines de recommandations.» Gerbault n’était alors connu que pour ses exploits de pilote de guerre; mais il s’entraînait pour une traversée de l’Atlantique en solitaire à bord d’un petit cotre d’à peine onze mètres, entre Gibraltar et New York. Et cette perspective, encore unique dans les annales de la plaisance, avait attiré la presse et l’attention de l’opinion publique. C’est Virginie Hériot – future championne olympique de voile – qui le leur avait présenté en 1923, lorsque la Perlette se trouvait à couple du Firecrest. Impressionné par les deux navigatrices qui s’en revenaient de Corse toutes auréolées de leur petit exploit, Gerbault se lia d’amitié avec ces deux aventurières qui ne demandaient qu’à prendre conseil auprès de leur aîné. Dans ses propres souvenirs (Seul à travers l’Atlantique1924), Alain Gerbault rappelle cette rencontre: «A côté de mon Firecrest, se trouve Perlette, un petit bateau de sept mètres de long appartenant à deux jeunes filles qui en constituent tout l’équipage. Leur audace est très admirée de tous les pêcheurs et les flâneurs le long du quai s’attardent à les contempler, grimpant pieds nus dans la mâture.» Comme lui, elles se trouvaient à la croisée des chemins. Après avoir franchi l’Atlantique en héros, il avait prévu de naviguer d’île en île à travers l’immensité du Pacifique! Comme Ella, il ambitionnait d’y découvrir une vie en harmonie avec ses aspirations et qui contrasterait avec le bruit et la fureur de l’entre-deux-guerres. A la recherche de la vérité primordiale. Ella trouva tout de suite avec cet homme mûr et réfléchi une communauté de pensée qui l’enjoignait à lui confier ses aspirations. Sans qu’on la traitât de rêveuse, d’inconsciente et d’utopiste. Ni qu’on la jugeât et l’accusât de fuir ses responsabilités. De déserter face à la situation critique où l’Europe s’enfonçait désespérément. Comme lui, elle refusait de cautionner une civilisation dont elle désapprouvait le manque d’empathie et la vocation belliqueuse. Leur histoire était différente, mais ils avaient décidé de partir pour la même raison: pour trouver en eux-mêmes ce que la société refusait de leur offrir. Alain Gerbault n’achèvera pas son grand projet, mais il aura confirmé dans ses aspirations la jeune femme qu’il avait écoutée, encouragée, soutenue. Et confortée dans l’idée d’un idéal éternel. «Tout ce que je voyais, tout ce que je lisais me déprimait. La dernière des guerres avait amené à sa suite des compromis, des idéaux artificiels et des palabres qui n’arrivaient pas à établir une paix véritable. Le malaise croissant et l’insécurité semblaient confirmer […] le déclin de l’Occident.» Prôné par le philosophe et sociologue allemand Oswald Spengler, la théorie du nihilisme et du refus de toutes les obédiences politiques avait séduit une jeunesse frondeuse dont Ella Maillart avait retenu la protestation humaniste. Elle lui doit la première pierre de son édifice moral et spirituel. Dans la préface à l’ouvrage posthume d’Alain Gerbault (Mon bateau l’«Alain Gerbault») – qu’elle signa en 1952 –, Ella souligne la spiritualité qui les réunissait dans une même communauté de pensée. Avant de conclure: «Il a eu le courage de devenir libre, maître de lui-même, ce à quoi chacun de nous aspire inconsciemment.» La navigatrice Isabelle Autissier lui rend un hommage tout aussi appuyé dans la préface à l’édition 2014 de Seul à travers l’Atlantique: «Il sut discerner en lui-même la grandiose présence d’un idéal éternel.» Cette qualité d’âme était celle d’Ella, qui a si bien su être elle-même.

