Sept.info | La radio des espions, mythe ou réalité?

La radio des espions, mythe ou réalité?

© Jef Caiazzo

Depuis la Première Guerre mondiale, les radioamateurs affirment que l’on peut entendre sur les ondes courtes des voix réciter des suites de chiffres. Ces stations de nombres seraient le moyen de transmission privilégié des services de renseignement pour diffuser des informations cryptées à leurs agents sur le terrain. Mais impossible de les identifier, encore moins de les localiser. Pourquoi continuent-elles d’émettre à l’heure d’internet?

Imaginons que vous ayez encore en votre possession un poste de radio acheté avant 1990. Imaginons qu'il soit allumé et réglé sur «ondes courtes», soit la longueur d’onde comprise entre 10 et 100 mètres. La nuit est avancée. Vous passez de canal en canal, le casque sur les oreilles. Au milieu du crépitement des ondes vous parviennent les stations et les voix du monde entier: la Voix de l'Amérique, la Voix de la Russie, voire même Radio Palestine ou Radio North Korea. Tout à coup, vous captez une série de bips cadencés comme un métronome, suivis de quelques mesures d'une berceuse jouée sur une boîte à musique. Puis, une voix synthétique d'enfant commence à égrainer en allemand une série de chiffres par groupe de cinq: eins, sechs, fünf, neun, null... Cette scansion quasi ritualisée qui semble venir de l’au-delà se répète plusieurs fois. Enfin, l'enfant hybride (se tait laissant place au silence habité de la bande. Vous ne le savez peut-être pas, mais vous venez de capter en direct ce que les Anglo-saxons appellent une numbers station ou station de nombres. En parcourant les ondes courtes, vous pouvez entendre ces suites de nombres en allemand, en anglais, en français, en russe et même en chinois. Toujours en mode répétitif, toujours scandées par des voix synthétiques, plus ou moins lointaines, plus ou moins claires... Vous pouvez aussi tomber sur des transmissions plus obscures en morse ou polytonales, une suite de notes aléatoires ou de perturbations sonores qui forme le corps du message. Car il s'agit bien d'un message. Mais qui l’envoie? A qui est-il destiné? Et pourquoi?

Pour répondre à ces questions, un retour dans le passé s’impose. Une station de nombres (numbers station, en anglais) est une station radio qui émet généralement sur le spectre des fréquences hautes, appelées aussi ondes courtes, qui ont la particularité de diffuser un signal sur de très longues distances pouvant couvrir la totalité d’un hémisphère lorsque la météo est favorable. Une technologie toujours utilisée par des radios étatiques telles Radio France International (RFI) ou la BBC. D’après Akin Fernandez, un passionné des transmissions par ondes radioélectriques qui a publié en 1997 un corpus regroupant plus de 180 échantillons sonores, The Conet Project: Recordings of shortwave numbers stations, ces émissions phoniques existeraient depuis la Première Guerre mondiale et compteraient donc parmi les premières transmissions radio. Si les satellites de télécommunication ont définitivement rendu ce procédé obsolète à partir des années 1990, il fut le moyen de transmission privilégié pour les communications militaires et la navigation maritime des années 20 jusqu’à la chute du bloc communiste. Il connut son apogée pendant de la guerre froide, les stations de nombres se captant alors par centaines. Intrigués par ces radios qui n’émettent pas en continu, qui apparaissent et disparaissent au fil du temps, même si certaines semblent suivre un programme régulier, des radioamateurs ont cherché à comprendre l’origine de ces messages sibyllins. Ainsi, l’auteur britannique de fiction Simon Mason n’a que 14 ans quand il reçoit comme cadeau de Noël un récepteur ondes courtes en 1971. Il capte sa première station de nombres peu après. Quelques années plus tard, en 1978, c'est au tour de l’Américain Chris Smolinski, futur ingénieur informatique, d'en faire la découverte dans les mêmes conditions. Ils ne se connaissent pas, mais chacun de son côté écoute et retranscrit au fil des années sa captation nocturne. «J’étais radioamateur, raconte Chris Smolinski, et, comme les autres, j’étais souvent connecté à mes émetteurs-récepteurs. Je ne me souviens pas précisément quand, mais cela devait être au cours de l’année 1980, je capte une transmission qui se borne à la diffusion d’une série de nombres. Je ne comprends pas. Je ne parviens pas à en expliquer la nature et l’utilité. Je cherche des informations du côté des radios publiques, via la BBC notamment, mais je reviens bredouille. Dans les magazines spécialisés que je lis à cette époque, tels Popular Electronics ou Radio Electronics, je ne trouve rien non plus, si ce n’est un article supputant que ces radios émettent de Cuba pour la côte Est des Etats-Unis en général et la Floride en particulier. Plus tard, j’ai rejoint un club de radioamateurs où nous échangions souvent au sujet des numbers stations. Nous émettions nos propres hypothèses sur la base de nos recoupements. Bref, dans un premier temps, je tâtonnais seul, puis nous avons tâtonné en groupe.» Dans la presse professionnelle, les pionniers de l'écoute des stations de nombres font état de conjectures, d'anecdotes et de rapports qui assombrissent plus qu'ils n’éclairent: ces séries de nombres seraient les résultats de diverses loteries, des bulletins météos, des transactions bancaires, les cours du café ou encore des messages destinés aux guérilleros qui écument le globe en ces temps agités par les guérillas. La rumeur attribue également ces activités radiophoniques aux narcotrafiquants internationaux. Hypothèse qui ne peut tenir longtemps en raison de l'étrangeté et la récurrence de ces transmissions. Les spéculations sont aussi nombreuses que les transmissions. Mais alors pourquoi ces émissions ne sont-elles pas répertoriées par les instances de régulation? Pourquoi n'apparaissent-elles nulle part, n’ont-elles pas d’existence légale? S'il est en effet envisageable qu’un profane puisse confondre une série de chiffres avec un bulletin météo ou des résultats hippiques, cela l’est nettement moins pour les séries de lettres, les bruits ou le morse.

