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Le président Nixon lors d'un discours télévisé le 29 avril 1974, 4 mois avant sa démission, une première pour un président américain.© National Archives and Records Administration

Daniel Ellsberg et le scandale du Watergate (7/7)

Dans la nuit du 17 juin 1972, la police arrête en flagrant délit cinq «cambrioleurs» dans les bureaux occupés par le Parti démocrate dans l’immeuble du Watergate à Washington. L’enquête est confiée au FBI qui remonte jusqu’aux organisateurs du cambriolage, Howard Hunt et Gordon Liddy, et jusqu’à leurs commanditaires à la Maison-Blanche. Le scandale du Watergate éclate. Il ne sera pas non plus sans incidence sur la destinée de Daniel Ellsberg...

En ce début d’année 1972, Gordon Liddy et Everette Howard Hunt, les deux «plombiers» de la Maison-Blanche, croient avoir déniché la faille qui leur permettra d’anéantir Daniel Ellsberg à tout jamais. En 1968, peu après son retour du Viêtnam, le lanceur d’alerte a consulté un psychiatre à Los Angeles, le docteur Lewis Fielding. Sans doute lui a-t-il livré toute sorte de détails intimes et potentiellement embarrassants. Ni une ni deux, Liddy et Hunt décident de «visiter» le cabinet du psychiatre et d’y photographier le dossier Ellsberg. A Egil Krogh, le chef de la Special Investigation Unit, Liddy assure qu’il a déjà effectué ce genre d’opération quand il était au FBI, cela s'appelait des black bags, des sacs noirs.

Le 11 août, Krogh envoie un mémo à John Ehrlichman recommandant qu’«une opération secrète soit entreprise pour examiner tous les dossiers médicaux encore détenus par le psychanalyste d'Ellsberg». Ehrlichman trace un «E» à côté du mot «Approuver» avec ce commentaire: «A condition que vous nous garantissiez de ne pas laisser de traces.» Hunt et Liddy lui promettent d'utiliser des techniques d'espionnage professionnelles. Steve, un spécialiste de la division des services techniques de la CIA, leur remet des faux papiers: cartes de sécurité sociale, cartes d'adhésion à des clubs, billets d'avion usagés, etc. Il leur fournit aussi des déguisements, perruques, grosses lunettes avec des verres aussi épais que des culs de bouteilles, et un dispositif de «modification de la marche» pour Liddy, un insert de plomb qui, placé dans une chaussure, entraîne une forte claudication. Enfin, une blague à tabac dissimulant à l’intérieur une caméra miniature 35 mm.

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Les deux principaux conseillers du président Nixon, Richard Haldeman et John Ehrlichman, peu avant leur démission en avril 1973. © National Archives and Records Administration

Fin août, Liddy et Hunt se rendent en Californie pour repérer les lieux. Ils photographient le bâtiment où se trouve le bureau du psychiatre. Souffrant le martyre, Liddy se débarrasse du dispositif de «modification de la marche», peste contre la blague à tabac/appareil photo dont il a le plus grand mal à se servir. Un soir, ils pénètrent dans les bureaux du psychiatre après avoir convaincu une femme de ménage de leur ouvrir la porte. Gordon Liddy prend des photos de l’endroit pendant que Hunt bavarde avec la femme en espagnol. Les deux «plombiers» n’ont plus qu’à rentrer à Washington. D’un point de vue technique, leur mission n’est pas un succès. La seule photo exploitable est celle de Liddy posant fièrement devant le bâtiment du psychiatre. Mais les deux hommes ont prouvé que l’opération était réalisable. Au dernier moment pourtant, Krogh ordonne à Hunt et Liddy de ne pas effectuer le travail eux-mêmes; il ne veut pas courir de risques, Hunt et Liddy travaillant directement pour la Maison-Blanche. C'est Bernard Barker, un Cubano-Américain vitant à Miami et ayant travaillé pour la CIA, qui est chargé de la mission, sous la responsabilité de Hunt et Liddy. Barker recrute sa propre équipe de cambrioleurs. Pour les financer, Krogh s’adresse à Charles Colson, avocat de la Maison-Blanche, qui lui fait parvenir du cash.

Une semaine plus tard, un vendredi soir, Howard Hunt compose le numéro de téléphone du cabinet du psychiatre depuis une cabine téléphonique de Los Angeles. Pas de réponse. Il appelle ensuite son appartement. Une voix d’homme répond. L’ancien agent de la CIA raccroche et grimpe dans sa voiture de location. Direction l’appartement du docteur Lewis Fielding afin d’inspecter les lieux. Au fond d’une allée sombre, il repère la Volvo du psychiatre. Les lumières de son appartement sont allumées. «C’est bon, il est chez lui, tout se passe comme prévu», annonce Howard Hunt par talkie-walkie. «Bien reçu», répond Gordon Liddy qui est au pied du petit immeuble où se trouve l’officine du médecin. A ses côtés, Bernard Barker et deux Cubains anticastristes régulièrement mandatés par la CIA.

