Solo, l’espion qui était deux!

© sept.info

Durant deux décennies, les frères Childs, «les agents secrets les plus appréciés du FBI pendant la guerre froide», ont rapporté à J. Edgar Hoover des réunions en face à face avec les principaux dirigeants communistes, dont Mao et Khrouchtchev, alors qu'ils acheminaient des fonds soviétiques pour le parti communiste américain.

1951, la guerre froide bat son plein. Le FBI multiplie les poursuites contre les réseaux communistes. Le Bureau a percé nombre de secrets du parti communiste américain (PCUSA) en ayant recours à des écoutes sauvages et à des «visites», dont il ne peut exploiter les résultats obtenus illégalement devant les tribunaux. Il a le plus grand mal à prouver que le numéro deux du département d’Etat, Alger Hiss, est une taupe soviétique, ou que les rédacteurs en chef de la revue Amerasia ont trahi les Etats-Unis en publiant des documents confidentiels. Le Bureau éprouve les mêmes difficultés à faire condamner Judith Coplon Socolov, une employée du département de la Justice arrêtée le 4 mars 1949 alors qu’elle s’apprêtait à remettre 28 documents confidentiels du FBI à un employé soviétique des Nations Unies, ou à exploiter les révélations d’Elizabeth Terrill Bentley, ancien courrier d’un réseau soviétique basé à New York, qui a fait défection en 1945. Enfin, si le procès Rosenberg n’avait été placé sous le signe du déni de justice, il n’aurait eu aucune chance d’aboutir à la double condamnation à mort des époux. Cette cascade d’affaires plus ou moins menées à bien permet toutefois de présenter à l’opinion publique américaine le PCUSA comme une sorte de «cheval de Troie» moscovite. Le gouvernement a en effet décidé de poursuivre ses membres pour violation du Smith Act de 1940 qui qualifie de crime tout appel à renverser le gouvernement des Etats-Unis. Les douze principaux responsables du parti passent tous dans la clandestinité pour ne pas être emprisonnés. C’est pour les retrouver et les arrêter que le Bureau lance le programme Toplev. Les offices de New York et de Chicago mobilisent des centaines d’agents et forment des unités spéciales chargées d’interroger tous les anciens membres du PCUSA. C’est ainsi que des agents du FBI entrent en contact avec Jakob «Jack» Childs, ancien trésorier-payeur du Komintern, l’organisation chargée jusque dans les années 1940 d’exporter la révolution rouge à travers le monde. Jack Childs est un aventurier. L’amour du risque et du jeu a toujours guidé sa vie. Il aime à dire qu’il préfère se glisser dans une maison par la fenêtre plutôt que d’y entrer par la porte, question de sensations fortes. Son premier séjour à Moscou remonte à 1932: une véritable aventure qui l’amène à fréquenter les écoles de sabotage du Komintern avant de débarquer dans l’Allemagne nazie avec une ceinture bourrée d’or destinée au parti communiste allemand. Depuis lors, Jack Childs a ouvert les yeux sur la réalité du régime stalinien et, en 1947, il quitte le PCUSA. Approché par les agents du FBI, il leur dit: «Où étiez-vous depuis tout ce temps? Pourquoi ne m’avez-vous pas contacté avant? J’aurais pu élever toute une famille rien qu’en vous attendant!» Jack Childs accepte volontiers de travailler pour le FBI. C’est ainsi que démarre l’opération Solo. Elle va durer plus de trente ans et ne s’achèvera qu’à la chute du mur de Berlin. Entre-temps, grâce à Solo, le Bureau et différents présidents américains vont avoir accès à des informations de premier ordre sur les principaux dirigeants des pays communistes. C’est la plus secrète des opérations du Bureau: elle n’a été révélée qu’en 1995 grâce au témoignage d’anciens responsables du FBI. Depuis, à peine 45 dossiers la concernant, soit quelque 7’000 pages couvrant la période de mars 1958 à juillet 1968, ont été déclassifiés en 2011 et 2012.

