Solo, l’espion qui était deux!

© sept.info

Durant deux décennies, les frères Childs, «les agents secrets les plus appréciés du FBI pendant la guerre froide», ont rapporté à J. Edgar Hoover des réunions en face à face avec les principaux dirigeants communistes, dont Mao et Khrouchtchev, alors qu'ils acheminaient des fonds soviétiques pour le parti communiste américain.

1951, la guerre froide bat son plein. Le FBI multiplie les poursuites contre les réseaux communistes. Le Bureau a percé nombre de secrets du parti communiste américain (PCUSA) en ayant recours à des écoutes sauvages et à des «visites», dont il ne peut exploiter les résultats obtenus illégalement devant les tribunaux. Il a le plus grand mal à prouver que le numéro deux du département d’Etat, Alger Hiss, est une taupe soviétique, ou que les rédacteurs en chef de la revue Amerasia ont trahi les Etats-Unis en publiant des documents confidentiels. Le Bureau éprouve les mêmes difficultés à faire condamner Judith Coplon Socolov, une employée du département de la Justice arrêtée le 4 mars 1949 alors qu’elle s’apprêtait à remettre 28 documents confidentiels du FBI à un employé soviétique des Nations Unies, ou à exploiter les révélations d’Elizabeth Terrill Bentley, ancien courrier d’un réseau soviétique basé à New York, qui a fait défection en 1945. Enfin, si le procès Rosenberg n’avait été placé sous le signe du déni de justice, il n’aurait eu aucune chance d’aboutir à la double condamnation à mort des époux. Cette cascade d’affaires plus ou moins menées à bien permet toutefois de présenter à l’opinion publique américaine le PCUSA comme une sorte de «cheval de Troie» moscovite. Le gouvernement a en effet décidé de poursuivre ses membres pour violation du Smith Act de 1940 qui qualifie de crime tout appel à renverser le gouvernement des Etats-Unis. Les douze principaux responsables du parti passent tous dans la clandestinité pour ne pas être emprisonnés. C’est pour les retrouver et les arrêter que le Bureau lance le programme Toplev. Les offices de New York et de Chicago mobilisent des centaines d’agents et forment des unités spéciales chargées d’interroger tous les anciens membres du PCUSA. C’est ainsi que des agents du FBI entrent en contact avec Jakob «Jack» Childs, ancien trésorier-payeur du Komintern, l’organisation chargée jusque dans les années 1940 d’exporter la révolution rouge à travers le monde. Jack Childs est un aventurier. L’amour du risque et du jeu a toujours guidé sa vie. Il aime à dire qu’il préfère se glisser dans une maison par la fenêtre plutôt que d’y entrer par la porte, question de sensations fortes. Son premier séjour à Moscou remonte à 1932: une véritable aventure qui l’amène à fréquenter les écoles de sabotage du Komintern avant de débarquer dans l’Allemagne nazie avec une ceinture bourrée d’or destinée au parti communiste allemand. Depuis lors, Jack Childs a ouvert les yeux sur la réalité du régime stalinien et, en 1947, il quitte le PCUSA. Approché par les agents du FBI, il leur dit: «Où étiez-vous depuis tout ce temps? Pourquoi ne m’avez-vous pas contacté avant? J’aurais pu élever toute une famille rien qu’en vous attendant!» Jack Childs accepte volontiers de travailler pour le FBI. C’est ainsi que démarre l’opération Solo. Elle va durer plus de trente ans et ne s’achèvera qu’à la chute du mur de Berlin. Entre-temps, grâce à Solo, le Bureau et différents présidents américains vont avoir accès à des informations de premier ordre sur les principaux dirigeants des pays communistes. C’est la plus secrète des opérations du Bureau: elle n’a été révélée qu’en 1995 grâce au témoignage d’anciens responsables du FBI. Depuis, à peine 45 dossiers la concernant, soit quelque 7’000 pages couvrant la période de mars 1958 à juillet 1968, ont été déclassifiés en 2011 et 2012.

L’agent traitant de Jack Childs, Alexander C. Burlinson, est un personnage haut en couleur qui aurait pu être écrivain, pianiste ou linguiste. Il est capable de composer des poèmes en latin et sa propension à truffer ses paroles de citations latines exaspère. Il tranche avec ses collègues par ses chemises hors de prix dont il change plusieurs fois par jour. Outre les deux paquets de cigarettes quotidiens qu’il fume, on ne lui connaît qu’une faiblesse: un ulcère, qu’il soigne en le noyant sous des litres de lait coupés au whisky. Burlinson est l’un des rares agents spéciaux à ne pas aimer travailler sur le terrain. Il conçoit les enquêtes comme une partie d’échecs. C’est dans sa maison de campagne du comté de Wechester (Etat de New York) qu’a lieu le débriefing de Jack Childs. Les deux hommes sont à l’opposé l’un de l’autre, mais se complètent. Jack Childs aime à parler, Burlinson se plaît à écouter. L’ancien partisan explique qu’il n’a jamais vraiment ajouté foi à «toutes ces conneries communistes». Il évoque son séjour à Moscou, ses missions à Berlin, avant de donner la clé de son engagement. S’il a rejoint le parti communiste américain au début des années 1930, c’était pour venir en aide à son frère. «Morris, c’est votre ticket d’entrée pour les hautes sphères du parti communiste», affirme-t-il à son interlocuteur privilégié. Jack était un homme d’appareil; Morris, un leader. Jack connaît beaucoup de monde; Morris, lui, connaît tout le monde. Contrairement à son frère, Morris est un révolutionnaire convaincu. Pour lui, la révolution n'est pas un «dîner de gala». Pour bien faire comprendre la différence à son agent traitant, Jack Childs raconte que, quand il se trimbalait au coeur de l’Allemagne nazie, il lui arrivait de se défaire de sa ceinture de pièces d’or lorsqu’il se mettait au lit, généralement avec des prostituées. Ça n’aurait jamais pu arriver à son frère: non seulement Morris ne se serait jamais séparé une seconde de sa précieuse ceinture, mais il n’était pas question qu’il couche avec des prostituées. Morris Childs, né Moishe Chilovsky à Kiev en 1902, débarque à Moscou empli d’une ferveur quasi mystique. Il a rejoint le PCUSA en 1919, à l’âge de dix-sept ans, et est devenu proche d’une des figures légendaires du parti, Earl Russell Browder, l’un des premiers agents du Komintern. Envoyé à l’Université Lénine de Moscou en 1929, Morris y tisse des liens avec les futurs grands dirigeants communistes de la planète. Forgées pendant les cours de sabotage du Komintern, ces amitiés-là sont indéfectibles. De retour aux Etats-Unis, il poursuit son ascension au sein du PCUSA jusqu’à devenir, à la fin de la guerre, le rédacteur en chef de son quotidien, le Daily Worker. Mais en 1946, lors d’un voyage à Moscou, il perd foi dans le parti: trop de ses camarades ont disparu, victimes des purges, et il s’inquiète du sort réservé aux intellectuels juifs. Aux Etats-Unis, les luttes internes et les intrigues au sommet du PCUSA l’épuisent. Il est bientôt destitué de son poste de rédacteur en chef. Epuisé par des crises cardiaques à répétition, il s’éloigne du parti et attend la mort dans une sordide chambre du «Village» à Chicago.