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Frank Sturgis et Bernard Baker, deux des cinq «plombiers» ayant participé au cambriolage du bureau du psychiatre de Daniel Ellsberg.  © National Archives and Records Administration

Aux alentours de minuit, bien après le départ de la femme de ménage, Barker et ses hommes se dirigent vers le bâtiment tandis que Gordon Liddy se dissimule dans les fourrés, un poignard à la main, prêt à passer à l’action au cas où... Par la suite, il affirmera à son contact à la Maison-Blanche qu’il n’aurait pas hésité à s’en servir pour protéger ses hommes. Les cambrioleurs sont remarquablement maladroits. La porte de l’immeuble est verrouillée et ils n'arrivent pas à la crocheter. Ils retournent à la voiture pour y tenir une mini-conférence. Que faire? Briser la vitre de la porte d’entrée? Risqué, ça pourrait attirer l’attention. Forcer la fenêtre du premier étage? Bonne idée, le bruit d’une climatisation voisine est suffisamment puissant pour masquer la manœuvre.

Cinq minutes plus tard, les trois pieds nickelés font irruption dans le bureau du psychiatre après en avoir forcé la porte à l’aide d’un pied de biche. Ils sortent de la valise que transporte l’un d’entre eux leurs instruments de travail: un appareil photo, des rouleaux de pellicule, de la corde pour s’enfuir par la fenêtre si nécessaire, des bandes adhésives et un rouleau de plastique noir destiné à masquer les fenêtres. La fouille peut commencer... Pendant ce temps, au pied du logement du psychiatre, Howard Hunt, debout dans l’obscurité, attend. Il n’ose pas aller aux nouvelles, les talkies-walkies ne doivent être utilisés qu’en cas d'urgence. Quand les lumières de l’appartement s’éteignent enfin, il se dirige vers sa voiture. Un coup d’œil vers l’impasse et son sang se fige. La Volvo n’est plus là! «Fuck!» Le médecin est-il retourné à son cabinet? Les hommes de Barker auraient-ils déclenché une alarme invisible? «George, c'est Edward, chuchote Hunt dans son talkie-walkie. Rapport. Je répète: George, c'est Edward. Rapport.» Pas de réponse. Nouvelle tentative. Toujours rien. Hunt démarre sa voiture en trombe et prend la direction du théâtre des opérations, priant pour ne pas arriver trop tard.

L’endroit est calme. Pas de voitures de police en vue. Il se gare non loin de la voiture de Liddy dans laquelle il se glisse.
- Qu'est-ce qui se passe? demande Liddy à son ami au bord de la panique.
- La voiture du docteur a disparu.
- Merde.
- Où sont les garçons?
- Encore à l’intérieur.
- Ils devraient avoir fini à cette heure.
- Ils ont pris du retard. La femme de ménage a verrouillé les portes. On a dû improviser.

Liddy prend son walkie-talkie.
- George à Leader, George à Leader. A vous. A vous.

Pas de réponse. Il regarde Hunt. «Putain qu'est-ce qui se passe?» «On va les chercher», décide Hunt. «Saloperie de talkie-walkie à la con!» enrage encore Liddy au moment où ils pénètrent dans l’allée. Un bruit de pas, Liddy agrippe son poignard. C'est Barker et ses hommes qui se dirigent vers eux. Vingt minutes plus tard, l’équipe se retrouve dans une chambre de motel pour déboucher le champagne et fêter une opération rondement menée. Il n’y a pourtant pas de quoi.
- Eduardo, dit Barker en utilisant la version espagnole de l’alias de Hunt, il n'y avait rien là-bas.
- Rien?
- Nous avons fouillé tous les putains de dossiers du bureau, il n'y avait absolument rien. Pas la moindre trace de Ellsberg.

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Le casier métallique du Dr Lewis Fielding, le psychiatre de Daniel Ellsberg, exposé au Musée Smithsonian d'Histoire naturelle.  © Tim Evanson

Hunt et Liddy se regardent stupéfaits. 
- Vous êtes absolument sûr? demande encore Liddy.
Barker hoche la tête. 
- Je suis désolé, George, mais c'est comme ça.

