Omar Abdel-Rahman, le Cheikh aveugle (2/11)

Dans les années 1980, en pleine guerre froide, la CIA est prête à passer d’étranges alliances. En ouvrant ses portes au Cheikh aveugle, un prédicateur appelant à un djihad offensif, les Américains vont faire rentrer le loup dans la bergerie.

Emad Salem Emad Salem
Omar Abdel-Rahman, surnommé le «Cheikh aveugle». © Archives d'Emad Salem

Le cheikh Omar Abdel-Rahman, dit le «Cheikh aveugle» (décédé en février 2017), est à la croisée des réseaux islamistes. Où que l’on se trouve, il n’est jamais loin. Pour ses fidèles, il est l’homme de tous les djihads, il est le cheikh des cheikhs, primus inter pares (premier parmi les pairs). Sa fatwa habite les assassins du président Sadate, ses prêches enflamment les mosquées et poussent des milliers de jeunes croyants à aller combattre l’Armée rouge dans les vallées afghanes. Ogre ou saint homme? Que cachent ce regard vitreux, ce visage joufflu à la barbe blanche, cette silhouette coiffée d’une sorte de fez rouge, toujours vêtue d’une tunique et d’un pantalon blancs? Il est chez lui aussi bien dans les madrasas de Haute-Egypte et les salles de classe de l’Université Al-Azhar du Caire que dans les mosquées de Brooklyn ou les campements des moudjahidines afghans. Tous l’écoutent avec attention, il a l’oreille du seigneur de guerre afghan Gulbuddin Hekmatyar et celle de chefs d’Etat comme le Pakistanais Zia ul-Haq, ou encore Omar el-Bachir le Soudanais. Ses fidèles le vénèrent, les cassettes audio ou vidéo de ses prêches s’arrachent dans les centres islamiques, à Peshawar comme à New York. Grand mufti de la terreur islamique ou commandeur de fidèles? Issu de l’Egypte la plus archaïque, il se veut le Saladin des temps modernes et rêve d’entrer à son tour en vainqueur dans Jérusalem après avoir mis l’Afghanistan à feu et à sang. Dans les années 1980, les officiers de la CIA en poste au Pakistan croyaient tenir en lui leur plus fidèle allié, alors que lui rêvait déjà de mettre à bas les grandes métropoles américaines. Gare à ceux qui n’écoutent pas ses appels au djihad. Les Américains qui lui ont permis de se développer ont été sourds à ses prêches. Ils ont eu tort. Il est leur pire cauchemar. Plus encore peut-être que son associé Oussama ben Laden.

A quoi ressemble l’enfance d’un cheikh dans le petit village d’Al-Gmalia dans le delta du Nil à la fin des années 1930? A celle de tous les gosses du pays… à une différence près. Celui-là est devenu aveugle à l’âge de dix mois, probablement des suites d’un diabète. Il n’a dès lors d’autre échappatoire que la religion avec un seul et même livre de classe et de chevet: une édition en braille du Coran. A onze ans, il le connaît déjà par cœur. Il est mûr pour des études religieuses. La suite est cohérente. Un internat dans une madrasa, puis l’école de théologie du Caire et enfin l’Université Al-Azhar, centre historique d’étude de la littérature arabe et de l’enseignement de la théologie sunnite. Diplômé en jurisprudence islamique, Omar Abdel-Rahman est un bon étudiant, mais pas le plus brillant. Aux arcanes de la théologie, il préfère la politique et commence à militer avec les Frères musulmans pour l’instauration d’un Etat islamique égyptien. Ses commentaires du Coran ne sont pas excessifs et ses pamphlets restent dans la norme. Mais cette modération ne dure pas. Il se radicalise en 1967 après l’humiliante défaite des armées arabes ridiculisées par les forces israéliennes lors de la guerre des Six-Jours. Indigné, il interrompt ses études pour aller prêcher. Le cheikh s’installe à une centaine de kilomètres au sud du Caire, dans une petite mosquée du village de Fidimin, non loin de la ville de Fayoum. En deux ans, il transforme l’oasis de Fayoum et ses alentours en bastion de l’islamisme le plus intégriste. Allant de mosquée en mosquée, il exalte les croyants avec ses prêches contre «le Pharaon, l’Apostat, l’Infidèle». Prendre pour cible le président Gamal Abdel Nasser est imprudent. Un choix risqué dans l’Egypte des années 1960, a fortiori quand on est l'un des prédicateurs les plus virulents de la galaxie islamique. A force de harangues, le Cheikh aveugle se retrouve interdit de prêche et d’enseignement. Il est chassé de la mosquée de Fayoum en 1969. Son repli dans une école de filles d’Assiout est loin de calmer ses ardeurs… C’est donc sans surprise qu’il finit par se retrouver emprisonné dans la citadelle du Caire en compagnie de Frères musulmans, pour avoir incité les fidèles à ne pas prier pour l’âme du président Nasser qui vient de mourir. Le nouveau régime du président Sadate est enraciné sur deux piliers: l’armée et la religion. Les mosquées fleurissent, les exégèses du Coran aussi: le roi Fayçal d’Arabie saoudite a donné 100 millions de dollars au recteur de l’Université Al-Azhar pour combattre l’athéisme et le communisme. Une aubaine pour le Cheikh aveugle qui est sorti de prison et a repris ses études religieuses au Caire.