Le Bureau aurait dû arrêter Morris Childs dès 1947; il ne l’a pas fait à cause de sa mauvaise santé. Les agents chargés de le filer le voyaient marcher péniblement dans la rue, s’arrêter tous les cinquante mètres pour reprendre son souffle. Après sa disgrâce au sein du PCUSA, le Bureau s’était désintéressé de son sort jusqu’à ce que Jack Childs propose au contraire de l’employer pour la plus folle des opérations d’infiltration. A la demande de son frère, Morris Childs reçoit en avril 1952 l’agent spécial Carl N. Freyman, un homme doux aux faux airs d’intellectuel, en réalité l’un des meilleurs recruteurs d’informateurs du Bureau. Morris Childs ne demande qu’à se laisser convaincre: il est revenu du communisme depuis plusieurs années déjà. Est-il prêt à renouer avec ses anciens contacts et à devenir une taupe au sein du PCUSA? Il répondrait oui sans hésiter, n’étaient ses problèmes de santé. Carl Freyman contacte les meilleurs cardiologues du pays tout en priant pour que son supérieur n’y trouve rien à redire. Morris Childs ne travaillerait pas pour le FBI, et pourrait même ne jamais rendre aucun service, si son coeur venait à flancher. Le Bureau, qui n’est pourtant pas réputé pour sa philanthropie, accepte de financer des soins onéreux à la clinique Mayo de Rochester, Minnesota, afin de sauver la vie de Morris Childs. Autre problème: comment l'ancien communiste pourra-t-il expliquer aux camarades du parti d’où vient l’argent pour ses soins? C'est son frère Jack qui trouve la solution: organiser une quête au sein du PCUSA en omettant de préciser que le plus gros contributeur est le FBI! Le tour est joué. Six mois plus tard, c’est un Morris Childs transfiguré qui sort de la clinique Mayo. Il a repris du poids, retrouvé de la vigueur, il ne se traîne plus et n’a qu’une envie: en découdre avec ceux qui l'ont laissé tomber après l’avoir pressé comme un citron. Il ne reste donc plus qu’à faire savoir à ses dirigeants que Morris Childs est prêt à rempiler… C’est la mission de Jack. Début 1954, Morris reçoit un coup de fil anonyme lui fixant rendez-vous dans une cabine téléphonique du nord de Manhattan. De là, un correspondant l’envoie dans une chambre de l’hôtel Sovereign où il retrouve le responsable à la sécurité des réseaux clandestins du PCUSA. Après un interrogatoire courtois mais ferme, il se voit proposer de reprendre du service. Le parti a besoin d’argent. Depuis que la direction est passée à la clandestinité, tous les liens avec Moscou sont rompus. Pourrait-il renouer avec les Soviétiques et leur demander un financement? La démarche est logique. Morris Childs a toujours eu de bonnes relations avec Moscou. Il se dit encore trop faible pour voyager, mais accepte à condition que son frère Jack l’aide dans sa mission. Les deux hommes se quittent après être convenus d’entrer à nouveau en contact en passant par une sympathisante du parti. A compter de ce jour, au Bureau, les dossiers des deux frères portent un astérisque, symbole signifiant que, pour des raisons de sécurité nationale, ils ne pourront jamais témoigner devant les tribunaux. Une procédure réservée aux informations recueillies dans le cadre d’écoutes et de «visites» illégales.

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Les militants Robert Thompson (à gauche) et Benjamin J. Davis (à droite) entourés de piquets de grève pendant les procès du Smith Act des dirigeants du parti communiste des Etats-Unis d'Amérique (PCUSA) en 1949.  © Library of Congress

Réintégrés au sein du PCUSA, Jack et Morris Childs ont du mal à rétablir le lien avec l’URSS. Ils ont prévu de passer par les camarades canadiens, mais Moscou ne répond pas. La mort de Staline et la désorganisation qui s’en est suivie y sont sans doute pour beaucoup. Les frères Childs insistent néanmoins et restent en contact avec leurs homologues canadiens. De retour du XXe Congrès du parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), le secrétaire général du parti communiste canadien remet à Jack Childs la copie du discours prononcé par son homologue soviétique, Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev, dans la nuit du 25 au 26 février 1956. C’est une véritable bombe: Khrouchtchev y critique violemment la période stalinienne et en condamne le caractère dictatorial et répressif. Le document est remis au directeur du FBI, J. Edgar Hoover, qui le communique au département d’Etat. La CIA en obtient elle aussi une copie par le canal des Services secrets israéliens. La publication d’extraits du discours de Khrouchtchev, le 16 mars 1956, par le New York Times, provoque un véritable séisme politique. En 1957, à la suite d’une décision de justice au niveau fédéral rendant impossible toute poursuite de ses dirigeants en vertu du Smith Act, le PCUSA sort de la clandestinité. Morris Childs est nommé adjoint du premier secrétaire, chargé des relations avec les partis frères soviétique et chinois. Il est en quelque sorte le ministre des Affaires étrangères du parti. En 1958, Morris Childs retourne enfin à Moscou après plus de dix ans. Il y est accueilli à bras ouverts par Boris Nicolaevitch Ponomarev, responsable des relations internationales du parti soviétique. Ponomarev promet de financer le PCUSA à hauteur de 75’000 dollars pour 1958 et de 200’000 dollars l’année suivante. Afin de brouiller les pistes, les deux hommes conviennent de faire transiter l’argent par le Canada. Morris quitte Moscou pour se rendre à Pékin, où il est reçu pendant cinq heures par un Mao Zedong très remonté contre Moscou. Mao ne digère pas la charge de Khrouchtchev contre Staline. Il parle de trahison, traite les Soviétiques de «révisionnistes». L’agent double rentre aux Etats-Unis le 28 juillet 1958 avec les premières informations concrètes sur l’un des événements majeurs des années 1960: le schisme sino-soviétique. Dans les années qui suivent, grâce à Morris, le gouvernement américain est régulièrement informé de la dégradation des relations entre les deux pays. Le département d’Etat apprécie et félicite régulièrement le Bureau pour la qualité de ses informations. En janvier 1959, Morris Childs dirige la délégation américaine au congrès du PCUS. Il a droit à un coffre-fort au Kremlin afin d’y entreposer les documents les plus confidentiels. Un soir, il referme maladroitement la porte du coffre-fort sur son petit doigt; hospitalisé d’urgence, il refuse l’anesthésie proposée avant d’être amputé de l’auriculaire, de crainte de révéler inconsciemment des secrets. Le lendemain, à la tribune, Khrouchtchev salue le geste d’un camarade héroïque qui a préféré souffrir plutôt que de courir le risque de lâcher des révélations à des médecins qu’il ne connaît pas. Khrouchtchev fait applaudir par les délégués «le dernier des numéros un bolcheviques», et annonce que le petit doigt amputé sera enterré au pied du mur du Kremlin!