Avant de repartir, les «plombiers» ont saccagé le bureau pour faire croire à un cambriolage organisé par un junkie. L’anecdote retiendra qu’interrogé un peu brusquement par la police, l'un des drogués du coin reconnaîtra avoir perpétré ce larcin, chose pourtant impossible puisqu’il se trouvait alors en prison. Liddy ne se décourage pas. Il a coutume de dire que, dans son boulot, il y a autant de forages inutiles que dans le domaine du pétrole. Il propose alors de cambrioler l’appartement du psychiatre. Refus de la Maison-Blanche. La Special Investigation Unit n’a pas dit son dernier mot. Une organisation non gouvernementale va remettre un prix à Daniel Ellsberg lors d’une cérémonie qui doit avoir lieu dans la salle de bal d’un grand hôtel de Washington. Les «plombiers» décident de passer à l’action et de faire embaucher l’un d’eux comme serveur. Au cours de la réception, il lui sera facile de glisser une pastille de LSD dans la boisson de Ellsberg afin de le discréditer à tout jamais lors de son discours de remerciement. Tout à fait le genre de plan foireux que la CIA adore. Elle leur fournit du LSD, mais «les plombiers» s’y prennent trop tard pour se faire embaucher. Caramba encore raté!

Ils décident de passer une nouvelle fois à l’action le 3 mai 1972, alors que Daniel Ellsberg doit prendre la parole lors d'une manifestation contre la guerre du Viêtnam devant le Capitole. Hunt et Liddy font venir Bernard Barker de Miami avec une équipe de huit gros bras. Leur mission: interrompre le discours du délateur et le rouer de coups. Pas pour le tuer, juste de quoi l’envoyer à l’hôpital pour quelques jours. Dans l’après-midi, l’équipe de Barker rejoint les manifestants. Les Cubains en costume-cravate font tache. Ellsberg prend la parole et entend des cris: «traître», «communiste». Au loin, il distingue une bousculade. Les provocateurs tentent de se frayer un chemin à coups de pieds et de poings. Rien à faire, la foule est trop dense, les pacifistes ne les laissent pas avancer, certains même ripostent. Finalement, la police met fin à la pitoyable expédition en les exfiltrant sans autre forme de procès.

Quelques jours plus tard, un fait divers anodin va changer la donne et le cours de l’histoire américaine. Dans la nuit du 17 juin 1972, la police arrête en flagrant délit cinq «cambrioleurs» dans les bureaux occupés par le Parti démocrate dans l’immeuble du Watergate à Washington. L’enquête est confiée au FBI qui remonte jusqu’aux organisateurs du cambriolage, Howard Hunt et Gordon Liddy, et jusqu’à leurs commanditaires à la Maison-Blanche. Deux journalistes du Washington Post s’emparent de l’affaire, le scandale du Watergate éclate. L’événement aura une portée considérable puisqu'il entraînera la démission du président Nixon le 9 août 1974. Il ne sera pas non plus sans incidence sur la destinée de Daniel Ellsberg, quand les enquêteurs découvriront que les «plombiers» du Watergate s’en étaient pris auparavant au lanceur d’alerte.

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Le 17 juin 1972, cinq membres de la Special Investigation Unit sont arrêtés dans les bureaux occupés par le Parti démocrate dans l'enceinte du Watergate à Washington.  © DR

Même s’il se sait surveillé, Daniel Ellsberg ne fait pas le lien entre son affaire et le Watergate. Alors qu’il s’apprête à vivre le moment le plus délicat de sa carrière de lanceur d’alerte, les mésaventures de ces bras cassés sont le dernier de ses soucis. Son procès pour violation de l’espionnage act est sur le point de s’ouvrir au tribunal de Los Angeles. Il risque d’être condamné à 115 ans de prison. Le 17 janvier 1973, le juge Matthew Byrne prend place dans son fauteuil vert face à la grande salle du tribunal de Los Angeles, pleine à craquer. Il a 42 ans et s’est taillé une réputation d'intelligence et d'équité. Il sait que le pays a les yeux rivés sur lui. Ce procès est de ceux qui font ou défont les carrières. A sa gauche, dix femmes et deux hommes au titre de jurés. Journalistes, militants pacifistes et célébrités se sont déplacés en masse. Assis sur un banc au premier rang, Daniel Ellsberg et son ami Tony Russo écoutent avec inquiétude le procureur David Nissen les accuser «d'avoir compromis la sécurité nationale de l'Amérique». A la sortie de cette première audience, Daniel Ellsberg ne cache pas son pessimisme. «Je risque vraiment de finir ma vie en prison», dit-il a l'un de ses amis journalistes. Daniel Ellsberg prend la parole après deux mois d’audiences. Il est maigre, très maigre. Anxieux, très anxieux. Les dessinateurs de presse ont du mal à le croquer. Il commence presque dans un murmure en racontant comment au début de la guerre il était dans le camp des faucons, planifiant les premières campagnes de bombardement. Deux ans au Viêtnam l’ont fait changer d’avis. Il décrit un pays dévasté, les forêts transformées en désert par les produits chimiques déversés par les Américains, les villages calcinés, les enfants tués ou estropiés. A la fin de son intervention, il s’écroule sur sa chaise en larmes.