Un an plus tard, le voilà de retour à Fayoum, d’abord à Al-Minya, puis à l’Université d’Assiout en 1973. C’est l'un des tournants de son existence. Professeur de théologie, il fonde son enseignement sur les textes de deux des principaux penseurs de l’islamisme radical: le Pakistanais Abdou Ala el-Maadidi et l’Egyptien Sayyid Qutb. Deux martyrs de la cause islamiste. Il retient pour la développer l’idée-force de l’ouvrage fondateur de Sayyid Qutb, Le signe: le djihad doit être avant tout offensif, il doit attaquer les ennemis de l’islam et ne doit pas se contenter de défendre les musulmans. Dans son livre Les mots de la vérité (1987), Abdel-Rahman prêche pour un panislamisme rigoureux et cruel fondé sur la restauration du califat – aboli par Kemal Atatürk en 1924 à la suite du démantèlement de l’Empire ottoman – et l’instauration de la loi religieuse, la charia. De la théorie à la pratique, il n’y a qu’un pas qu’il franchit en rejoignant le groupe dissident des Frères musulmans Al-Gama’a al-Islamiyya, dont il devient le dirigeant pour la Haute-Egypte. Il rassemble autour de lui une poignée de docteurs en théologie et d’étudiants, ainsi que quelques paysans. Et ils se trouvent une cible de prédilection: la communauté chrétienne égyptienne, les coptes. Une fatwa du prédicateur autorise ses partisans à racketter les bijoutiers coptes afin de financer leur guerre sainte. Déjà, le régime de Sadate s’inquiète. Dès les premières arrestations, Omar Abdel-Rahman se réfugie en Arabie saoudite où l’attend un poste de professeur à l’Université féminine Ibn Saoud de Ryad. Mais pas question de s’en contenter. Dans le Moyen-Orient en ébullition, 1979 est l’année de tous les changements. Le traité de paix de Camp David entre l’Egypte et Israël, la révolution en Iran et l’invasion de l’Afghanistan autorisent les espoirs les plus fous. Le Cheikh aveugle sillonne le Moyen-Orient, implante des réseaux. Il tisse des amitiés indéfectibles. En Arabie saoudite, il fait la connaissance du docteur soudanais Hassan al-Tourabi, dirigeant du Front national islamique, appelé à devenir l'un des hommes les plus influents de son pays. Une même passion rassemble le cheikh et le docteur: la guerre sainte. Elle scelle leur amitié.

Le psychiatre Jenold Post analyse le charisme du Cheikh aveugle. Extrait de Les routes de la terreur, un film de Jean-Christophe Klotz et Fabrizio Calvi. Une coproduction Arte France - Maha Productions.