L’argent de Moscou coule à flots, d'abord via le Canada à partir du mois de septembre 1958: 12’000 dollars, puis 17’000, puis 6’000 et enfin 25’000, que Jack Childs récupère soit à New York, soit à Toronto. Puis, quand les versements dépasseront le million de dollars, l’argent sera remis directement à Jack par un agent du KGB, généralement sur une route en rase campagne, selon une routine parfaitement rodée par les agents des différents services. A chaque versement, la taupe retrouve, dans un discret appartement new-yorkais, son agent traitant au FBI qui compte et photocopie chaque billet de banque. Ensuite, il entrepose le magot dans un coffre-fort et le remet par petits montants aux dirigeants du PCUSA quand ils lui en font la demande. Véritable banquier du parti communiste américain, Jack Childs contrôle toutes ses dépenses. Dans le courant des années 1960, la Federal Reserve Bank de New York alerte le FBI: il circule aux Etats-Unis des billets de 50 dollars qui ont transité par Cuba, pays sous embargo. La banque de la réserve fédérale a trop bien fait son travail: elle a remonté la piste des dollars «cubains»; les numéros de série communiqués au FBI correspondent à ceux de centaines de milliers de dollars remis à Jack Childs par le KGB. Le FBI ne veut pas courir le risque de voir les autorités financières alerter l’opinion sur l’existence d’un tel trafic avec Cuba, ou même avec l’ennemi soviétique. A l’occasion d’un déjeuner au Club des anciens de Yale, l’agent spécial Alexander Burlinson demande à l’un de ses amis, directeur de banque, si son établissement accepterait de «blanchir» des millions de dollars en cash pour le compte du FBI. Le banquier accepte et promet de se charger lui-même de l’opération. Burlinson souhaite également louer des coffres-forts sous de faux noms. Le banquier éclate de rire en disant qu’ils auraient mieux fait d’aller déjeuner dans un restaurant de la mafia! «D’une certaine manière, le FBI a financé le parti communiste américain, reconnaît l’ancien numéro deux du Bureau, Cartha Dekle DeLoach. Le FBI a autorisé le parti communiste à opérer avec l’argent de l’Union soviétique que nous aurions pu confisquer. Mais nous aurions exposé nos informateurs et nos sources. Et cela, nous ne pouvions nous le permettre.»

Malgré ses millions, le PCUSA n’est pas généreux pour autant, et se montre chiche avec l’argent de Moscou. Morris Childs est très mal payé. Pour lui permettre de vivre et de mieux assurer sa sécurité au cas où le KGB viendrait à enquêter sur son compte, le Bureau l’aide à créer une société à Chicago, les «Femmes en blanc», spécialisée dans la vente d’uniformes pour infirmières. Le Bureau loue non loin des bureaux au nom d’une autre société qui sert de quartier général à l’opération Solo. Quand Morris ou Jack Childs s’y rendent, ils sont filés par des agents du FBI chargés de vérifier que personne d’autre ne les suit. Pour faciliter les déplacements de Morris Childs, qui voyage sous de fausses identités, le Bureau recrute un agent de voyage. La taupe peut ainsi changer d’itinéraire au tout dernier moment, entrer sur le territoire soviétique ou le quitter comme bon lui semble. Il n’a pas à justifier ses expéditions de l’autre côté du rideau de fer. Il s’agit là de protéger ses déplacements contre la curiosité des services secrets alliés ou des agents de la CIA. Morris s'assure également de faire escale dans une capitale d’Europe de l’Ouest avant de rentrer aux Etats-Unis: transit indispensable qui facilite son retour au pays sous une fausse identité. Informé de son arrivée imminente, le Bureau dépêche l’un de ses hommes à l’aéroport pour détourner les regards inquisiteurs des agents des douanes ou de la police des frontières.