Cette animation, réalisée par TEDEd, fait le bilan des années 1969 à 1974 de la présidence Nixon, des scandales (Pentagon Papers et Watergate) aux avancées dans les domaines de l'écologie et de la lutte contre les discriminations de genre.

Début avril, profitant d’une suspension des débats, le juge Matthew Byrne s’octroie une petite balade sur l'une des falaises qui surplombe l’océan Pacifique non loin de San Clemente. Il n’a pas choisi l’endroit par hasard, la maison du président Richard Nixon est à moins de dix minutes. D’ailleurs, le juge n’est pas seul. A ses côtes, John Ehrlichman. Ce dernier sait qu’il s’avance en terrain miné. «Si ce que je dis vous embarrasse, vous pouvez à tout moment partir sans rien dire, explique-t-il au juge. Si vous êtes gêné, nous pouvons aussi avoir cette conversation plus tard.» Le juge flaire une manœuvre, mais ne devine pas laquelle. Il aurait dû couper court à la conversation, mais la tentation est trop forte. «Le président cherche un nouveau directeur pour le FBI, reprend Ehrlichman. Il voudrait savoir si vous êtes intéressé.» A cette époque, la campagne des «plombiers» contre Daniel Ellsberg n’est connue que des seuls intéressés. Mais Nixon se doute que tôt ou tard les enquêteurs qui travaillent sur le Watergate finiront par faire le lien avec le cambriolage du psychiatre de Daniel Ellsberg. Quelqu’un finira bien par parler. Les magistrats du dossier Watergate seraient alors dans l’obligation d’informer le juge Matthew Byrne à qui il appartiendra d’inclure (ou non) l’affaire dans son procès. Quelques jours plus tard, Byrne rencontre à nouveau Ehrlichman dans un parc de Santa Monica: il est très intéressé par la proposition de Nixon.

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John Dean, conseiller juridique de la Maison-Blanche de 1970 à 1973, va précipiter par ses aveux la démission du président Nixon. © Richard Nixon Presidential Library and Museum

Le 6 avril 1973, menacé d’arrestation, John Dean, l'un des avocats de la Maison-Blanche, prend peur. Il se met à table et balance tout ce qu’il sait sur les «plombiers», leurs liens avec la présidence et surtout leurs opérations contre Daniel Ellsberg. Nixon est inquiet. Il téléphone au numéro deux du département de la Justice chargé de l’enquête sur le Watergate et lui intime l'ordre de «ne pas toucher à l’affaire Ellsberg. C’est une question de sécurité nationale. Je ne veux pas que vous ouvriez ce dossier.» Le 27 avril, le juge Byrne demande à Daniel Ellsberg, Tony Russo et leurs avocats de s’approcher de lui. A voix basse, il leur apprend que, le dimanche 15 avril 1973, il a reçu des informations selon lesquelles Gordon Liddy et Howard Hunt ont cambriolé le bureau du psychiatre de Ellsberg pour obtenir des dossiers confidentiels. Puis, s’adressant à Daniel Ellsberg, il tente: «Je ne crois pas qu’il faille rendre publique cette information.» «Vous plaisantez?» s’insurge Daniel. Coincé, le juge Byrne est contraint de diffuser l’information. Il n’a pas terminé d'exposer les faits que les journalistes se sont déjà précipités hors de la salle d’audience vers les cabines téléphoniques.

A peine trois jours plus tard, le 30 avril 1973, des millions d’Américains figés devant leur téléviseur suivent la brève allocution du président Nixon: «Aujourd'hui, lors d'une des décisions les plus difficiles de ma présidence, j'ai accepté les démissions de deux de mes collaborateurs les plus proches, Bob Haldeman et John Ehrlichman. Deux des meilleurs serviteurs de l’Etat que j'ai eu le privilège de connaître.» L’événement est considérable, il marque le début de la fin du second mandat du président Nixon. Ce jour même, le Washington Star-News révèle la première rencontre entre le juge Mathew Byrne et John Ehrlichman «afin de discuter d'un poste gouvernemental de haut niveau». C’est dire si l’audience du procès Ellsberg s’annonce tendue. Devant une salle comble, le juge Byrne, pâle, défait et nerveux, prend la parole et parle de sa rencontre avec Ehrlichman. Il assure n’avoir jamais discuté du procès Ellsberg, mais omet de mentionner qu’il a vu le conseiller de Nixon une deuxième fois, à sa propre demande. Les avocats d’Ellsberg réclament l’abandon des poursuites contre leur client. Le juge rejette leur demande et décide qu’il n’y a pas matière à interrompre le procès.