Isolée face au bloc arabe indigné par les accords de Camp David, l’Egypte apparaît comme un maillon faible sur le point de céder: les conditions politiques et sociales ressemblent à celles qui ont précédé la chute du shah en Iran. Il est temps pour Abdel-Rahman de rentrer au pays. Il a des hommes prêts à se battre, ceux d’Al-Gama’a al-Islamiyya, de l’argent, celui de généreux donateurs saoudiens, et surtout un projet politique: renverser le gouvernement du «Pharaon» Anouar el-Sadate pour instaurer un Etat islamique théocratique. L’homme est malin. Il sait manier le double discours et jusqu’où il peut aller avec son verbe haut. Pourtant, en 1981, quelques mois après son retour, il est arrêté au cours des grandes rafles ordonnées par Sadate. Il parvient toutefois à s’échapper pour se réfugier dans son fief d’Assiout. C’est de là qu’il émet la fatwa fatale autorisant l’assassinat des dirigeants politiques impies et qui va inspirer les meurtriers d’Anouar el-Sadate. Et c’est à Assiout qu’il se trouve au moment de cet assassinat. Nul ne sait ce qu’il y fit. A-t-il participé à la sanglante révolte qui a secoué la région à la fin 1981? Le régime n’en doute pas et voit en lui un dangereux adversaire à museler. Le cheikh est donc traqué, puis arrêté peu après pour être jugé en tant que responsable de la mort du président égyptien. Contre toute attente, il est acquitté! Il est également libéré, avec 300 autres suspects, de l’accusation de conspiration pour renverser le gouvernement égyptien. Cerise sur le gâteau, il reçoit 10’000 dollars d’indemnités de la part du gouvernement. Placé en résidence surveillée, il ne ménage pas le gouvernement Moubarak et émet une nouvelle fatwa autorisant cette fois l’assassinat du chef de la communauté copte.

Mais l’étau se resserre autour de lui. A l’interne, on complote: des dissidents tentent de l’évincer de la direction de son propre mouvement; à l’externe, on l’espionne. Alors, le prédicateur quitte à nouveau le pays et débarque quelque temps plus tard à Peshawar, ville frontière du Pakistan et la base arrière des moudjahidines qui tiennent en échec l’Armée rouge dans l’Afghanistan voisin. Nous sommes en 1985, six ans après l’invasion soviétique. Le Cheikh aveugle rêve de combats, de conquêtes. Pour lui, la guerre sainte passe désormais par l’Afghanistan. En ce début de l’année 1986, quand il arrive à Peshawar, les moudjahidines ont déjà repris le contrôle de 80% de l’Afghanistan. Ne résistent que les grandes villes. Le corps expéditionnaire soviétique a beau être passé de 85’000 hommes en mars 1980 à 118’000 hommes, détachements du KGB compris, il n’arrive pas à venir à bout de cette résistance. Et inutile de compter sur les supplétifs de l’armée afghane, les deux tiers d’entre eux ayant déserté. Pire, à l’instar des fonctionnaires, des catégories entières de la population, pourtant traditionnellement laïque, ont rejoint la résistance islamiste. L’URSS a perdu depuis longtemps cette guerre de guérilla. L’héliportage de troupes pour les amener directement au front, au contact des moudjahidines, de même que les attaques nocturnes s’avèrent inutiles. Les destructions de villages, la politique de la terre brûlée, les incessants bombardements aériens n’ont pas plus de succès. Au contraire, les opérations de nettoyage, les pillages, les viols, les massacres ne font que redoubler la hargne des résistants afghans. L’Armée rouge ne s’embarrasse pas de scrupules. Tous les moyens sont bons pour abattre l’ennemi, y compris ceux que condamnent les conventions de Genève: bombes à effet de souffle, napalm, phosphore et gaz toxiques. Quant aux sources d’eau potable, elles sont systématiquement empoisonnées. D’inquiétants moissonneurs sèment depuis le ciel des tapis de mines antipersonnel. Leurs préférées ressemblent à de petits jouets colorés, et font des milliers sinon des dizaines de milliers de jeunes victimes. Rien à faire, la résistance ne rompt pas. Elle se prépare même à l’assaut final, aidée par les milliers de combattants arabes accourus à l’appel au djihad lancé dans les mosquées du monde entier par des prêcheurs, dont le Cheikh aveugle. «Mon sentiment le plus fort, c’est la fierté, dira-t-il par la suite à Mary Anne Weaver, l'une des rares journalistes américaines à l’avoir interviewé. J’étais si fier de ma religion, du pouvoir que les musulmans avaient. Et je savais qu’Allah aiderait ces gens et cette religion. Je savais que l’islam finirait par triompher. J’avais tellement d’autres émotions qui m’étreignaient et que je n’arrivais pas à décrire, que je n’arrive toujours pas à décrire. Ma langue ne parvient pas à trouver de mots assez forts pour expliquer ce qui se passait en moi à l'époque.» Un témoin affirme l’avoir vu pleurer en entendant au loin le bruit du canon. «Je n’ai jamais rien demandé à Allah, lui aurait-il déclaré. Mais maintenant, je ressens mon handicap. Si seulement Allah pouvait me redonner mes yeux pour deux mois, deux jours ou même seulement deux heures, que je puisse moi aussi aller combattre pour le djihad.»