Les dirigeants soviétiques sont particulièrement friands de médicaments américains. La demande est telle que le FBI s’adjoint les services d’un pharmacien qui approvisionne Morris Childs sans poser de questions. Le Bureau pense à tout: aux Etats-Unis, les médicaments sont souvent livrés dans de petites boîtes en plastique au nom du malade. Sur les étiquettes figure toujours le nom d’emprunt utilisé par l’agent double pour voyager… «Solo». Morris est à Moscou le 22 novembre 1963, jour de l’assassinat du président John Fitzgerald Kennedy. Il est aux premières loges pour enregistrer la réaction des responsables soviétiques. Son témoignage est capital dans un monde en proie aux tensions les plus dangereuses de la guerre froide. Les deux premières puissances nucléaires de la planète ont été au bord de l’affrontement entre le 16 et le 28 octobre 1962, lors de l'épisode des missiles soviétiques pointés sur les Etats-Unis depuis Cuba. Les Soviétiques ne seraient-ils pas responsables du meurtre du président américain? Morris Childs va le découvrir très vite. Dans les minutes qui suivent l’annonce du décès de JFK, il est reçu par un Boris Ponomarev qui ne cache pas son incrédulité. Le dirigeant soviétique est effondré; il ne comprend pas comment un tel attentat a pu se produire. Sa réaction n’est pas feinte. L’entourage de Ponomarev est divisé: la plupart sont terrifiés à l’idée que les Américains fassent porter la responsabilité sur le KGB; certains pleurent même la mort d’un adversaire qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’admirer. Tous se demandent si le président américain n’a pas été plutôt victime d’un complot de l’extrême droite. Ponomarev assaille Morris de questions. Il a l’air sincèrement désemparé et ne cache pas être sous le choc. Les deux hommes sont en pleine discussion quand deux des plus proches conseillers de Ponomarev font irruption dans le bureau. Persuadés, à tort, que Morris ne comprend pas le russe, ils annoncent à leur patron que les Américains affirment avoir arrêté l’assassin de Kennedy: il s’agit de Lee Harvey Oswald, ancien marine, qui a déjà défrayé la chronique en allant se réfugier en URSS pendant deux ans avant de revenir aux Etats-Unis en compagnie d’une épouse russe! Les Soviétiques avaient été ravis de s’en débarrasser en 1961. Ils n’avaient plus eu de nouvelles de lui jusqu’à ce qu’en septembre 1963, il débarque à l’Ambassade soviétique de Mexico, où il a été reçu par un haut responsable du KGB, Valeriy Vladimirovich Kostikov. Oswald voulait un visa pour se rendre à Moscou et, de là, rejoindre Cuba. Econduit poliment, il s’était alors précipité à l’ambassade cubaine. Les deux conseillers de Ponomarev remettent à leur patron le dossier de Lee Harvey Oswald indiquant clairement que le KGB ne l’a jamais employé, car il s’en méfiait. Le responsable des relations internationales du parti soviétique redoute la réaction des Américains quand ils découvriront que Lee Harvey Oswald a rencontré Valeriy Kostikov dans la capitale mexicaine. L’assassinat d’Oswald par le patron d’une boîte de nuit de Dallas Jack Ruby le 24 novembre 1963 ne fait qu’augmenter les craintes de Ponomarev. Non sans un brin de paranoïa, il a peur que le KGB ne soit accusé d’avoir fait exécuter Oswald pour masquer les preuves de son implication! A Moscou, de nombreux responsables partagent cette analyse. D’aucuns proposent même de confier à l’agent double la mission d’expliquer au gouvernement américain que les Soviétiques ne sont pour rien dans l’assassinat de Dallas. Proposition absurde, si Morris Childs est bien celui qu’il prétend être. Un haut responsable communiste américain clamant l’innocence de Moscou est bien la dernière personne susceptible d’être entendue à Washington! En revanche, il va s’acquitter de cette mission en tant que taupe du FBI. Il est en effet convaincu que les Soviétiques n’ont rien à voir avec l’attentat et ne doute pas un instant de la sincérité de leurs réactions. A peine rentré aux Etats-Unis, il est débriefé et son témoignage est transmis à J. Edgar Hoover, qui le communique à son tour au nouveau président, Lyndon B. Johnson. Ce dernier a déjà été informé, par les agents de la CIA à Mexico, des contacts entre Lee Harvey Oswald et Valeriy Kostikov. Reste encore à savoir ce qui s’est passé lors de la visite d’Oswald à l’ambassade cubaine.

Début 1964, Jack Childs se rend à La Havane pour parler avec Fidel Castro. Les deux hommes, qui se sont connus à Moscou, s’entendent à merveille. «Nos représentants à Mexico nous ont fourni un rapport détaillé sur la visite de Lee Harvey Oswald à notre ambassade, lui raconte le Lider maximo. Il s’est précipité à l’intérieur de l’ambassade, a exigé un visa et, quand on le lui a refusé, il a dit: “Je vais tuer le président Kennedy. Pour vous”» Fidel Castro ne s’explique pas l’attitude d’Oswald. En revanche, il est convaincu de l’existence d’un complot. Il explique à Jack comment il en est arrivé à cette conclusion. Accompagné d’un tireur d’élite, il a reconstitué l’attentat de Dallas. Munis chacun d’un fusil du même type que celui employé par Oswald (une carabine Carcano calibre 6,5 éqauipée d'une lunette de visée), les deux hommes ont essayé d’atteindre une cible mouvante située à la bonne distance depuis une hauteur équivalant à celle où se trouvait le tueur. Aucun des deux hommes n’est parvenu à placer trois balles dans la cible dans le temps imparti. «Il y a eu complot, confirme-t-il. Il a fallu au moins trois hommes pour abattre le président Kennedy. Qu’est-ce que votre gouvernement attend pour les arrêter?» Lyndon Johnson a en sa possession les témoignages des deux frères Childs excluant toute implication des Soviétiques et des Cubains dans l’assassinat. Pourtant, en chargeant le président de la Cour suprême des Etats-Unis Earl Warren de diriger la commission d’enquête, Johnson lui recommande la plus grande prudence, déclarant redouter un conflit nucléaire qui pourrait faire des millions de morts. Johnson s’est-il servi de ce prétexte pour brouiller d’autres pistes plus embarrassantes et empêcher la vérité de voir le jour? La question reste ouverte.

