Fin 1997, j’ai l’impression que tout le monde part pour l’Egypte. Je rencontre Majok. Il me demande de l’aider à charger des choses dans un camion, je me mets à l’aider, nous discutons. Je suis son unique travailleur dinka, mais mon dinka est catastrophique étant donné que je n’ai appris la langue qu’en compagnie d’Akec. Je ne fais pas confiance à Majok. J’ai peur, je ne veux pas lui livrer mon histoire. Après trois semaines, il vient me trouver au marché et me dit: «Ok, ok, contente-toi de travailler avec moi, reste là, je te paierai.» Je lui réponds que j’ai travaillé pour beaucoup, beaucoup de gens, et que tout ce que j’ai obtenu jusqu’ici, ça a été la prison. Je ne veux pas de son aide. La femme de Majok me raconte alors l’histoire de son mari, et me jure que c’est un homme bon. Je retourne travailler pour lui.
Un jour, je dis à Majok que je veux aller en Egypte.
- En Egypte? Je peux t’avoir des faux papiers pour t’y rendre. Que veux-tu faire en Egypte?
- Ouvrir mon propre magasin, m’asseoir devant, vendre des choses. Je suis fatigué des rues. Je veux une vie tranquille.
- J’ai une boutique, laisse-moi te la montrer. J’ai une maison, une famille et une boutique.
- Tu es riche, ai-je dit.
Majok m’emmène chez lui pour y vivre, mais je ne me sens pas à l’aise dans sa belle maison. Pourquoi? Parce que je n’ai plus confiance en personne. Je coupe le cuir dans ma chaussure, fabrique une poche et garde mon argent dedans. C’est une astuce d’enfant des rues: ton argent habite dans ta chaussure. La nuit, je le garde dans une boîte de lait condensé, puis cache celle-ci dans un trou que j’ai creusé dans le sol, là où les gens marchent tous les jours, auquel ils ne penseront pas. Je gagne de l’argent en vendant de l’eau, en lavant des vêtements, en faisant du repassage, du nettoyage, en travaillant à la bagagerie ou à l’aéroport… peu importe. Je peux enfin payer Majok 1’000 livres soudanaises, ce qui représente quelque chose comme 200 dollars, pour un faux passeport. Je pleure en lui confiant cet argent. Je découvrirai plus tard qu’il m’a fait trop payer. Majok m’a arnaqué. «Ne dis à personne que tu as un passeport, ne dis à personne que tu pars pour l’Egypte», me recommande-t-il.
Je me retrouve à Wadi Halfa, mendiant, pour obtenir de quoi payer un ticket pour le bateau. Chaque vendredi soir, le bateau part pour Assouan, en Egypte. Après dix jours de manche, je me rends là où je suis censé rencontrer le type. Quand je le trouve, il m’informe: «Le bateau part à 17 heures. Rejoins-moi demain à 16 heures, pas 16 h 01, pas 16 h 05.» Je suis sur place à 15 h 40. «Où est l’argent?» demande-t-il. Il prend mon argent et me fait entrer dans ce gros conteneur en plastique sur le quai. J’y reste enfermé pendant deux heures. Il y fait tellement chaud que je ne peux pas respirer, je transpire à grosses gouttes. Finalement, quelqu’un charge le conteneur sur le bateau. Je dois attendre une heure de plus avant d’entendre le sifflement du bateau, pour ouvrir le conteneur et en sortir. A l’arrivée du bateau à Assouan, je donne au policier de l’immigration un passeport et l’argent qu’il me reste. Il prend l’argent, et, d’un signe de tête approbateur, tamponne le passeport. «Ok, tu peux y aller.» Je prends le train pour Le Caire, avec peut-être cinq ou six cents autres Soudanais. Le voyage prend 12 heures. Le 22 février 1998, j’ai 19 ans et je suis enfin au Caire. C’est une ville magnifique, surpeuplée. Maintenant, je peux commencer mon propre commerce, mon grand rêve devient réalité. Mais où m’installer? Je ne connais personne, je n’ai pas d’argent. Et que vais-je manger? Je découvre une église catholique que tous les Soudanais fréquentent. On me propose le gîte et le couvert en échange de travaux à effectuer dans l’église. Il est difficile de trouver du travail, aussi l’Eglise aide-t-elle les gens comme elle peut. Je reste là deux mois, jusqu’à décrocher un boulot dans l’arrière-boutique d’un magasin de chaussures. Trois mois plus tard, je suis mis à la porte car je n’ai pas de visa.