En 1926, «Miette trouva enfin le bateau de nos rêves en Bretagne», note-t-elle avec enthousiasme dans Croisières et caravanes. Il s’agissait d’un ancien bateau-pilote, qui sous le nom de Georges et Madeleine avait prouvé qu’il était capable d’affronter la haute mer dans les pires conditions. La navigation hauturière n’avait aucun secret pour cette vieille coque aguerrie par les tempêtes. «C’était une magnifique construction, robuste, athlétique, musculeuse, replète, mais légère, nerveuse et svelte tout à la fois» dont les deux amies décidèrent de changer le nom malgré la rumeur persistante des milieux maritimes qui les mettaient en garde contre le mauvais sort qu’elles risquaient de provoquer. Elles choisirent néanmoins de s’affranchir des fourches caudines de Neptune et décidèrent qu’il s’appellerait désormais l’Atalante! Malgré ses indéniables qualités, ce n’en était pas moins un bateau vétuste qui méritait d’être restauré et quelque peu transformé pour en faire un coureur des mers maniable par un petit équipage de femmes et une maison suffisamment confortable. «La dame… elle [n’] a pas peur de s’y atteler. Beau boulot!» diront les ouvriers du chantier. Admiratifs, ils n’étaient pas avares de compliments devant les prouesses d’Ella que le travail n’effrayait pas. Les gens ne savaient pas très bien ce que ces deux frêles jeunes filles allaient en faire. Alors, ils devisaient sur des rumeurs et spéculaient sur des voyages imaginaires comme il s’en ébauche sur les quais. Et cela lui donnait du cœur à l’ouvrage. Si bien qu’Ella ne fut bientôt plus occupée qu’à cette tâche, pendant que Miette embarquait pour six semaines à bord d’un thonier dans le but de perfectionner son entraînement dans le gros temps de l’Atlantique. Le compte à rebours était déclenché: le rêve allait pouvoir se concrétiser, tandis que le monde continuait de tourner pour le pire… aux dires d’une jeune fille que les bruits de bottes en Europe rendaient nerveuse. Le meilleur, elle allait se charger de l’écrire elle-même. Ella Maillart avait une devise: ne jamais tricher avec sa conscience. Elle ne fera qu’une seule entorse à sa promesse, lorsqu’elle rédigera ses mémoires dont elle explique ouvertement la nécessité matérielle: «La vanité d’écrire des carnets de bord ou des articles pour gagner de l’argent a quelque chose de décourageant.» Mais de nécessaire. Nous en sommes bien aises aujourd’hui, bien qu’il faille parfois interpréter ses déclarations, lire entre les lignes ce que l’on aurait tendance à prendre pour une vérité certifiée conforme. Et ce n’est pas lui jeter la pierre ni semer le doute que de l’affirmer. Cela ne la discrédite en rien. Peut-être même qu’en révélant sa part d’humanité, l’image fondatrice de son héroïsation, l’internationalisation de son aventure humaine nous la rend crédible jusque dans sa dramatisation littéraire. «Nous vivions la suite de ce que nous avions préparé et commencions à concrétiser nos plans.» Selon toute vraisemblance et si leur entreprise se déroulait comme prévu, elles seraient quatre filles à partager l’aventure atlantique, prémices à la concrétisation de la grande traversée: Miette – propriétaire du bateau – commanderait l’expédition, Ella reprendrait son poste de second capitaine, tandis que Marthe Oulié partagerait avec une étudiante en médecine – Marie Clavel – le rôle de mousse qui lui était dévolu naguère sur la Bonita. Une première déconvenue intervint néanmoins au cours des essais en mer. Si la nouvelle venue sur le rôle d’équipage assumait pleinement sa responsabilité de médecin du bord, elle manifesta la plus grande incompétence en matière de navigation et de grandes difficultés à s’amariner; prise d’un mal de mer permanent, Marie s’acclimatait mal aux exigences de son poste: elle n’allait au cambouis qu’en cas d’extrême nécessité, toujours en discutant les ordres… au risque de mettre le navire en difficulté! Une note en dit long à son propos: «Au début, elle semblait ravie. Jusqu’au jour où elle a compris que la navigation à voile comporte un certain nombre de tâches salissantes.» Mais on lit dans les souvenirs d’Ella qu’elle ne lui tint pas rigueur de cette indisposition et qu’elle fut prête à s’en accommoder. On ne sait rien en revanche de ce qu’en pensait Miette de Saussure. On en était aux derniers réglages, aux mises au point qui permettent de larguer les amarres. Le grand dessein dont la petite fille de Genthod avait rêvé allait enfin se concrétiser; après une décennie d’atermoiements et d’obstination, il était prêt à s’installer dans la durée. «Vint le moment où l’Atalante s’est mise à courir des bordées, à s’animer davantage de jour en jour, se diriger comme d’elle-même dans les eaux de la baie.» Et comme une flottille de thoniers entamait sa campagne de pêche, les filles de l’Atalante – qui avait un petit air de famille avec cette armada – décidèrent de «régater» avec la meute. Il n’y avait pas de meilleur entraînement: à virer de bord entre les bouées, à forcer la vague toutes voiles dehors… elles rivalisaient dans les bourrasques de suroît «au risque de rompre le mât de hune comme une allumette.» Par ailleurs, Ella Maillart avait projeté de filmer la traversée de l’Atalante. Pour la conseiller dans cet exercice, elle avait fait appel aux compétences d’un technicien du cinéma qui devait lui enseigner le maniement d’une caméra de 35 mm. Jean Grémillon – qui était au début d’une brillante carrière de réalisateur – fut pressenti pour s’embarquer en compagnie d’un assistant. Très vite cependant, elle abandonna l’idée de cet onéreux projet faute de financement et d’intérêt commercial.