Le 15 octobre 1964, le Praesidium du Soviet suprême de l’URSS accepte la démission de Nikita Khrouchtchev de son poste de premier secrétaire du PCUS. Les opposants à «Monsieur K» sont emmenés par Leonid Ilitch Brejnev, Alexandre Nikolaïevitch Chelepine et le chef du KGB, Vladimir Yefimovitch Semichastny; des hommes que Morris Childs connaît bien. Ils lui expliquent que le parti reproche à Khrouchtchev d’avoir commis des erreurs politiques (crise des missiles de 1962) et d’avoir désorganisé l’économie soviétique, principalement son secteur agricole. Ils rassurent l’agent de liaison: le PCUSA continuera d’être financé par Moscou et son interlocuteur principal, Boris Ponomarev, reste en place. Le nouvel homme fort de l’URSS, Leonid Brejnev, considère Morris Childs comme son ami. Lors des réceptions au Kremlin, il lui présente tous les dirigeants des pays frères. Attitude qui tranche avec la réserve dont fait preuve le même Brejnev envers Gus Hall, premier secrétaire du PCUSA. Lors de ses tête-à-tête avec Morris Childs, le dirigeant de l’Union soviétique se laisse aller à des confidences sur la politique de son pays. Il lui remet même des documents confidentiels pour qu’il puisse mieux expliquer aux camarades américains la ligne du PCUS. Lors de ses nombreux voyages, Morris est souvent accompagné de sa femme Eva. Craignant que le KGB n’ait truffé leur appartement de caméras et de micros, les époux recopient parfois les passages les plus frappants des textes remis par les Soviétiques. Ils prennent des notes en silence, le soir venu, après avoir éteint la lumière, sous les draps, à la lueur d’une lampe de poche. Ils «exfiltrent» les documents dans des pochettes fixées sur leur ventre à l’aide de sparadrap. Leur statut les met à l’abri d’une fouille inopinée, mais pas leur mauvaise santé: en cas d’hospitalisation, ils auraient du mal à justifier la présence de notes confidentielles scotchées sur eux. L’agent double apprend avant tout le monde que l’URSS est en train d’aider militairement le Viêtnam du Nord. Information capitale, alors que les Etats-Unis s’enlisent dans le bourbier indochinois. Mais les renseignements recueillis par Morris et Jack Childs ne sont pas traités avec toute l’attention nécessaire. C'est le cas notamment au printemps 1968, quand le responsable du contre-espionnage du Bureau, William Cornelius Sullivan, ne transmet par exemple pas à la Maison-Blanche ni au département d’Etat le rapport annonçant avec quelques semaines d’avance l’invasion de la Tchécoslovaquie afin de stopper net le printemps de Prague d’Alexander Dubcek. Les responsables de l’opération Solo protestent: si la Maison-Blanche ou le département d’Etat avaient été prévenus de l’invasion, ils auraient pu intervenir clandestinement pour empêcher la révolte d’être étouffée par les chars du Pacte de Varsovie. Réponse de William Sullivan: «Vous ne nous avez pas dit quand ni comment les Soviétiques interviendraient.» Morris Childs révèle également que l’économie soviétique est au bord du gouffre. Moscou doit réduire son aide financière au PCUSA. En 1966, elle tombe à 700’000 dollars alors qu’en 1965 elle dépassait le million. En s’esclaffant, Boris Ponomarev avait même ajouté: «On peut vous donner tous les tanks et toutes les armes que vous voulez, mais de l’argent, on n’en a plus!»

Outre ses fonctions de trésorier, Jack Childs est en contact permanent avec le KGB, auquel il remet régulièrement des rapports rédigés par des responsables du parti communiste ou des documents confidentiels. Le FBI ne résiste pas à la tentation de se servir de lui pour faire de la désinformation, arme dont le Bureau use avec parcimonie afin de ne pas compromettre la mission des deux frères. De leurs côtés, les Services de renseignement soviétiques ont remis à Jack ses gadgets dernier cri: un appareil photo miniature et un dispositif de production de microfilms. L’agent double a aussi reçu un magnétophone portable doté d’un émetteur radio dont il se sert pour transmettre à très grande vitesse des messages préenregistrés à un agent du KGB équipé d’un récepteur. Le transfert se déroule dans un lieu public, généralement un grand magasin. Mais Jack est une grande gueule, qui prend souvent les agents soviétiques de haut. Et il va lui arriver de commettre des bévues. Au début du mois d’avril 1967, le KGB l’«invite» à Moscou pour dresser un bilan des opérations. Son agent traitant est suspicieux, il lui demande s’il n’est pas étonné de la manière dont les choses se déroulent. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu la moindre anicroche, le moindre raté, le moindre malentendu, comme c’est souvent le cas lorsque les rendez-vous sont aléatoires et le système de communication hypersécurisé. Si tout se passe parfaitement, c’est que le Bureau s’occupe de l’intendance! Pour soulager les frères Childs, qui ne sont plus tout jeunes ni en très bonne santé, des agents du FBI écoutent les fréquences radio employées par le KGB pour fixer les rendez-vous. A New York, d’autres agents fabriquent les microfilms et se chargent de taper à la machine l’index des documents figurant en tête de chaque microfilm.
– Comment rédigez-vous l’index? demande l’agent du KGB à Jack Childs.
– Je le tape à la machine.
– Celui-ci, vous ne l’avez pas tapé à la machine, réplique le fonctionnaire en produisant le cliché d’un document manuscrit.

Il s’agit d’un index rédigé à la main par un agent du FBI qui a par erreur microfilmé sa propre note manuscrite. «Ce n’est pas votre écriture. Qui a rédigé cette note, camarade?» insiste l'espion. Jack Childs le prend de haut et explique que, s’étant foulé le poignet, il a demandé à sa femme, Roselyn, de rédiger la liste. Le KGB sait que l’épouse de Jack est au courant de ses activités et qu’elle lui donne parfois un coup de main. Il suffirait que l’agent se procure un exemplaire de son écriture pour que tout s’effondre. Pour l'impressionner, Jack Childs l’invite à la réception organisée au Kremlin le soir même pour son soixantième anniversaire. Il lui présente tout ce que Moscou compte de puissants. Les dirigeants du Politburo lèvent leurs verres à la santé de leur ami américain. L’employé du KGB aussi, mais Jack pourrait jurer que son sourire en coin veut dire: «Pour l’heure, tu t’en es sorti, mais moi, je sais!» Peu après, l’agent est muté. Ce n’est pas la première fois qu’une maladresse du Bureau met en péril la vie des deux frères Childs. Le 14 mai 1963, un éditorialiste de l’American Journal affirme que le FBI connaît le détail des financements soviétiques au PCUSA. L’éditorialiste n’en dit pas plus long et l’information passe totalement inaperçue à Washington. Pas à Moscou. Quelques mois plus tard, alors que Jack s’y trouve, un officier du KGB lui annonce que les versements au PCUSA sont suspendus en attendant les résultats d’une enquête. Entre temps, le FBI a trouvé l’origine de la fuite: elle provient d’un des assistants de J. Edgar Hoover. L’homme n’est pas au courant de l’opération Solo, mais a vu des documents concernant les financements communistes traîner sur le bureau du directeur. Il a communiqué l’information à l’éditorialiste pour le remercier de lui avoir rendu quelque service. Afin de réparer les dégâts, le Bureau lance une campagne de désinformation. L’assistant fait profil bas et se débrouille pour que son information ne soit reprise par personne. Puis, il laisse entendre qu’il s’est agi d’un canular. Le correctif marche. En juin 1964, le KGB envoie à Jack Childs un message codé lui annonçant la livraison prochaine de «300 paires de chaussures», ce qui signifie 300’000 dollars. Les affaires de Solo reprennent…

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J. Edgar Hoover a été le premier directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI) de 1935 jusqu’à sa mort, soit pendant trente-sept ans. Dans son bureau, le 5 avril 1940. © Library of Congress

