Un lundi matin à Phoenix, en Arizona. William Mawwin se prépare pour aller à l’école. Il a 33 ans. En guise de bras droit, il porte une vieille prothèse couleur chocolat. Elle commence à lui faire mal, mais il n’a pas les moyens de s’en offrir une nouvelle. Sa main gauche est amputée de quatre doigts, jusqu’à la deuxième phalange. Son dos et son torse nus sont couverts de cicatrices rosâtres et boursouflées, les traces de coups et de brûlures. D’autres cicatrices couvrent son corps, vestiges funestes de blessures au couteau et de greffes de peau. Avec lenteur et précaution, ainsi qu’il a appris à le faire, il enfile des chaussettes, un jean, une chemise soigneusement repassée et une paire de chaussures de ville à bouts pointus. De l’autre côté de la pièce se trouve une chambre d’amis, vide à l’exception d’un lit double et d’une commode. L’ours en peluche de sa fille repose sur l’oreiller. William, grand homme maigre d’1 mètre 80, s’assied quelquefois sur le lit et serre son ourson contre lui. Il n’attend ni les grandes vacances ni celles de printemps ou d’hiver avec hâte. Chaque jour passé hors de la salle de classe invoque le souvenir de l’exil, et laisse la porte ouverte aux mauvaises pensées. Pour se rendre à l’école, il prend le bus ou marche, quand il n’a plus de sous. Son vieux van Nissan argenté reste inutilisé depuis qu’il a été recalé à son dernier contrôle technique. William n’a pas les moyens de le faire réparer. Il vit modestement d’une bourse fédérale Pell Grant et d’une pension d’invalidité, et cependant il lui est parfois difficile de payer son loyer. L’ensemble d’appartements au sein duquel il habite a changé de gestionnaire et les nouvelles règlementations incluent des pénalités sévères en cas de retard de paiement. Ce matin, William ne s’est pas réveillé à temps et il est en retard pour l’école. Aussi a-t-il besoin d’emprunter le taxi vert criard de son ami, employé de Discount Cab. Il se rend à son cours de géologie, ignorant les appels du répartiteur, guidant le véhicule de sa main aux doigts manquants, qui repose sur le volant de cuir noir.
Un soir de septembre 2005, j’animais une petite collecte de fonds pour le Lost Boys Center de Phoenix, trop occupée pour remarquer le jeune homme soudanais assis en silence sous un arbre de mon jardin, son immobilité agissant comme un camouflage. Des années plus tard, il me confiera combien il s’était senti seul ce soir-là. Son anglais était pauvre et sa vie l’avait rendu prudent et distant. Il mettait en doute les motivations des gens et n’avait jamais livré sa véritable histoire à personne. Moins d’un an plus tard, quand on me présenta à William lors d’un autre événement organisé pour les Lost Boys, je lui tendis la main et fut surprise au contact de sa paume et de ses doigts de plastique – bruns, brillants, sans vie. Par la suite, lorsque ce jeune homme commença à m’appeler «maman», je m’inquiétais de ce qu’il me faudrait lui donner en retour, au-delà de ce pour quoi je me sentais à l’aise, ce qui, il faut l’avouer, se résumait à peu de choses. Si le mot «mère» résonne comme une invocation ancestrale de sollicitude, j’étais pourtant pétrie d’égoïsme à cette époque de ma vie, un égoïsme assorti d’un vaste panel d’excuses rivalisant d’inventivité pour me dérober. Je finirais par réaliser – honteuse de cet anxieux instinct d’auto-préservation – combien ce jeune homme avait à nous offrir, à mes filles et à moi-même. Pas matériellement, lui qui ne possédait et ne possède presque rien, mais par sa loyauté et son intégrité, sans compter le cadeau qu’il m’a fait de me livrer son histoire exceptionnelle. L’histoire d’un survivant.