Le Cheikh aveugle est désormais chez lui à Peshawar. Tout le monde dans l’importante communauté arabe de la ville le connaît, les Egyptiens le vénèrent. Impossible de ne pas remarquer ce petit homme tout en rondeur, toujours vêtu d’une robe cléricale, son fez rouge trônant au sommet du crâne, ne se déplaçant jamais sans ses accompagnateurs qui guident ses pas avec dévotion. Qu’il prêche… et les mosquées se remplissent de fidèles prêts à franchir les passes montagneuses et à braver les dangers pour aller se battre contre les infidèles soviétiques. Une parole de lui… et les plus valeureux d’entre les guerriers se sacrifient sans hésiter. Un tel homme ne peut échapper à l’attention des dizaines d’agents américains en poste dans la ville. Tous sont convaincus de tenir en lui leur meilleur allié face à Moscou. N’est-il pas terriblement proche du seigneur de la guerre favori de la CIA, l'afghan Gulbuddin Hekmatyar? Il a aussi, ce qui ne gâte rien, l’oreille de l’homme le plus important de la région, le président pakistanais, Zia ul-Haq, qui le reçoit régulièrement. Instruments de la guerre secrète américaine, les mouvements de résistance des moudjahidines forment dès le début des années 1980 une «mosaïque disparate». Il n’existe pas moins de 170 groupes afghans de résistance, divisés en trois grandes tendances. Les fondamentalistes sunnites, les traditionalistes et les chiites. En mai 1985, à l’instigation des services de renseignements militaires pakistanais, sept factions parmi les plus importantes forment une alliance dont le siège est à Peshawar. Les Américains sont soucieux: l’«entente cordiale» entre les seigneurs de la guerre a du mal à prendre. Mais ils constatent avec plaisir que le Cheikh aveugle s’emploie lui aussi à rapprocher les frères ennemis de la résistance islamiste afghane. La CIA compte sur lui pour unifier les moudjahidines sous la bannière étoilée américaine. Par la suite, le Boston Globe expliquera que, dans les années 1980, Omar Abdel-Rahman était considéré par les Américains comme le «maître à penser des moudjahidines appuyés par la CIA». Tout le monde savait dans le bazar de Peshawar qu’il «travaillait étroitement avec les officiers de renseignement américains et pakistanais, qui orchestraient la guerre secrète en Afghanistan». La soixantaine d’officiers de la CIA et des Forces spéciales américaines, basés à la frontière avec l’Afghanistan, estiment qu’il est un atout solide. Voilà sans doute pourquoi les officiers américains ferment les yeux sur ses appels à la guerre sainte contre les Occidentaux. Question de priorités.