Janvier 1967, seconde alerte: Boris Ponomarev tend à Morris Childs un dossier confidentiel en provenance de l’Ambassade soviétique à Washington. A l’intérieur, des rapports des Services secrets de la Marine et du département d’Etat contenant des informations transmises par les Soviétiques à Childs. Selon le responsable des relations internationales du parti soviétique, le dossier a été jeté par-dessus le mur de l’ambassade soviétique. «C’est peut-être une provocation», hasarde l’espion qui cache son inquiétude. Ponomarev ne le soupçonne pas d’être à l’origine de la fuite. Il veut simplement le mettre en garde et l’inciter à davantage de prudence. De retour à Washington, Morris obtient le fin mot de l’affaire: sans être au courant de l’existence de l’opération Solo, le Bureau de Washington (Washington Field Office, WFO) a rassemblé des documents confidentiels et les a jetés par-dessus le mur de l’ambassade soviétique. Le WFO avait l’intention par la suite d’envoyer à l’ambassade l’un de ses agents qui se serait fait passer pour un officier des Services de renseignement de la Marine et aurait proposé ses services après avoir revendiqué le jet de documents. Le WFO avait choisi ces documents, sans se douter de leur provenance, encore moins du fait qu’ils risquaient de compromettre l’opération Solo. On s'en doute, le WFO annulera l’opération…

Le 15 novembre 1968, Morris Childs atterrit à Moscou pour sa trentième mission. La ville est en état de siège. Le cortège de limousines noires qui les conduit lui et son épouse à leur appartement doit s’arrêter à plusieurs reprises pour laisser passer des convois de chars blindés et de camions bâchés tractant des canons. Dans le ciel, des jets de l’Armée rouge volent à basse altitude. Dans les rues de certains quartiers, il y a plus de militaires que de civils. Le couple se demande s’il n’a pas débarqué en plein coup d’Etat. Quelques heures plus tard, dans son bureau du département international du PCUS, Boris Ponomarev révèle la cause de cette mobilisation de l’armée: la victoire du président Nixon aux élections américaines. Les dirigeants soviétiques redoutent en effet que le nouvel élu, anticommuniste forcené, ne déclenche une attaque nucléaire. L’espion américain les détrompe, leur expliquant que le nouvel homme fort des Etats-Unis est bien trop rusé pour attaquer de front l’Union soviétique. En juillet 1971, le principal conseiller en politique étrangère de la Maison-Blanche, le très influent Henry Kissinger, se rend dans le plus grand secret à Pékin pour y préparer la visite de Nixon prévue pour février 1972. Un voyage historique placé sous le signe de Solo. C’est Morris Childs qui a, le premier, renseigné les Américains sur la brouille sino-soviétique dès le début des années 1960. Avant même que la rupture ne devienne publique, il a évoqué la tension grandissante entre les deux pays. Il a souligné que les dirigeants soviétiques traitaient Mao Zedong de «nationaliste», d’«aventurier» et de «déviationniste». Après s’être entretenu en tête-à-tête, en 1958, avec le Grand Timonier, il a annoncé que les Chinois se préparaient au conflit et pronostiqué, en juillet 1960, la fin de l’aide soviétique à la Chine. Il a prédit la rupture définitive, survenue après un violent affrontement verbal à propos du repli de Khrouchtchev lors de la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, la Chine dénonçant la «capitulation» de Moscou qui, à son tour, a accusé Mao de rechercher un conflit nucléaire. La rupture a été consommée quand l’URSS a appuyé l’Inde ce même mois d’octobre 1962 lors de la brève guerre qui l’a opposée à la Chine pour le contrôle de territoires himalayens. Grâce à Childs, les Américains savent pertinemment que les Chinois les accueilleront à bras ouverts. Après le rapprochement entre Washington et Pékin, les Soviétiques ripostent en organisant en mai 1972 leur propre sommet avec Nixon, qui jette les bases d’un traité sur la limitation des armes nucléaires (SALT I et II) et accélère la fin de la guerre du Viêtnam. Lors de ces pourparlers, grâce à Morris Childs, les Américains ont toujours un coup d’avance. Dans le cadre des SALT, ils savent jusqu’où ils peuvent aller. Les informations recueillies à Moscou et dans diverses capitales des pays de l’Est par les deux frères confèrent un sérieux avantage à la délégation américaine lors des négociations de Paris marquant la fin de la guerre du Viêtnam en janvier 1973.

Le FBI déploie un luxe de précautions inouï pour protéger la vie de ses deux vieux agents. De santé fragile, tous deux malades du coeur, ils sont les meilleurs atouts de la politique étrangère des Etats-Unis. Un agent spécial armé porte régulièrement leurs rapports à la Maison-Blanche. Le président Nixon a le droit de les lire, mais pas de les conserver. Henry Kissinger y a lui aussi accès. Il n’apprendra la véritable identité des protagonistes de l’opération Solo que bien des années plus tard, après avoir été nommé secrétaire d’Etat du président Ford, le successeur de Nixon. «Ce que vous faites est fabuleux, dira Kissinger au FBI; vous avez ouvert une fenêtre sur le Kremlin et sur l’âme des hommes du Kremlin. C’est sans précédent dans l’histoire moderne.» A Moscou, Morris Childs vit dans un état d’inquiétude permanent. Il a l’impression d’être en prison. Certes, il fait partie du club des puissants du monde communiste. Il est reçu à la table des chefs d’Etat du Pacte de Varsovie, qui le traitent en ami. Il dispose d’un luxueux appartement. S’il préfère descendre dans un palace, il a droit aux suites réservées aux hommes d’Etat étrangers en visite officielle. Une limousine est à sa disposition pour le conduire chez les membres du Politburo ou au Kremlin. Mais, le soir, il s’endort sans savoir de quoi le lendemain sera fait. Il passe en revue le détail de sa journée, toujours à l’affût du moindre signe avant-coureur de sa chute. Morris et son frère Jack craignent d’être démasqués. Ils savent que le KGB ne leur fera aucun cadeau et qu’ils risquent leur vie à chaque instant. Leur plus grande angoisse ne vient pourtant pas de Moscou, mais de Washington. Ils redoutent une maladresse, voire une trahison, de la part du Bureau. Leurs appréhensions ne font qu’augmenter quand, à l’occasion du scandale du Watergate, ils assistent au cours de l’été 1972, comme des millions d’Américains, au grand déballage médiatique des opérations secrètes conduites par la Maison-Blanche, la CIA et le FBI. Le fait que l’enquête du FBI sur les cambrioleurs du Watergate se trouve pareillement étalée dans les colonnes du Washington Post leur fait craindre le pire.

