fbi luther king fbi luther king
«Les ténèbres ne peuvent pas chasser les ténèbres, seule la lumière le peut. La haine ne peut pas chasser la haine, seul l'amour le peut.» Martin Luther King, le plus jeune lauréat du Prix Nobel de la paix en 1964 pour sa lutte non-violente contre la ségrégation raciale et pour la paix. © DR

Le FBI en guerre contre Martin Luther King (2/3)

Le 25 mars 1965, à Selma en Alabama, une militante de la cause noire est tuée par un groupe du Ku Klux Klan. Parmi eux… un infiltré du FBI. L’affaire est étouffée, mais elle révèle les pratiques inquiétantes du Bureau. En laissant faire, le président Johnson donne carte blanche à J. Edgar Hoover. Le directeur du FBI peut se déchaîner sur son nouvel ennemi: Martin Luther King.

Quand Hollywood réécrit l’histoire, elle ne fait pas toujours dans la finesse. C’est le cas de Selma, d’Ava DuVernay, qui revient sur la lutte et la mort de Martin Luther King. Les auteurs du film revendiquent la liberté artistique, quitte à faire une entorse à l’histoire. Cette absence de précaution en a ému plus d’un dans le pays. Pour Joseph Califano, un ancien conseiller du président Johnson pour les affaires domestiques, par exemple, «Lyndon Johnson, considérait le Voting Rights Act comme sa plus grande réalisation législative, il a vu en Martin Luther King un partenaire essentiel dans l’obtention de sa loi (sur le vote des Noirs) - et il n’a pas utilisé le FBI pour le dénigrer.» Pour preuve, Califano cite une conversation téléphonique du 15 janvier 1965. Pendant cet appel, Johnson fait part à Martin Luther King de son intention de passer au Congrès une loi sur les droits de vote des Noirs: «Il n’y a rien de plus efficace, Docteur, que de faire voter tous les Noirs.» Johnson ajoute: «Notre position est la suivante: toute personne née dans ce pays, quand elle atteint un certain âge, a le droit de voter, qu’elle soit nègre, Mexicaine ou autre…» Puis le président Johnson souffle au révérend sa stratégie: «Prenez les pires conditions que vous rencontrez dans l’Alabama, le Mississippi, la Louisiane ou la Caroline du Sud… et montrez-les à la radio, à la télévision partout où vous le pouvez. Très vite, le gars qui ne fait rien d’autre que conduire un tracteur toute la journée dira: "Eh bien, ce n’est pas juste, ce n’est pas juste", et ça nous aidera à pousser la loi au Congrès à la fin.» Et Johnson de conclure: «Si on y arrive, ce sera la plus grande réussite de ma carrière».

Martin Luther King entend organiser une marche pacifique à partir de Selma vers Montgomery, capitale de l’Alabama. «Johnson pensait que cela serait utile, explique Joseph Caliano, et espérait qu’il n’y aurait pas de violence.»  C’était compter sans le gouverneur George Wallace, la police locale et les jeux troubles du FBI. L’agent fédéral Tom Burns est de ceux qui savent ce que signer un pacte avec le diable veut dire. Il en connaît les résultats et en mesure les conséquences. L’homme est petit, plutôt jovial, il aime boire et s’amuser, mais, sous ses airs d’Irlandais bonasse et rigolard, se cache un professionnel qui a côtoyé ce que le Bureau a fait de pire. Frais émoulu de la fabrique d’agents du FBI, Tom Burns est précipité au cœur de la tourmente à la fin de 1964. C’est un gamin du Nord et, comme à son habitude, le Bureau l’envoie au Sud. En Alabama, d’abord à Mobile, puis, quelques semaines plus tard, à Selma, c’est-à-dire, en ce début de 1965, dans l'un des endroits les plus violents des Etats-Unis. Tom Burns débarque dans la ville avec un autre agent. Ils sont chargés de venir en renfort à l’agent résident. Leur arrivée double les effectifs du Bureau. Dans les rues, la tension est palpable. L’activiste Amelia Boynton est en train de préparer une marche de protestation contre les violences policières. Martin Luther King est également en ville, il a lancé dans la bataille son organisation, la Southern Christian Leadership Conference. Le gouverneur Wallace interdit tous les rassemblements. Le 7 mars 1965, une première marche de protestation est organisée. Quelque 600 manifestants se rassemblent à Selma et comptent se rendre à Montgomery. La foule est dispersée à coups de matraques, de battes de base-ball et de gaz lacrymogène. Les policiers d’Etat et locaux se déchainent. Le même jour, la deuxième marche est bloquée devant le pont Edmund. C’est le fameux «Dimanche sanglant». Le 21 mars, une troisième marche réunit cette fois plus de 3’000 protestataires. Ils vont braver la pluie, le vent, le froid, et pendant trois jours, parcourir les 70 kilomètres de la Route 80 qui relient Selma à Montgomery. Depuis le 7 mars, Tom Burns et les trois autres agents du FBI observent. Ils n’ont rien raté, ils ont tout vu, tout noté. Le soir du 21 mars, ils sont parmi la foule rassemblée autour de chanteurs venus de tout le pays (Sammy Davis Jr., Nina Simone, Harry Belafonte, Tony Bennett, Frankie Laine, Peter, Paul and Mary). Le 25 mars, ils vibrent avec les 25’000 autres personnes aux accents d’un Martin Luther King inspiré qui déclame devant le siège du gouvernement local un de ses plus grands discours How long? Not long (Combien de temps encore, pas longtemps…) Si la marche est un triomphe, elle va se terminer en catastrophe pour le FBI.

