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Les Fishman ont rendez-vous avec l'Amérique (1/4)

Le romancier américain Boris Fishman a neuf ans quand l’autorisation de sortie de «l’empire de l’homme nouveau», l’URSS en pleine décomposition, est arrivée. Il raconte son odyssée et celle de sa famille, l’émaillant de recettes de cuisine qui leur ont permis de garder le moral. Extrait de son livre «Le Festin sauvage» paru en 2022 aux Editions Noir sur Blanc.

«Vous ne mènerez pas cette vie-là, au début», dit la femme assise à notre table à manger, avec un geste en direction du placard, où était accroché son manteau de fourrure. Mon grand-père avait insisté pour le lui retirer, par un acte ostensible de galanterie, mais surtout pour le caresser et savoir combien il pourrait en tirer en Amérique. Du chinchilla, lui avait-elle dit, mais on ne la lui faisait pas: c’était du lapin. Une bonne imitation, certes – légère, le poil dense. Il avait laissé la porte de la penderie grande ouverte pour qu’elle voie le manteau bleu en laine d’agneau allemande, les visons, le trois-quarts français en peau retournée. Il s’en sortait très bien sans la sagesse de personnes comme elle. Nous étions en 1988 – les Juifs soviétiques partaient en masse pour l’Amérique (au cours de cette période, le mot «partir» en fut réduit à ce seul sens qui n’appelait pas de clarification.) Qu’il fût plus facile de partir ne signifiait pas que c’était facile – comme toujours, seules certaines choses étaient possibles à certains moments pour certaines personnes. Par exemple, non seulement des lettres de l’étranger arrivaient jusqu’à nous – déjà ouvertes et lues, mais où presque aucune phrase n’était caviardée –, mais les émigrés eux-mêmes avaient parfois le droit de revenir s’asseoir dans le salon de leurs vieux amis sans recevoir de directives idéologiques, alors que les autorités continuaient de menacer et de démoraliser ceux qui tentaient de partir. Pourtant, nous sommes passés entre les gouttes. Dans ce parcours du combattant, mon père et mon grand-père étaient allés au service des visas quand on les avait convoqués.

Ma grand-mère ne savait pas comment dresser la table pour notre invitée – la cuisine soviétique semblerait-elle dérisoire, comparée aux splendeurs auxquelles cette ancienne fille de la campagne avait sûrement accès dans les supermarchés américains? Ma grand-mère décida de prendre le contrepied de ce qu’elle avait servi il y a tant d’années à l’inspecteur responsable de la sécurité du collège technique de mon père: en temps d’incertitude parmi les siens, se rabattre sur le régime juif. Bouillon de poule saupoudré d’aneth avec des kneidels (boules de pain azyme, faites à partir du pain azyme cuit et livré par des coursiers secrets, de nuit); un poulet farci de macaronis et de gésiers frits la peau du cou de plusieurs poulets cousue et fourrée d’oignon caramélisé, de farine et d’aneth, pour faire une espèce de saucisse appelée helzel. En prime, il y avait du chou farci déconstruit, ou «paresseux» – tout ce qui, d’ordinaire, aurait dû mijoter dans une feuille de chou était écrasé et présenté en forme de galettes –, et enfin un roulet’ de poulet: du poulet désossé sous une couche d’ail sauté, de carotte caramélisée et d’œufs durs, puis roulé et cousu pour la cuisson avec du fil et une aiguille. Il avait un noble pedigree: en 1941, quand les nazis avaient commencé à affamer Leningrad, les Soviétiques avaient découvert deux mille tonnes de boyaux de mouton et en avaient fait des roulet’. Comme toujours, ma grand-mère avait forcé sur les quantités, mais il fallait montrer qu’on ne manquait de rien. «Au début, vous allez un peu devoir manger de la merde», continua la femme, s’essuyant la bouche; face à de tels mets, elle avait oublié sa hauteur de reine. «Mais l’une de mes amies possède une franchise Hallmark – les cartes de vœux – et vous voulez savoir combien elle gagne chaque jour?» Elle marqua un silence lourd de sens. «Deux mille dollars.» Ma mère, désireuse d’exprimer sa reconnaissance, en eut le souffle coupé d’émerveillement. Mon grand-père s’abstint généreusement de lever les mains en signe de vénération parodique – il avait l’équivalent de cette somme en ce moment même dans sa poche droite. Mon père décroisa les bras qu’il aimait garder sur la poitrine en guise d’objection préventive. «Et le taux de criminalité? demanda-t-il. On ne parle que de ça, à la télé.» La femme joua avec ses bracelets. «Je marche comme ça tout le temps, dit-elle. Mais ne portez pas de chapeau. Tout le monde a une voiture et la prend où qu’il aille, alors pas besoin de chapeau. Quand on en porte un, cela veut dire qu’on est un immigré. De fait, ne prenez rien. Il y a tout, là-bas. Et ça ne coûte presque rien.» Sans doute était-ce parce que mon grand-père ne pouvait dire à cette vieille peau présomptueuse ce qu’il pensait vraiment, que la première chose qu’il a fourrée dans nos bagages fut la chapka de vison gris qu’il portait sur la tête de septembre à avril.