Le 31 mai 1973, quelques jours avant le voyage officiel de Brejnev aux Etats-Unis, le Bureau convoque les frères Childs à New York. La réunion est présidée par Edward Samuel Miller, responsable du contre-espionnage du FBI, qui tient à les rassurer. Ils l’auraient été un peu moins s’ils avaient su qu’Ed Miller était le bras droit de William Mark Felt, la «Gorge profonde» qui livrait tous les secrets du Watergate au Washington Post. Ed Miller a raison quand il affirme que l’opération Solo est l’un des secrets les mieux protégés du Bureau. Mais pour combien de temps? En septembre 1973, se fondant sur une conversation entre Boris Ponomarev et Morris Childs, le FBI annonce à la CIA que l’Union soviétique est sur le point de reconnaître l’Etat d’Israël. Un mois plus tard, l’Egypte attaque l’Etat hébreu. Il n’en faut pas plus pour que James Jesus Angleton, chef de la traque des agents doubles à la CIA, accuse le Bureau d’avoir répandu de fausses informations destinées à endormir la méfiance d’Israël. Les responsables du FBI démentent, mais l’affaire laisse des cicatrices. Même les plus chauds partisans de Solo reconnaissent qu’il est temps de procéder à une «réévaluation» de l’opération. En clair, l’heure est venue de diligenter une enquête interne. Les conversations téléphoniques des deux frères sont enregistrées, leurs demeures et leurs bureaux truffés de micros. Les transcriptions de leurs conversations sont lues par une équipe de chasseurs de taupes du FBI. Au bout de six mois d’écoutes inutiles, Washington rappelle sa meute. Mais déjà une autre tempête se prépare… Le 18 janvier 1974, le KGB envoie un message radio codé aux frères Childs leur ordonnant de couper tout contact jusqu’à plus ample informé. Une enquête discrète révèle que l’agent du KGB qui traite les deux frères a quitté New York en catastrophe. Il a pris un vol pour le Canada, d’où il s’est envolé pour Moscou. Le FBI se demande si le KGB n’a pas découvert l’existence de Solo. Il n’en est rien. En fait, le matin même de la fuite de l’agent du KGB sort dans toutes les libraires new-yorkaises un livre consacré aux Services secrets soviétiques: à l’intérieur, une photo du contact des frères Childs.

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En 1975, le sénateur Frank Church prend la présidence de la Select Committee to Study Governmental Operations with Respect to Intelligence Activities (commission Church), qui enquête pendant un an et demi sur les activités de la communauté américaine du renseignement. La commission remet un rapport sur les programmes illégaux des agences de renseignement et plusieurs lois sont adoptées dans la foulée pour encadrer leurs pratiques. Avec le président Jimmy Carter, le 12 août 1977. © DR

1975, les temps sont durs pour le Bureau. Sous la direction de Frank Forrester Church, la commission du Sénat américain sur le renseignement enquête sur l’une des pages les plus sombres du FBI, le programme Cointelpro (Counter Intelligence Program, 1956-1971). Lancé à la fin des années 1950 pour déstabiliser le PCUSA, celui-ci a été étendu au Ku Klux Klan, puis au mouvement contestataire New Left (Nouvelle Gauche), aux Black Panthers et au groupe clandestin des Weathermen. Pour déstabiliser et paralyser les activités de ces groupes, le Bureau s’est servi de méthodes qui font l’objet des investigations de la commission Church. Les limiers du Sénat s’intéressent plus particulièrement à l’une des «actions Cointelpro» les plus controversées, celle lancée au début des années 1960 contre Martin Luther King pour le discréditer. Morris et Jack Childs sont, sans le savoir, à l’origine des manœuvres clandestines du Bureau contre le révérend King. Ce sont eux qui ont attiré l’attention de J. Edgar Hoover sur la présence de membres du PCUSA parmi les proches conseillers de Martin Luther King. Circonstance aggravante: au moins l’un d’entre eux est en contact avec un agent du KGB. L’enquête du Sénat sur Cointelpro risque de se retourner contre Solo. Ce d’autant que le 14 février 1975, la commission du Sénat demande au FBI copie de quinze dossiers, dont celui relatif à l’affaire Martin Luther King. Les sénateurs exigent des précisions sur la virulente campagne de déstabilisation menée par le Bureau contre le pasteur noir. Ils ont eu vent de l’existence d’écoutes illégales, ils savent que le FBI a envoyé à l’épouse du révérend une copie d’enregistrements jugés compromettants. Le FBI prend immédiatement la mesure du danger. Remettre au Sénat le dossier Martin Luther King revient à rendre publique l’opération Solo. Le Bureau décide de gagner du temps et ne répond pas. Devant le silence du FBI, les enquêteurs du Sénat commencent à fouiner autour du Bureau. Ils interrogent d’anciens agents, multiplient les requêtes pour avoir accès aux archives et insistent particulièrement sur le dossier Martin Luther King. Le Bureau fait mine de céder et remet une copie fortement censurée de ses archives. Il a occulté tout ce qui concerne les méthodes, les techniques et les opérations en cours. Après amputation, le dossier remis au Sénat n’est pas plus épais que d’une petite quinzaine de pages. Le responsable de l’opération Solo, Raymond Wannall, comprend que sa position est intenable. Le FBI ne pourra pas résister longtemps aux pressions du Sénat. Wannall n'a-t-il d’autre issue que de rendre public Solo après avoir mis à l’abri les frères Childs et leurs épouses? Avant de se résoudre à cette extrémité, il tente un coup de poker. A cette époque, le Bureau est très mal vu à Washington. Un sénateur l’a qualifié de «plus grande menace pour les Etats-Unis», affirmant qu’il est pourri jusqu’à la moelle. Ce n’est donc pas sans appréhension que Raymond Wannall rencontre le tout puissant sénateur Frank Church. Il a choisi son moment: Morris et Eva Childs viennent de rentrer de Moscou, Jack et son épouse sont eux aussi sur sol américain; le FBI est prêt à les faire plonger dans la clandestinité si la rencontre entre Wannall et Church tourne mal. Les deux hommes se retrouvent dans un petit bureau isolé du Sénat. L’agent spécial a emporté le dossier Solo qui, d’ordinaire, est enfermé dans son coffre-fort. «Vous êtes sur le point de détruire le plus important agent secret américain et la plus importante opération du FBI contre l’Union soviétique, insiste Raymond Wannall en tendant à Frank Church une photo de Morris Childs en compagnie de Leonid Brejnev. C’est notre homme. Si ça se sait, il est mort.» Le responsable du FBI fait ensuite un résumé de l’opération Solo en insistant sur son importance dans les relations Est-Ouest, avant d’expliquer au sénateur pourquoi il ne pouvait pas lui communiquer l’intégralité du dossier Martin Luther King sans sonner le glas de l’opération Solo et condamner quatre vieillards à mort. «Nous misons tout sur votre sens de l’honneur et votre patriotisme», conclut-il. Le pari se révèle gagnant. Frank Church renonce à obtenir l’intégralité du dossier Martin Luther King et fait en sorte que les travaux de sa commission esquivent soigneusement Solo. Mais, pour ce faire, il a fallu mettre dans la confidence trois hommes clés de la commission. Reste encore à annoncer la nouvelle aux frères Childs.