Extrait du discours How Long? Not Long! de Martin Luther King, 25 mars 1965.

Le 25 mars 1965, entre Selma et Montgomery, d’inquiétants prédateurs rôdent et comptent agir à la faveur de la nuit. Ce sont quatre membres du Ku Klux Klan. Ils patrouillent à bord d’une Ford Impala bleue, à la recherche d’une proie facile à «évangéliser» à coups de flingue. De préférence un nègre, voire un «nègre-blanc» comme ils disent pour désigner les Blancs sympathisants de la cause des Noirs, ou mieux encore les deux. Non loin de Selma, ils repèrent une Oldsmobile avec à son bord une femme blanche et un jeune Noir. Elle s’appelle Viola Liuzzo, c’est une militante venue de Detroit, dans le Michigan. Elle vient de déposer des manifestants chez eux et s’apprête à faire de même pour le jeune Leroy Moton.L’Impala prend en chasse l’Oldsmobile, la rattrape, la dépasse et ralentit, une fois à sa hauteur. Les vitres s’abaissent, les canons des armes sortent. Le chauffeur hurle: «OK, les gars, allez-y, tuez-les!» Un bruit assourdissant, des éclairs: les prédateurs tirent quatorze balles sur l’Oldsmobile, qui quitte la route 80 et achève sa course contre une grossière clôture à brebis. Affalée sur le volant, Viola Liuzzo est morte de deux balles dans la tête. Leroy Moton s’enfuit dans la nuit à toutes jambes. Dans l’Impala qui s’éloigne à toute allure, le funeste équipage hurle de joie. «Je suis un sacré putain de tireur!» crie l’une de ces brutes. A l’arrière de la voiture, l’homme occupe plus de la moitié de la banquette. Il s’appelle Gary Thomas Rowe. C’est un infiltré du FBI.

Pour l’agent Tom Burns, l’affaire Gary Rowe est l'une de ces blessures qui ne cicatrisent pas avec le temps. Même s’il a traité bien des dossiers délicats, celui-ci est particulièrement douloureux. «Le but du FBI était de neutraliser le Klan, explique-t-il. Pour lutter contre des groupes comme le Klan, vous avez besoin d’informateurs. Vous recrutez des gens qui sont dans le Klan ou qui gravitent autour. Et ça a marché, je peux vous garantir que le FBI avait bon nombre d’informateurs au sein du Klan.» On ne sait pas exactement combien puisque le FBI n’a pas déclassifié tous ses dossiers sur le groupe. Le chiffre de 2’000 revient souvent. Cela signifierait que 20% des membres du Klan étaient contrôlés par le FBI. 