Emad Salem Emad Salem
Le «Cheikh aveugle» lors de la guerre d’Afghanistan. © Archives d'Emad Salem

A Peshawar, le Cheikh aveugle a retrouvé le cheikh Abdallah Youssouf Azzam, son meilleur ami. Diplômé comme lui de l’Université Al-Azhar du Caire, il est, lui aussi, un saint homme. On ne peut imaginer deux hommes moins bien assortis. Mais les camps de réfugiés et les mosquées sont en émoi quand s’avance ce grand gaillard élancé, robe traditionnelle afghane au vent, keffieh de guerrier palestinien fièrement noué sur le crâne, flanqué du petit rondouillard au regard vitreux coiffé de son fez rouge. Une même fièvre les anime, un même charisme leur fait galvaniser les foules. Les deux intimes se répartissent la tâche: au Cheikh aveugle les prêches, à l’autre le recrutement des combattants. Omar Abdel-Rahman retourne au Caire en 1988. A son domicile se pressent des dizaines de sympathisants sous la haute surveillance de la police égyptienne. Son organisation Al-Gama’a al-Islamiyya compte plus de 200’000 affiliés, dont certains, si ce n’est tous, sont prêts à mourir pour lui. Il est vénéré par ses troupes, craint du régime et respecté des Américains. Pendant quatre ans, il ne cesse de voyager pour prêcher la guerre contre les infidèles en Afghanistan. Si l’Egypte l’a fait sommité religieuse, l’Afghanistan l’a transformé en chef d’Etat. Un Etat virtuel et dangereux qui s’appelle djihad.

Pour exposer ses idées, il a une tribune internationale. Il fait jouer ses anciens réseaux, s’attache de nouveaux amis. A Londres et à Khartoum, il retrouve Hassan al-Tourabi, l'un des hommes les plus puissants du régime soudanais. En Arabie saoudite, il dîne avec les princes d’un royaume où ses amis se comptent par centaines, à commencer par le gouverneur de Ryad et le grand mufti. Personne ne peut plus l’ignorer. Pour leur part, les Egyptiens n’ont pas renoncé à le museler. En avril 1989, une fusillade éclate au Caire entre des policiers et ses hommes. La réaction est immédiate: accusé d’«incitation à l’émeute», il est placé en résidence surveillée en attendant de passer en jugement. Son arrestation n’est plus qu’une question de jours. Mais, le Cheikh aveugle n’a pas l’intention d’attendre sans rien faire. Le 1er mai 1990, il s’enfuit dissimulé dans une machine à laver spécialement adaptée. Le prédicateur reprend son bâton de pèlerin. On le signale au Soudan, en Arabie saoudite, au Pakistan. Les Etats-Unis sont la prochaine étape d’Abdel-Rahman. Ce n’est pas la première fois qu’il s’y rend. Pendant la guerre en Afghanistan, il y est venu au moins à cinq reprises pour recueillir des fonds. Avec la bénédiction de la CIA qui a sans doute facilité à chaque fois l’obtention de visas. Les Américains y trouvaient leur compte avec l’afflux de nouveaux combattants venus gonfler les rangs des moudjahidines qu’ils soutenaient. Les services consulaires américains du Caire savent depuis quelque temps que leur «protégé» a l’intention de s’installer aux Etats-Unis. Le 10 mai 1990, l’Ambassade américaine de Khartoum lui accorde un visa à multiples entrées valable cinq ans. Autorisation délivré par un officier de la CIA en poste à Khartoum sous couverture.

Tout le monde savait que le Cheikh aveugle était une menace pour la sécurité intérieure des Etats-Unis, cela n'a pas empêché l'Ambassade américaine de Khartoum de lui accorder un visa valable cinq ans. Extrait du film Les routes de la terreur, Jean-Christophe Klotz et Fabrizio Calvi. Une coproduction Arte France - Maha Productions.