Pendant près de vingt ans, Solo a été l’un des secrets les mieux gardés du Bureau. Morris et Jack Childs ont fait une confiance aveugle à la poignée d’agents dans la confidence, au point de leur confier leur vie et celle de leurs familles. Or, voici que les frères apprennent que des hommes politiques sont désormais au parfum. Ils sont atterrés. Les agents peuvent difficilement leur donner tort. Faute de pouvoir leur garantir la discrétion du sénateur Church et de ses hommes, les agents du FBI laissent aux deux frères le choix de mettre fin ou non à l’opération. Ceux-ci demandent à réfléchir, mais le temps presse. Morris est invité au XXVe congrès du PCUS à la fin du mois de février 1976 en tant que membre de la délégation du PCUSA. Pour sa part, le secrétaire d’Etat Henry Kissinger donne l’ordre de poursuivre l’opération Solo, qu’il juge indispensable à la politique étrangère des Etats-Unis. Quand les frères Childs retrouvent les agents du FBI pour leur communiquer leur décision, Morris prend le premier la parole. Il évoque l’un de ses vieux amis, un bolchevik de la première heure, rencontré sur les bancs de l’Université Lénine, à Moscou, au début des années 1930: un agent hors pair du Komintern qui a opéré en Chine à l’époque où les espions étaient décapités et, avant cela, dans l’Allemagne nazie où l’on n’était pas tendre non plus avec les agents des puissances étrangères. Il est mort des années plus tard, dans l’anonymat, oublié de tous. «C’est exactement le genre de mort que je souhaite», déclare Morris, ajoutant qu’il n’a aucune envie de terminer dans une cave moscovite avec neuf grammes de plomb dans la nuque. «Et pourtant, conclut le vieil homme, mon frère et moi avons décidé que Solo était trop importante pour qu’on s’arrête. Je serai dans l’avion pour Moscou.» Pour la cinquante-quatrième fois de son existence, la taupe, qu’on a fini par surnommer «Solo», s’embarque pour Moscou avec la crainte omniprésente d’être arrêté.

L'événement a lieu lors de sa cinquante-sixième mission, le 10 juin 1977. Le bras droit de Boris Ponomarev informe Morris Childs que Leonid Brejnev souhaite dîner en tête-à-tête avec lui. Etrange, se dit l’agent de liaison, cela fait longtemps que le secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique parle de dîner seul avec lui sans jamais le faire. Plus inquiétant: contrairement à l’usage, aucun ordre du jour n’a été spécifié. A l’heure dite, un jeune homme parlant un anglais impeccable vient le chercher à son appartement. Au bas de l’immeuble, à côté d’une limousine, deux gardes du corps entourent le chef du KGB, Iouri Vladimirovitch Andropov. Le vieillard sent ses jambes se dérober et pense: c’est donc ici que tout prend fin, le chef du KGB est venu en personne m’arrêter. Andropov l’étreint: «Très cher camarade et grand ami, lui dit-il, le camarade Brejnev m’a chargé de vous conduire…» Nullement rassuré, Morris prend place à bord de la limousine qui se dirige vers le Kremlin. Le chef du KGB le conduit jusqu’à la salle à manger, ouvre la porte et s’efface pour laisser passer le vieillard, qui pénètre dans la semi-obscurité de la pièce. A peine a-t-il fait quelques pas que toutes les lumières s’allument. D’une seule et même voix, des dizaines d’hommes en costume gris ou en grand uniforme militaire entonnent: «Happy birthday to you!» Brejnev, Souslov, Ponomarev, Tchernenko et plus de la moitié du Politburo applaudissent à tout rompre le vieil homme qui s’avance, ému, sous les ors du Kremlin, en ce jour de son septante-cinquième anniversaire… La cinquante-septième et ultime mission de Solo à Moscou a lieu du 21 octobre au 20 novembre 1977. A l’issue de sa visite, Morris Childs a prévu de rejoindre l’Europe en transitant par la Tchécoslovaquie. Arrivé à Prague, alors qu’il s’apprête à décoller pour l’Ouest, il est intercepté par des agents du KGB qui le remettent dans le premier avion pour Moscou en compagnie de son épouse qui l'accompagne. Morris et Eva sont convaincus qu’ils ont été démasqués. «Cette fois, c’est bien la fin», se disent-ils à voix basse. Durant le vol, les époux se tiennent la main et évoquent les souvenirs d’une vie qu’ils croient perdue. Mais, à Moscou, au lieu du comité de réception du KGB, ils sont accueillis par un envoyé de Boris Ponomarev. Le secrétaire du PCUSA, Gus Hall, vient d’arriver dans la capitale russe et a souhaité que Morris soit à ses côtés durant cette visite officielle. L’alerte a été chaude. Trop chaude! Morris sait que son coeur malade risque de ne pas résister à d’autres émotions fortes. A son retour, le FBI, inquiet pour sa santé, décrète la fin des voyages à l’Est. Mais la Maison-Blanche n’est pas d’accord: le président Carter ordonne au FBI de reprendre les déplacements de Solo de l’autre côté du rideau de fer. Le Bureau tient bon: les deux frères ne retourneront jamais plus à Moscou. Jack Childs décède le 12 août 1980; son frère lui survivra une dizaine d’années et mourra le 5 juin 1991, juste cinq jours avant son 89e anniversaire. En l'honneur des services rendus au gouvernement des Etats-Unis en tant qu'informateurs secrets du FBI, les deux frères ont reçu la Médaille présidentielle de la liberté des mains du président Ronald Reagan en 1987, le prix de Jack étant décerné à titre posthume.