Quelques heures après la découverte du corps de Viola Liuzzo, l’agent du FBI de Selma reçoit un appel du responsable du Bureau de Birmingham dans l’Etat d’Alabama, à plus de 150 kilomètres de là. Il a une bonne nouvelle: le meurtre de Viola Liuzzo est résolu, tous les assassins sont arrêtés. La mauvaise nouvelle est que parmi eux se trouve l’infiltré du FBI, Gary Rowe. Les agents sont atterrés. Aujourd’hui, Tom Burns voit le verre à moitié plein et parle d’un «succès extraordinaire»: un meurtre résolu en quelques heures, voilà qui est digne du Livre des records. Oui, mais à l’époque il voyait plutôt le verre à moitié vide: un meurtre sauvage dans lequel un agent du FBI est impliqué, c’est aussi digne de figurer dans le livre en question, mais à une autre rubrique. Dans les heures qui suivent, le patron du FBI, J. Edgar Hoover, informe le président Johnson du rôle de Gary Rowe. Il lui confie que Rowe n’est pas un informateur comme les autres: «C’est l'une de ces personnes qu’on a infiltrées, juste comme on a fait pour le Parti communiste.» Gary Rowe est longuement interrogé par les agents de Birmingham. Tom Burns ne le verra que bien après. «Ils avaient tous des armes, déclare-t-il pour sa défense. Ils ont tiré. Rowe devait aussi tirer pour préserver sa crédibilité. Mais il a tiré au-dessus de la voiture, il n’a pas tiré sur Viola Liuzzo.» Le laboratoire du FBI confirme ces dires: la balle mortelle extraite du cerveau de Viola Liuzzo n’a pas été tirée par Rowe. Le Bureau a eu chaud, très chaud! Gary Rowe est entendu par William C. Sullivan, le responsable de la division Domestic Intelligence du Bureau (Renseignement intérieur), chargée entre autre de lutter contre les groupes clandestins armés aux Etats-Unis. L’interrogatoire est tendu. Sullivan harcèle Rowe: pourquoi n’a-t-il pas empêché la fusillade? Pourquoi n’a-t-il pas fait usage de la force contre les autres tueurs? A la fin, Sullivan accepte les explications de l’infiltré qui jure qu’il ne pouvait rien faire pour empêcher l’assassinat de la militante. A l’époque, le FBI a besoin du témoignage de son «informateur» pour envoyer les autres membres du commando devant les tribunaux. Mais gérer une brute de cet acabit n’est pas de tout repos. «Gary Rowe, confie William C. Sullivan, nous a bien servis, et le FBI l’a bien rémunéré: 8 à 10’000 dollars par an. Mais il nous donnait la migraine!»

Déclaration du président Lyndon B. Johnson sur l'arrestation de quatre membres du KKK en lien avec le meurtre de Viola Liuzzo, 26 mars 1965.

Gary Rowe avait rejoint la «klavern» 13, l’unité locale du quartier sud de Birmingham (Alabama), en 1959. Comme tous les nouveaux venus, il avait dû faire ses preuves, et de surcroît endormir les soupçons d’une organisation qui redoute les infiltrés du FBI. Alors il avait fait du zèle. Par la suite, s’interrogeant sur l’utilité de sa mission, il se demandera si le FBI n’aurait pas mieux fait de tenir à l’œil les enragés de la «klavern» 13. Après tout, ceux-ci n’étaient pas plus d’une dizaine, tout le monde connaissait leurs noms et ils n’étaient pas bien malins. Difficile de lui donner tort, au vu du scandale qui éclatera après la découverte du rôle de Gary Rowe dans l’assassinat de Viola Liuzzo. Divers procès s’ensuivront… Un infiltré comme Gary Rowe, c’était pourtant du pain bénit pour le FBI, il ressemblait à un homme du Klan, il avait l’air d’un homme du Klan, c'était un homme du Klan. Par moments, il avait du mal à faire la distinction entre sa casquette du FBI et sa cagoule du Klan. Rowe a ainsi grimpé dans l’organisation et intégré le très secret Klan Bureau of Investigation (KBI), créé pour combattre le FBI. Le jeu est même devenu amusant quand les agents du FBI l'ont enjoint de participer à une opération de déstabilisation du Klan. Sur ordre du FBI, Gary Rowe couchait avec le maximum d’épouses des autres membres de la «klavern» afin de semer la zizanie au sein du groupe… Mais les choses ont changé de nature dès le moment où ses supérieurs lui ont demandé de rejoindre un «groupe d’action» du Klan afin de recueillir des informations sur les tueurs. Les agents du FBI lui avaient dit qu’il ne devait en aucun cas «participer à des actes de violence». Mais comment assister à des actions de commando sans y prendre part? L’agent traitant de Gary Rowe résume le dilemme: «Difficile d’être à la fois un ange et un bon informateur.»