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L'équipage de l'Atalante (de gauche à droite): Ella Maillart, Marie Clavel, Marthe Oulié et, assise, Picci Maillart, une cousine d'Ella, La Trinité-sur-Mer, 1926.  © Succession Ella Maillart et Photo Elysée, Lausanne

Le 1er septembre 1926 marqua la fin de ses errements et le début de l’épopée à laquelle elle avait si longtemps travaillé. «Le temps était au beau et le baromètre en hausse.» Elle avait fait tellement d’efforts pour se déconstruire. Le moment était venu d’abandonner l’encombrant bagage dont elle s’était chargée depuis l’enfance et qui ralentirait sa course comme une ancre flottante. Elle était prête à larguer sans regret ses propres amarres, en même temps que les aussières de l’Atalante dans les eaux noires du port. «Il faisait un temps splendide. Le vent nous était favorable, et des crêtes d’une blancheur laiteuse scintillaient sur l’eau d’un chaleureux bleu outremer.» Pour autant, Miette de Saussure semblait absente; et pas seulement à la manœuvre. Depuis qu’elle était rentrée de son entraînement sur les bateaux de pêche, elle n’était plus la même. A tel point que ses amies s’en étaient inquiétées. «Les entrailles continuellement barbouillées, elle ne montait sur le pont que lorsque la présence de tous les bras était requise.» Après trois jours de mer, l’état de santé du capitaine empira; si bien que dès le lendemain la décision fut prise de faire demi-tour, faute de connaître les raisons du mal qui la tourmentait. L’Atalante, qui se trouvait alors dans le golfe de Gascogne, mit le cap sur Belle-Ile où Miette de Saussure fut débarquée pour être transportée à Paris. En dépit de cette déconvenue, Ella ne désespérait plus de son projet. Elle refusait obstinément d’admettre que le retour au port fût définitif; elle ne comptait pas s’envaser à marée basse. Elle était faite pour les grands espaces, vierges de toute compromission avec l’adversité. Plus que jamais, Ella refusait d’abandonner ses rêves. Or quelque chose lui disait qu’elle allait devoir se réinventer; qu’un autre chemin pouvait désormais la conduire sur la voie de son destin. Ses navigations à bord de l’Atalante n’avaient peut-être pas laissé de traces sur la mer, mais elles étaient gravées dans son esprit. «Je sais combien ces moments-là me furent insupportables. Nous tournions le dos au soleil […] Nous ne le suivrions pas autour du monde. L’Atalante, fruit de nos rêves et de tant de préparation et d’efforts, cette Atalante enfin bien réelle et à peine venue à l’existence, était déjà le témoin de notre renonciation. Tu resteras mon paradis perdu, me disais-je, et rien ne m’empêchera d’imaginer le total succès qui aurait pu couronner notre entreprise si nous l’avions menée jusqu’au bout.» 

Elle navigua quelque temps encore. Son nom étant désormais reconnu dans les milieux de la voile, elle fut invitée par quelques propriétaires de yachts à les accompagner en croisière. Ce fut pour elle un sas de décompression, une façon de faire ses adieux à la mer. Mais ce ne furent que des ronds dans l’eau. Un pansement sur ce qu’elle croyait être un échec, une parenthèse inutile dans une vie gâchée. Il s’avérerait bientôt qu’il n’en était rien: la capitaine Miette de Saussure n’avait pas abandonné le navire, mais elle en avait cédé l’héritage à son amie de toujours. Sa bonne fée venait une fois encore de lui montrer le chemin, comme elle l’avait fait dix ans plus tôt en l’embarquant dans son sillage au large du Creux-de-Genthod. Plus que tous les autres bateaux dont elle avait foulé le pont de ses pieds nus, l’Atalante restera le symbole de son idéal même après son désarmement. Et quand elle fera le bilan de cette décennie, si décisive dans sa vie, elle avouera que ce n’est pas le seul fait de naviguer qui lui a permis de réaliser son projet de voyage spirituel, mais l’esprit même des bateaux qui en furent le vecteur et la concrétisation: l’espace virginal qu’ils représentent, le commencement de toute chose. Et parfois un refuge au milieu de la tourmente. Ella récupéra quelques objets de l’Atalante pour en faire les témoins de son bonheur à venir. Non pas comme un album de photographies qui n’ont que le destin de jaunir, mais comme un talisman.

En ce printemps 1927, une chose était sûre: elle ne pouvait «dériver sans but» plus longtemps. La mémoire tranquille et reposée de ses pérégrinations maritimes, elle écrira en 1942: «J’avais fini par ne plus supporter ces errements.» La transition se fera toutefois naturellement, comme une promesse tenue de toute éternité. Certes à son insu, mais avec l’intercession de Miette de Saussure dont elle apprendra plus tard la grossesse. Et la raison qui l’avait empêchée de tenir son rôle dans une aventure qui ne lui était finalement pas destinée. Mais dont elle avait été l’indispensable truchement. Fidèle à la promesse qu’elle avait faite à Miette, Ella gardera secrète jusqu’à sa mort la véritable raison de leur voyage manqué. En réalité, il ne s’agissait que d’un faux départ, d’un judicieux abandon au vu de ce qui devait advenir de la vie d’Ella Maillart durant la décennie qui s’annonçait.