Partir pour se déconstruire (2/4)

© Succession Ella Maillart et Photo Elysée, Lausanne
Au large de Rolle, Léman, été 1914. 

Si Ella Maillart n'a jamais eu l'intention de fuir, elle a porté sa destinée comme on entre en prière; le temps de se positionner dans un monde qui n'était pas fait pour elle.

Ella Maillart avait treize ans lorsque ses parents se sont installés au Creux-de-Genthod, dans la proche banlieue résidentielle de Genève. C’est une petite anse tranquille protégée des coups de vent, où le peuple du lac s’en vient paisiblement côtoyer les plaisanciers. En 1916, tandis que les canons tonnent à Verdun, la jeune adolescente prend intuitivement le parti de rêver. De s’abstraire du monde des adultes qui s’agite et se délite. Longtemps après, tandis qu’elle avait jeté l’ancre en Inde, elle introduisait ses mémoires de mer (La vagabonde des merstraduit en français en 1991) par cette phrase évocatrice d’une première vie essentiellement vouée à l’apprentissage de son émancipation spirituelle: «Les pages qui suivent consistent en des évocations de mon insouciante jeunesse […] En m’efforçant de rassembler ici mes souvenirs, j’ai voulu prendre un recul suffisant pour être à même de tirer un trait sur mon passé, pour l’oublier dès lors que cette récapitulation m’aurait appris sans complaisance quel personnage j’étais.» Sans la moindre bienveillance pour la fureur des hommes et le matérialisme occidental, elle consacra la première partie de sa vie d’adulte à tenter d’échapper à la condition bourgeoise de sa naissance. A se constituer une feuille de route.

D’abord, en prenant la mer. Son aventure initiatique remonte à l’âge où sa famille s’installa sur les rives du Léman. C’est donc vers l’âge de dix ans qu’elle s’était mise en tête de bourlinguer. Elle aimait insister que ce fût en naviguant qu’elle s’était forgé son destin. Elle en dira davantage dans Croisières et caravanes (1942 pour l’édition originale anglaise; 1951 pour la première édition française) qui compile ses aventures maritimes et celles qui l’ont conduite aux confins des grandes plaines désertiques, au-delà du monde que fréquentait alors la société occidentale. Après avoir accompli «la grande traversée» de sa vie. Car elle n’a jamais cru à la prédestination, puisque dans la réalité les choses n’obéissent pas à une telle logique: «On se dirige à tâtons […] vers l’inconnu», reconnaîtra-t-elle aux frontières de l’âge mûr. Elle n’a jamais douté de sa bonne étoile. Peut-être plus brillante qu’une autre, elle l’a conduite à croire en l’avenir, à s’attacher à ses convictions; à concrétiser les belles rencontres dont la providence avait parsemé sa destinée. Hermine de Saussure, fille d’un officier de la Marine française et auteur avec Marthe Oulié de La croisière de «Perlette» (1926), fut la première à croiser son chemin, à lui montrer le cap. De deux ans son aînée, la jeune fille était entreprenante et déjà fort adroite pour tirer des bords sur le petit dériveur familial, tandis qu’Ella faisait naviguer de prometteuses maquettes le long du rivage de Genthod. Mais «de grands jours s’annonçaient!» aux dires mêmes de la future aventurière. C’est ainsi que les deux amies prendront ensemble le large, dans l’enfermement du Léman dont elles inventaient des caps et des détroits tempétueux inspirés de leurs lectures de Jack London; mais la clôture du lac n’était qu’un avant-goût des navigations exotiques qu’elles s’inventaient le long de ses rives, dans une succession d’équipées romanesques à la recherche de la Toison d’or! Maîtrisant parfaitement les petites unités qui les avaient rapidement rendues célèbres parmi la communauté masculine des régatiers, les deux amies se révélèrent bientôt comme d’authentiques rivales, remportant des courses en barrant des voiliers lourdement lestés jusqu’aux confins du Haut-Lac. Si Hermine de Saussure – communément surnommée «Miette» – avait plus d’expérience, Ella Maillart saisissait toutes les occasions de s’illustrer… jusqu’à risquer le naufrage. Ce qui l’attirait consistait à dépasser la limite qu’elle avait franchie la veille. Elle apprenait vite à force d’obstination et d’expérimentations, à la seule école de vie qui lui convenait vraiment. Elle était intuitive et ressentait la nature et les éléments dans sa chair; dès lors qu’elle se libérait de la coquille vide qui l’emprisonnait. Ce qui lui paraissait important se trouvait ailleurs: au cœur d’un monde dont elle percevait intuitivement l’existence, en dépit des écueils qu’elle pressentait devoir vaincre. En marin, en inventeur de sa vie. En exploratrice d’un univers qui patiemment lui permettrait de se découvrir; d’être en adéquation avec ce qu’elle rêvait de devenir. Or, comme elle vivait encore dans une sorte d’autarcie familiale, elle chercha quelque temps son chemin dans les arcanes de la comédie humaine. Elle voulut devenir actrice afin de trouver dans le répertoire dramatique un personnage à sa mesure; mais elle déchanta rapidement, n’y trouvant personne pour la prendre par la main, la conduire dans sa propre quête. Il fallait donc qu’elle inventât sa vie selon ses aspirations, et qu’elle fût attentive à toutes les sollicitations qui se présenteraient. A dix-sept ans, n’arrivant pas à voir quel avantage elle pouvait tirer de longues études classiques, elle sut saisir sa chance en dépit des convenances et des projets de vie conventionnelle que sa famille, comptable de son avenir au regard de la tradition dont elle était issue, lui réservait. Miette de Saussure, qui se relevait d’une grave maladie, lui fit bientôt savoir qu’on l’envoyait passer l’hiver sur la Côte d’Azur. Sachant qu’elle avait quitté l’école et qu’elle était libre de son temps, elle lui proposait de l’accompagner dans sa convalescence. Les parents d’Ella – qui comptaient sur cette parenthèse sabbatique pour que leur fille abandonne l’idée d’embrasser une existence qu’ils jugeaient sans avenir – acceptèrent qu’elle la rejoigne pour quelques semaines, le temps qu’elle se ressaisisse. «Je présentai à mes parents mes devoirs envers une amie malade, ajoutant que cela n’entraînerait aucune dépense puisque Miette se chargerait de moi», afin de les rassurer plutôt que de les convaincre de la laisser partir, alors qu’elle était encore mineure. Puis, elle ajoutera dans Croisières et caravanes: «Ainsi, à peine âgée de vingt ans, sans aucun équipage pour nous aider, nous allions six mois durant naviguer sur un cotre le long des côtes de la France méridionale.»

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