En 1975, la commission d’enquête sénatoriale Church, chargée de faire la lumière sur les exactions de la CIA et du FBI, consacrera une abondante littérature à Gary Rowe sur la base d’une audition pour le moins folklorique. On apprend notamment que Rowe avait averti le Bureau d’une attaque imminente contre des militants antiségrégationnistes à Birmingham. Il prévient: «Les hommes du Klan seront armés de battes de base-ball, de clubs de golf et de pistolets.» La police de Birmingham promet la voie libre pendant un quart d’heure. Mais l’attaque se déroule sans que les forces de l’ordre ou le FBI n’interviennent. L’infiltré Rowe s’en étonne. «Que voulais-tu qu’on fasse? lui répondent ses interlocuteurs. On n’a pas compétence pour intervenir. On n’allait quand même pas prévenir la police de Birmingham, elle était dans le coup!» A cette époque, le Bureau refuse en effet de protéger les cibles des tueurs du Ku Klux Klan. Ce n’est pas de son ressort, affirme-t-elle. Dès lors, Rowe participe à des expéditions punitives au cours desquelles des Noirs sont tabassés, sans en référer préalablement au FBI. Il oublie même de prévenir ses supérieurs quand sa «klavern» prévoit de dynamiter l’église baptiste de la 16e Rue, à Birmingham. La bombe explose en pleine messe, le matin du 15 septembre 1963. Quatre fillettes sont tuées. Cette fois, les agents du FBI refusent de cautionner l’escalade. Ils s’opposent à la promotion de Rowe. S’il est nommé chef de groupe d’action, ils menacent de mettre fin à sa mission. Rowe n’en continue pas moins à participer aux expéditions du Klan. Plus tard, Gary Rowe obtiendra une nouvelle identité et une nouvelle existence dans le cadre du programme de protection des témoins (Federal Witness Program). Il se fait appeler Thomas Neal Moore et vit à Savannah. Il ne s’est pas calmé pour autant et est de toutes les bagarres. «On le suppliait de se tenir à l’écart des rixes, poursuit William C. Sullivan. Quand nos agents examinaient les photos prises lors des émeutes qui avaient lieu sur son nouveau territoire, on le retrouvait toujours au milieu de ce qu’il y avait de pire…»

Dix ans après l’assassinat de Viola Liuzzo, Gary Rowe témoigne devant la commission du Sénat chargée des services secrets, le visage masqué d’une drôle de cagoule blanche, caricature de celle qu’il portait en ses années de Klan. Il n’est pas tendre pour son ancien employeur, qu’il accuse d’avoir couvert en partie sa sanglante dérive à l’intérieur de la «klavern» 13 de Birmingham. L’heure n’est plus à la guerre, mais aux dédommagements et aux procès. Le Klan n’existe déjà pratiquement plus. Les agents du FBI l’ont fait imploser. «Il ne faudrait pas penser que le Ku Klux Klan était une entité monolithique, explique Tom Burns. Créé après la fin de la guerre de Sécession, aux environ de 1865, le Klan est rapidement devenu une force politique à part entière. Au début du XXe siècle, il comptait des dizaines de milliers de membres. Il contrôlait des Etats du Sud et organisait de gigantesques manifestations à Washington. Pour redoutable qu’il fût, en 1964, le Klan n’était plus que l’ombre de lui-même. Ce n’était plus depuis longtemps un parti unique. Les querelles intestines ont accouché de dizaines d’organisations qui se revendiquaient du Klan et que nous avons toutes pénétrées.» William C. Sullivan a alors un plan pour en finir avec le Klan. Il le teste à Philadelphia. Pourquoi ne pas fusionner les trois entités du Klan qui se livrent une guerre sourde? Ainsi le FBI pourra-t-il mieux les contrôler. C’est ce qui se passe: «Depuis, le Klan n’a pas redressé la tête dans le Mississippi», écrit Sullivan dans ses mémoires. Pourquoi s’arrêter là? se demande William Sullivan. Après avoir blessé à mort le Klan, le chef de la division Domestic Intelligence du FBI se dirige sa prochaine cible: le révérend Martin Luther King.