Ce fut comme dans l’un des étranges contes de fées de mon père: petit à petit – pour rien, en échange d’une faveur, d’argent –, l’appartement se mit à disparaître. La disparition de la télé, prise par un des collègues de ma mère, me fit beaucoup de peine. Quand mon grand-père et moi ne «cirions» pas les sièges en béton froid du stade de foot, c’était à la télé que je regardais les matchs du Dinamo Minsk contre le Zénith Leningrad ou le Torpedo Moscou. La répartition, sous deux maillots adverses, de vingt-deux hommes que rien, sans cela, n’aurait pu distinguer, la fierté de chaque ville soutenant son équipe, nous envoyaient un message légendaire et primitif en provenance de quelque autre dimension dans laquelle, comme le tueur de cochons du gîte d’été que nous louions l’avait si bien résumé, «il y aura vous, et il y aura eux». Seule la télé était témoin de mon sentiment de culpabilité quand j’encourageais – le mot russe est bolet’, «être malade pour» – les Finlandais, et non les Soviétiques, au hockey. Les Finlandais avaient des noms si doux, voyelle après voyelle, tels des Hawaiiens de l’Arctique. Et ils étaient si propres et impeccables dans leur maillot blanc et bleu, si reposant comparé au rouge pesant du nôtre. Ils ressemblaient à nos joueurs – grands, blonds, très blancs de peau –, mais sans la rudesse et la difformité de nos visages. Difforme à cause du hockey, mais aussi à cause de ce que nous mangions et buvions, des expressions dans lesquelles nos visages étaient encalminés. Mes étagères étaient fixées au mur, je les croyais donc solides, mais un jour elles aussi disparurent. Et le tapis persan sur lequel, à quatre pattes, je lisais les pages sport. Et mon lit. Puis, pour finir, la cuisine. Une amie de ma mère emporta tout ce qu’elle contenait. Elles tombèrent d’accord sur un prix, mais la femme ne nous donna rien; elle avait un parent en Amérique et, comme chaque émigrant ne pouvait prendre que l’équivalent de quatre-vingt-dix dollars en liquide (et deux cent cinquante en possessions), le parent de cette femme nous donnerait cinquante pour cent du prix convenu à notre arrivée en Amérique – pour nous, un moyen de faire sortir plus de liquide que permis. Nous étions en situation de faiblesse: qui pouvait dire si le numéro de téléphone que la femme avait griffonné sur un morceau de papier correspondait bien à un être humain? Mais si c’était le cas, cette pauvre personne devrait donner de l’argent de la part d’un parent soviétique en échange de rien. Cinquante pour cent était donc la fonction actuarielle permettant de mesurer l’exposition et le risque pour toutes les personnes concernées. On peut dormir par terre, mais on ne se nourrit pas d’air; comment survivre sans cuisinière ni frigo? Pour la première fois de ma vie, je connus la crainte de ne pas savoir d’où viendrait le prochain repas que je ferais. Personne ne m’avait expliqué que les parentes et amies qui n’avaient pas peur de nous être associées – «les hommes ne venaient pas dans notre maison frappée par la peste, mais envoyaient leur femme», comme Nadejda Mandelstam, épouse du poète condamné Ossip Mandelstam, l’écrivit dans des circonstances plus difficiles – viendraient avec tout le nécessaire, des ustensiles aux tables pliantes. Ma tante nous apporta du bœuf mijoté aux pommes de terre coupées en dés et aux poivrons marinés; des crêpes fourrées de bœuf haché aux oignons caramélisés; et un poulet fourré de crêpes et d’oignons dorés, puis rôtis. Tout cela eut tôt fait de disparaître. Lors d’un départ comme le nôtre, on avait besoin de bras, ce qui voulait aussi dire qu’il y avait plus de bouches à nourrir.