Pourquoi la CIA introduit-elle le loup islamique dans sa propre bergerie? S’agit-il d’un geste de reconnaissance pour services rendus? Compte-t-elle sur lui pour continuer à acheminer armes et argent aux moudjahidines engagés dans un combat à mort avec le gouvernement communiste laissé en place par les Soviétiques? Ou alors l’Agence veut-elle éviter l’erreur commise dix ans plus tôt en ignorant un petit mollah exilé en France, Rouhollah Khomeini, qui allait venir à bout du tout-puissant shah d’Iran? Muni de son visa, le Cheikh aveugle s’embarque pour les Etats-Unis le 17 juillet 1990. Cette fois, il ne se déplace pas pour faire des conférences sur la guerre sainte ou recueillir des fonds pour les combattants afghans. Non, il est résolu à porter l’attaque au cœur du dispositif ennemi. Il bénéficie pour ce faire d’une cellule de djihadistes formés en Afghanistan et placés sous les ordres d’el Sayyid Nosair, le futur assassin du rabbin Meir Kahane. Le mécanisme de la machine infernale des attaques du 11 septembre vient d’être enclenché, avec la complicité involontaire de la CIA.

Omar Abdel-Rahman s’installe juste en face de New York, dans une résidence de Jersey City, avec son nouveau secrétaire, garde du corps et homme à tout faire, Mahmud Abouhalima. Régulièrement, il prêche le djihad contre les Américains à la mosquée Al-Salam de Brooklyn.C’est là qu’Emad Salem, l’homme du FBI, l’y croisera à de nombreuses reprises dès 1992. Il se dit que le cheikh ferait un ogre de conte de fées acceptable avec un œil énucléé et l’autre privé de pupille, sa barbe blanche fournie, sa tête enturbannée, son ample tunique et son solide embonpoint. «Il est aveugle, mais il voit tout», affirme Emad Salem à ses agents traitants. Les hommes d’Omar Abdel-Rahman sont à son image: dangereux, violents, illuminés et prêts à tout. Ils imaginent des espions partout, cherchent en permanence des micros, mettent à fond le son des radios et des télévisions quand ils doivent discuter de choses importantes. A force de fréquenter la mosquée Al-Salam, l’infiltré finit par être remarqué par le religieux qui le prend à part pour l’interroger.
— Et que fais-tu ici aux Etats-Unis? Comment vis-tu?, lui demande le vieil homme d’une voix douce, presque en chuchotant.
— Je suis bijoutier.
— Bijoutier… Humm… c’est bien, tu dois très bien gagner ta vie.

Emad Salem sait que ce dernier éprouve une affection particulière pour les joaillers. En Egypte, il a financé son organisation en envoyant ses hommes racketter des bijoutiers coptes. L’affaire a failli très mal se terminer quand la police égyptienne a trouvé sous son lit un baluchon plein de bijoux en or et de bagues serties de pierres précieuses. Il a fallu que l'un de ses soumis se dénonce pour qu’il évite de se retrouver une nouvelle fois en prison.
— Nous allons à Detroit pour lever des fonds, reprend le Cheikh aveugle. Veux-tu venir avec nous?
— Bien sûr, cheikh.
— Alors, loue une voiture et viens nous chercher. Et pas une petite voiture! Prends au moins un minibus, nous serons nombreux.

Emad Salem sait parfaitement que le FBI va se faire un plaisir de fournir le véhicule. Et de l’équiper. C’est ainsi qu’il va chercher le prêcheur et six de ses proches pour les conduire jusqu’à Detroit. Emad Salem affirme que le véhicule était bourré de micros-émetteurs relayés par un hélicoptère qui suivait à distance. En conduisant, il devait actionner les micros au gré des intervenants. Mais le dispositif tombe en panne et les conversations ne sont pas enregistrées. A la première halte, Abdel-Rahman demande à Emad Salem de le rejoindre à l’arrière, un autre fidèle prend le volant. Il l’interroge longuement sur son passé dans l’armée égyptienne. Emad est sur ses gardes, il sait l’homme rusé et redoute ses pièges.
— J’ai combattu lors de la guerre de 1973. Je suis un bon moudjahid, dit-il.
— Ce n’est pas vrai, tranche le cheikh. Tu n’es pas un bon moudjahid et tu n’as pas fait de djihad, car tu faisais partie de l’armée dirigée par des infidèles.
— Que dois-je faire pour me racheter?
— Tu n’as qu’une manière de t’en sortir. Retourne ton fusil contre Moubarak! Moubarak est un tyran, le chien de garde des Américains. Les Etats-Unis sont un serpent, l’Egypte et Israël sont sa queue. Dis-moi, sais-tu tirer?
— Bien sûr, cheikh. J’étais un tireur d’élite. J’ai même enseigné l’art du tir. Je fais partie de la division qui s’occupait des armes et des munitions.
— Tu veux te racheter d’avoir servi les infidèles? Tu vas en avoir l’occasion. Voici ce que tu vas faire. Le président Moubarak arrive mercredi à New York. Prends un fusil et tue-le!