Quelques jours plus tard, les avocats reviennent à la charge. Cette fois-ci, ils s’appuient sur de nouvelles déclarations de John Ehrlichman qui affirme que le cambriolage du cabinet du psychiatre fait partie d'une opération de la Maison-Blanche ordonnée par le président Nixon. Par ses actions, le président a «compromis le pouvoir judiciaire au point qu’un procès équitable est impossible», argumentent-ils. Imperturbable, le juge Byrne estime qu’il n’y a toujours pas lieu d’interrompre le procès, mais accepte de réentendre la défense. L’audience du 11 mai 1973 s’annonce décisive. Des chaises supplémentaires ont été installées le long des murs, les couloirs sont noirs de monde. Les journalistes venus en nombre occupent même le banc des jurés, excusés ce jour-là. Après avoir écouté les arguments des uns et des autres, le juge Byrne, tendu, prend la parole et lit cette déclaration en trébuchant sur les mots. «A compter du 26 avril, le gouvernement a fait une série extraordinaire de révélations sur la conduite de plusieurs organismes gouvernementaux concernant les accusés dans cette affaire. Il est de ma responsabilité d'évaluer l'effet de cette conduite sur les droits des défendeurs.» Il fait ensuite un résumé des activités des «plombiers» avant d'affirmer: «On n'a sans doute eu qu'un aperçu de ce que cette unité spéciale a réellement fait, mais ce que nous en savons est plus qu'inquiétant. Cette affaire soulève de sérieux problèmes, des questions que j’aurais voulu présenter à un jury. Mais les transgressions du gouvernement ne peuvent plus être ignorées.» Après avoir évoqué «les événements bizarres» qui ont pollué les débats, le juge annonce finalement n’avoir d’autre choix que d’annuler les poursuites contre Daniel Ellsberg et Tony Russo. La salle explose de joie. Daniel et Patricia Ellsberg tombent dans les bras l’un de l’autre. On applaudit, crie, s’étreint et pleure de joie. L'un des avocats d'Ellsberg allume un gros cigare en dessous d’un panneau «Interdit de fumer».

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Dans son édition du 12 mai 1973, le New York Times annonce l'annulation des poursuites contre Daniel Ellsberg et Tony Russo à la suite de la divulgation des Pentagon Papers. © The New York Times

A la Maison-Blanche, Nixon fulmine. «Ce fils de pute de voleur est devenu un héros national et il s’en sort grâce à un vice de forme. Le New York Times reçoit un prix Pulitzer pour avoir volé des documents. Et ils nous traitent de voleurs. Nom de Dieu, voilà où nous en sommes.» Il ne sait pas encore qu’un an plus tard, le 9 août 1974, il sera acculé à démissionner, victime du scandale du Watergate. Daniel Ellsberg n’est pas le premier lanceur d’alerte de l’histoire, mais, depuis la publication des Pentagon Papers, plus rien n’a été pareil aux Etats-Unis. Avant lui, 5% des révélations publiées par la presse provenaient de lanceurs d’alerte, contre plus de 80% de nos jours. Quarante-deux ans après l'affaire Ellsberg, une documentariste américaine, Laura Poitras, reçoit un mystérieux courrier électronique d’un «membre important de la communauté du renseignement» lui promettant des révélations.

Accompagnée du journaliste blogueur Glenn Greenwald, elle se rend quatre mois après à Hong Kong pour rencontrer devant un centre commercial un jeune homme tenant à la main, en signe distinctif, un cube Rubik. C’est un ancien employé de la CIA, un agent contractuel du plus secret des services secrets américains, la NSA. Il est venu à Hong Kong avec des dizaines de disques flash bourrés de documents top secret qui détaillent un vaste système de surveillance de l'Amérique. Il n’a jamais entendu parler de Daniel Ellsberg, mais, sans lui, il n’aurait sans doute pas pu déclencher la plus grosse fuite d’informations de ce début de XXIsiècle. Il s’appelle Edward Snowden et s’apprête à vérifier la «théorie» énoncée par Ellsberg: «Le contenu de la fuite est bien moins important que la fuite en elle-même.»