Même si l’appartement de mes grands-parents n’avait jamais manqué d’invités, c’était une assemblée d’un genre différent. Les personnes les plus intelligentes se pressaient dans la cuisine, où le constant réapprovisionnement de la table pliante transformait la journée en un long repas continu. Mais il y avait aussi des gens debout – avec un verre ou bras croisés, ou posant une main consolatrice sur le poignet des plus tristes – dans chaque pièce, y compris ma chambre. (Evidemment, le fait qu’elle soit vide l’avait retransformée en partie commune.) De temps en temps, ces fidèles faisaient un pèlerinage dans la cuisine comme les clients d’un sauna qui restent trop longtemps dans le froid et vont boire un petit verre de cognac ou de vodka. Souvent, les gens n’avaient rien de particulier à faire. Il n’y avait rien à faire en Union soviétique, hormis passer un nombre indécent d’heures à faire la queue devant les magasins d’alimentation. On pouvait aller au cinéma, faire une promenade au parc, regarder un événement sportif et, lors d’une occasion exceptionnelle, faire une folie en allant au café. Le reste du temps, on le passait assis dans des cuisines, à manger, boire, et discuter. L’appartement bruissait de convivialité, de tension et d’impatience. Même mon père arpentait les pièces avec une étrange ardeur pleine de courtoisie. Peu de temps auparavant, il avait donné un coup de pied dans la télé – brisant son épais verre verdâtre – et avait disparu pendant des jours. On ne me donna aucune explication – la télé avait immédiatement été remplacée –, mais je savais que c’était sans doute lié au fait que mes grands-parents prenaient toutes les décisions, et j’en fus très angoissé. Tandis que là, lui et mes grands-parents se souriaient et riaient ensemble. Comment était-ce possible? La seule chose que mon père haïssait plus que de se retrouver en trop nombreuse compagnie, c’était l’hypocrisie. Les gens allaient et venaient, mais la sœur aînée de ma grand-mère, qui ne prenait jamais de vacances et détestait les mondanités encore plus que mon père, passait toute la journée chez nous, chaque jour, ce qui trahissait le caractère exceptionnel de la situation. Tout comme les roulés sucrés à la cannelle qu’elle nous apportait, encore chauds, dorés à l’œuf comme de petites brioches – elle ne nous avait encore jamais gratifiés de telles extravagances. La guerre avait fait de ces deux sœurs des orphelines. Lors de l’invasion nazie, leur grand-mère, qui n’était pas mince, s’était glissée derrière la chaudière, où elle était morte étouffée. Leurs parents et leur grand-père furent tués dans le pogrom qui avait liquidé les derniers Juifs ayant survécu aux trois précédents dans le ghetto de Minsk. (Ma grand-mère avait réussi à s’en échapper un mois auparavant, mais son grand-père était souffrant et ses parents avaient refusé de le laisser.) Quand les deux sœurs rentrèrent chez elles après la guerre, leur maison était occupée par un Biélorusse qui avait collaboré avec les nazis. Il leur laissa un coin. Un jour qu’elles étaient sorties, il vola et mit au clou tous les vêtements que la Croix-Rouge leur avait donnés, ne leur laissant qu’une robe chacune.

Ce qu’elles avaient vécu eut un impact très différent sur les deux sœurs. Ma grand-mère devint extravagante et prodigue, avec une chevelure volumineuse et des ongles toujours vernis; la sœur de ma grand-mère s’habillait avec discrétion et était allergique au maquillage. Elle ne tira avantage d’aucun des privilèges auxquels lui donnait accès le poste de fonctionnaire qu’elle avait décroché après avoir repris ses études à la fin de la guerre. Elle avait un appétit d’oiseau. Economisait jusqu’au dernier rouble. Ne buvait pas, ne fumait pas, ne riait pas avec les autres. Si son fils allait au théâtre, il fallait qu’elle y aille après le lever du rideau pour vérifier que son manteau était bien sur l’un des cintres et, donc, qu’il était bien arrivé. (La circulation et l’étendue des villes soviétiques n’ayant rien à voir avec celles des villes américaines, il ne lui fallait pas beaucoup de temps pour faire l’aller-retour.) Le soir, au moindre retard du jeune homme, elle appelait les commissariats et les hôpitaux. Pour son mari, dont la famille avait disparu avant même l’arrivée des nazis, lors des purges communistes, il n’y avait rien de plus sacré que de l’agneau «oublié» à petit feu pendant des heures, ou des tranches de langue de veau au raifort qu’on faisait passer avec un verre de vodka frappée – son nom de famille était d’ailleurs Golod, «Faim» –, mais elle le harcelait sans cesse pour qu’il cuisine moins. Elle ne prenait jamais ma grand-mère dans ses bras, ne l’embrassait jamais. Toutefois, pendant quarante-cinq ans, elles s’étaient mutuellement rendu visite presque chaque jour, passant leur journée assises à la cuisine. Son austérité était parfois utile. Chaque année, en automne, à l’arrivée du chou, on sortait de la cave un engin aux allures de croix rangée entre une planche à repasser et une mandoline géante, dans laquelle les femmes introduisaient des têtes de chou géantes, qui ressortaient en lamelles dans un grand jaillissement, comme les mèches de cheveux de mon grand-père quand il se les faisait couper. On stockait les lamelles dans des bocaux de la taille du torse d’un petit garçon, avec du poivre en grains, des feuilles de laurier, des tranches d’oignon et de la canneberge. Quand elles réapparaissaient, un ou deux mois plus tard, elles piquaient la langue comme il nous était rarement donné de le vivre au cours de ces longs mois d’hiver. Ce fut un travail d’équipe, mais quand le frère de mon grand‐père vint «donner un coup de main», il s’assit et enfuma la cuisine avec ses cigarettes âcres et bas de gamme, ce qui signifiait qu’il fallait ouvrir la fenêtre de la cuisine, et que le petit risquait d’attraper froid. On le fit donc sortir. Puis sa fille arriva, but du café instantané et lâcha quelques potins. Elle était moins nocive, mais ne servait à rien; on la fit donc disparaître avec «créativité», elle aussi. Le travail n’avança que grâce à ma grand-mère et à sa sœur.