Dans ce cercle restreint des radioamateurs émerge, en 1983, une figure énigmatique qui s’imposera rapidement comme une référence: Havana Moon. Sous ce pseudonyme se cache un spécialiste des communications cryptées de l’Agence de Sécurité Nationale américaine (NSA), William Thomas Godbey, qui affirme avoir capté sa première station au milieu des années 60. Décédé en 1996, ce fan de rock'n roll (Havana Moon est le titre d'une chanson composée par Chuck Berry) a été le premier à populariser la question des stations de nombres. Fasciné par ces rencontres radiophoniques du troisième type, il aborde ce phénomène avec la rigueur de l’enquêteur et la sensibilité du poète: «Les nombres peuvent être à la fois des messagers d’aventure, de rébellion, d’intrigue et de romance. Les nombres sont Bogart et Bergman. Ils sont Cagney et Lombard, William Powell et Mirna Loy qui décryptent le mystère d’un meurtre irrésolu. Ils sont Phillip Marlowe et James Bond. Ils sont le Cuba de Batista. Ils sont le Cuba de Castro. Ils sont une cabane désertée sur un tronçon désolé de California Highway 101. Les nombres sont aussi les messages codés de U-boats allemands, tout autant que le parc baigné de soleil dans le quartier de Little Havana de Miami alors que s’engage une partie de dominos sous les palmiers. Ils sont Key Largo et Casablanca. Ils sont le théâtre de l’esprit lorsque celui-ci raisonne dans ses plus hautes fréquences. Ils sont l’énigme absolue.» Dans son ouvrage Un, Dos, Cuatro, Havana Moon relève d’étranges émissions via des stations de nombres entre l’Allemagne de l’Est et l’Amérique du Sud dans les années 80. Provenant de deux sources différentes protégées par l’auteur, celui-ci écrit que des séries de chiffres, diffusées en allemand par une voix féminine synthétique, sont introduites et se terminent par l’émission en morse de la lettre N répétée trois fois, alors que les groupes de nombres constituant le corps du message indéchiffrable sont aussi systématiquement répétés deux fois. Autre fait notable, la prononciation de cette speakerine synthétique est typique d’un phrasé rarement entendu par les auditeurs en ondes courtes (numbers stations listeners dans le jargon). S’il ne fait aucun doute que l’accent est bien est-allemand, la scansion utilisée pour l’émission des chiffres semble civile. Habitués à la rigidité institutionnelle des messages captés en RDA, les contacts allemands d’Havana Moon sont déconcertés par cette anomalie. Des messages similaires dans le fond (introduction et clôture de l’émission par la série de N en morse répétée trois fois et corps du message consistant en des séries de 5 chiffres répétées chacune deux fois) et la forme (accent est-allemand de nature civile) sont également captés avec clarté en Floride. La géolocalisation par triangulation permet de situer leur origine dans les montagnes chiliennes au pied de la cordillère des Andes. A la suite d’une enquête minutieuse, la communauté des radioamateurs s’oriente vers la colonie Dignidad, secte néonazie fondée par le sinistre Paul Schaefer, réfugié au Chili pour échapper aux procès du IIIe Reich. Le complexe qui abrite la communauté est doté d’une piste d’atterrissage et d’une station radio ondes courtes. La garde rapprochée du bourreau allemand émet pendant plusieurs années ces séries de chiffres en allemand dont le lieu de réception précis restera mystérieux. L'affaire de la colonie Dignidad contribue à l'épaississement des ombres entourant le mystère des stations de nombres. D'autres radios diffusent en effet également une unique lettre, la plupart du temps en morse: le N, le W ou le K, la plus courante.

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