L’agent traitant de Jack Childs, Alexander C. Burlinson, est un personnage haut en couleur qui aurait pu être écrivain, pianiste ou linguiste. Il est capable de composer des poèmes en latin et sa propension à truffer ses paroles de citations latines exaspère. Il tranche avec ses collègues par ses chemises hors de prix dont il change plusieurs fois par jour. Outre les deux paquets de cigarettes quotidiens qu’il fume, on ne lui connaît qu’une faiblesse: un ulcère, qu’il soigne en le noyant sous des litres de lait coupés au whisky. Burlinson est l’un des rares agents spéciaux à ne pas aimer travailler sur le terrain. Il conçoit les enquêtes comme une partie d’échecs. C’est dans sa maison de campagne du comté de Wechester (Etat de New York) qu’a lieu le débriefing de Jack Childs. Les deux hommes sont à l’opposé l’un de l’autre, mais se complètent. Jack Childs aime à parler, Burlinson se plaît à écouter. L’ancien partisan explique qu’il n’a jamais vraiment ajouté foi à «toutes ces conneries communistes». Il évoque son séjour à Moscou, ses missions à Berlin, avant de donner la clé de son engagement. S’il a rejoint le parti communiste américain au début des années 1930, c’était pour venir en aide à son frère. «Morris, c’est votre ticket d’entrée pour les hautes sphères du parti communiste», affirme-t-il à son interlocuteur privilégié. Jack était un homme d’appareil; Morris, un leader. Jack connaît beaucoup de monde; Morris, lui, connaît tout le monde. Contrairement à son frère, Morris est un révolutionnaire convaincu. Pour lui, la révolution n'est pas un «dîner de gala». Pour bien faire comprendre la différence à son agent traitant, Jack Childs raconte que, quand il se trimbalait au coeur de l’Allemagne nazie, il lui arrivait de se défaire de sa ceinture de pièces d’or lorsqu’il se mettait au lit, généralement avec des prostituées. Ça n’aurait jamais pu arriver à son frère: non seulement Morris ne se serait jamais séparé une seconde de sa précieuse ceinture, mais il n’était pas question qu’il couche avec des prostituées. Morris Childs, né Moishe Chilovsky à Kiev en 1902, débarque à Moscou empli d’une ferveur quasi mystique. Il a rejoint le PCUSA en 1919, à l’âge de dix-sept ans, et est devenu proche d’une des figures légendaires du parti, Earl Russell Browder, l’un des premiers agents du Komintern. Envoyé à l’Université Lénine de Moscou en 1929, Morris y tisse des liens avec les futurs grands dirigeants communistes de la planète. Forgées pendant les cours de sabotage du Komintern, ces amitiés-là sont indéfectibles. De retour aux Etats-Unis, il poursuit son ascension au sein du PCUSA jusqu’à devenir, à la fin de la guerre, le rédacteur en chef de son quotidien, le Daily Worker. Mais en 1946, lors d’un voyage à Moscou, il perd foi dans le parti: trop de ses camarades ont disparu, victimes des purges, et il s’inquiète du sort réservé aux intellectuels juifs. Aux Etats-Unis, les luttes internes et les intrigues au sommet du PCUSA l’épuisent. Il est bientôt destitué de son poste de rédacteur en chef. Epuisé par des crises cardiaques à répétition, il s’éloigne du parti et attend la mort dans une sordide chambre du «Village» à Chicago.

Le Bureau aurait dû arrêter Morris Childs dès 1947; il ne l’a pas fait à cause de sa mauvaise santé. Les agents chargés de le filer le voyaient marcher péniblement dans la rue, s’arrêter tous les cinquante mètres pour reprendre son souffle. Après sa disgrâce au sein du PCUSA, le Bureau s’était désintéressé de son sort jusqu’à ce que Jack Childs propose au contraire de l’employer pour la plus folle des opérations d’infiltration. A la demande de son frère, Morris Childs reçoit en avril 1952 l’agent spécial Carl N. Freyman, un homme doux aux faux airs d’intellectuel, en réalité l’un des meilleurs recruteurs d’informateurs du Bureau. Morris Childs ne demande qu’à se laisser convaincre: il est revenu du communisme depuis plusieurs années déjà. Est-il prêt à renouer avec ses anciens contacts et à devenir une taupe au sein du PCUSA? Il répondrait oui sans hésiter, n’étaient ses problèmes de santé. Carl Freyman contacte les meilleurs cardiologues du pays tout en priant pour que son supérieur n’y trouve rien à redire. Morris Childs ne travaillerait pas pour le FBI, et pourrait même ne jamais rendre aucun service, si son coeur venait à flancher. Le Bureau, qui n’est pourtant pas réputé pour sa philanthropie, accepte de financer des soins onéreux à la clinique Mayo de Rochester, Minnesota, afin de sauver la vie de Morris Childs. Autre problème: comment l'ancien communiste pourra-t-il expliquer aux camarades du parti d’où vient l’argent pour ses soins? C'est son frère Jack qui trouve la solution: organiser une quête au sein du PCUSA en omettant de préciser que le plus gros contributeur est le FBI! Le tour est joué. Six mois plus tard, c’est un Morris Childs transfiguré qui sort de la clinique Mayo. Il a repris du poids, retrouvé de la vigueur, il ne se traîne plus et n’a qu’une envie: en découdre avec ceux qui l'ont laissé tomber après l’avoir pressé comme un citron. Il ne reste donc plus qu’à faire savoir à ses dirigeants que Morris Childs est prêt à rempiler… C’est la mission de Jack. Début 1954, Morris reçoit un coup de fil anonyme lui fixant rendez-vous dans une cabine téléphonique du nord de Manhattan. De là, un correspondant l’envoie dans une chambre de l’hôtel Sovereign où il retrouve le responsable à la sécurité des réseaux clandestins du PCUSA. Après un interrogatoire courtois mais ferme, il se voit proposer de reprendre du service. Le parti a besoin d’argent. Depuis que la direction est passée à la clandestinité, tous les liens avec Moscou sont rompus. Pourrait-il renouer avec les Soviétiques et leur demander un financement? La démarche est logique. Morris Childs a toujours eu de bonnes relations avec Moscou. Il se dit encore trop faible pour voyager, mais accepte à condition que son frère Jack l’aide dans sa mission. Les deux hommes se quittent après être convenus d’entrer à nouveau en contact en passant par une sympathisante du parti. A compter de ce jour, au Bureau, les dossiers des deux frères portent un astérisque, symbole signifiant que, pour des raisons de sécurité nationale, ils ne pourront jamais témoigner devant les tribunaux. Une procédure réservée aux informations recueillies dans le cadre d’écoutes et de «visites» illégales.

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