Emad Salem est bouleversé, il peine à cacher son trouble. Le Cheikh aveugle a déjà assassiné «son président» Anouar el-Sadate, impossible de le laisser recommencer. Les questions se bousculent dans sa tête. Y a-t-il un complot pour tuer Moubarak? L’organisation a-t-elle préparé un attentat? A-t-elle l’intention d’organiser un soulèvement en Egypte? Il a juste la présence d’esprit de répondre:
— Bien sûr, cheikh, l’infidèle doit mourir.
— C’est bien. Tu peux reprendre le volant.

Encore sous le choc, Emad Salem allume la radio. Que n’a-t-il pas fait!
— Satan, apostat! invective le cheikh en s’agitant aux premières notes de musique.

Un fidèle sort immédiatement des cassettes de son sac. Le lecteur en avale une et recrache des sourates du Coran. Arrivé à Detroit, l'un des passagers interpelle Salem:
— Pourquoi as-tu un appareil photo?
— C’est un débat public, je veux photographier le saint homme.
— Personne n’a le droit de le faire.

Le soir même, Emad Salem dort par terre devant la porte de la chambre du cheikh, à côté de l'un de ses compagnons de voyage. A son réveil, il constate que quelqu’un a fouillé dans son portefeuille… La tournée des mosquées commence. Partout, le rituel est le même. Une fois les croyants rassemblés, on ferme les portes. Emad Salem et les gardes du corps prennent position devant la sortie pour assurer la «sécurité» de la réunion. Le prêche sur la guerre sainte terminé, chacun est invité à donner son obole. Emad Salem n’en croit pas ses yeux: les billets verts affluent. En moyenne 8’000 à 10’000 dollars par session. Emad Salem parvient à informer son contact au FBI de Detroit qu’Abdel-Rahman a l’intention d’éliminer le président égyptien: «Il faut agir vite. Il vient d’émettre une fatwa contre Moubarak; il m’a ordonné de l’exécuter.» L’agent prend note.

Emad Salen explique le pouvoir du Cheikh aveugle sur ses fidèles. Extrait de Les routes de la terreur, un film de Jean-Christophe Klotz et Fabrizio Calvi. Une coproduction Arte France - Maha Productions.

De retour à New York, Salem se précipite chez John Anticev. Il faut faire quelque chose, la date fatidique approche et d’ici peu on va lui demander de passer à l’action. Peut-être même lui fournira-t-on un fusil à lunette et lui indiquera-t-on l’emplacement d’où tirer. Le cheikh n’est pas homme à s’avancer à la légère, il a dû tout prévoir. John Anticev l’écoute attentivement et affirme qu’il transmettra l’information plus haut. Pour Emad Salem, cela ne suffit pas. Il fait alors quelque chose qu’il n’aurait jamais dû faire, selon les critères du FBI. Il passe un coup de fil en Egypte à l'un de ses amis qui travaille pour les renseignements militaires et l’avertit du danger imminent. Contrairement aux Américains, les Egyptiens réagissent vite et fort: ils annulent purement et simplement la visite à New York du président Moubarak. Cela provoque la fureur du FBI qui reprochera longtemps à sa taupe d’avoir prévenu les Egyptiens. «Tu ne dois parler à personne sans notre permission», le sermonne John Anticev. L’affaire laissera des traces.