Tante Polina était tellement abattue par le départ de ma grand-mère qu’elle permit même à son mari d’apporter sa langue et son ragoût d’agneau. Pour faire profiter tout le monde au maximum de ce rare témoignage de prodigalité, il y ajouta une pièce de résistance: des latkes qui suintaient la graisse d’oie et le miel. Les diverses taxes de découragement restaient en vigueur: il vous en coûtait sept mois de salaire pour renoncer à la citoyenneté. Les papiers d’identité que nous reçûmes en échange étaient de si piètre qualité que quelqu’un nous proposa de les falsifier: il suffisait de changer la date de naissance et, une fois aux Etats-Unis, on pourrait prendre sa retraite plus tôt. Nous deviendrions tous de nouvelles personnes; nul n’en saurait rien. Mais la connaissance parée de bijoux et de faux vison qui était venue des Etats-Unis pour nous rendre visite avait dit que personne ne mentait, là-bas. Si vous mentiez, votre nom finissait sur une liste. Pour un Soviétique, c’était parfaitement logique. Mon père refusa de modifier nos dates de naissance.

Les migrants avaient le droit de faire envoyer leurs affaires à l’avance, mais les caisses étaient fouillées à la douane soviétique. Ceux qui possédaient des diamants les jetaient comme des perles au fond des caisses et des boîtes mises à disposition – ils ne reverraient peut-être jamais plus les diamants, mais les douaniers ne les trouveraient pas. Les cargaisons qui arrivaient jusqu’à New York affrontaient d’autres dangers, américains ceux-là – deux boîtes d’outils et d’ustensiles de peintre appartenant à mon père furent volées dans le coffre du membre de la famille qui les reçut. Après les outils, nous n’avons plus rien envoyé avant notre départ. Notre visiteuse avait dit qu’on trouvait tout en Amérique, et pour trois fois rien. Alors nous avons entassé un siècle de vie russe dans cinq valises. Parmi ce que nous emportions: une seule photo du mariage de mes parents; mon jeu d’échecs; des ventouses et de la farine de moutarde pour faire des cataplasmes; le service à thé allemand bleu cobalt; les marmites italiennes en émail; le trench-coat en peau d’agneau de mon grand-père; et trois livres, les humoristes Ilf et Petrov en sandwich entre Boulgakov et Pouchkine. (C’était un sandwich américain – les Soviétiques ne mangeaient que des tartines.) Et nous emportions tout ce qui, nous avait-on dit, se vendrait dans les brocantes de la banlieue de Rome, notre second point de transit après Vienne: perceuses électriques, appareils photo Zenit, casquette de l’armée, broches à l’effigie de Lénine, textile soviétique de qualité, cognac arménien. Nous n’avons pas pris l’alliance de ma mère, qui à elle seule valait plus que la limite autorisée par personne; la chaîne hi-fi yougoslave; les bottes en cuir finlandaises de ma grand-mère; les talons hauts de daim autrichiens de ma mère; la collection de chaussures de cuir italiennes de mon grand-père; Jules Verne, Alexandre Dumas ou l’écrivain soviétique Ilya Ehrenburg; la robe de mariée de ma mère; ou les patins à glace que je n’avais jamais appris à utiliser. En dehors de ses outils, mon père ne possédait presque rien et n’eut pas à se séparer de quoi que ce soit. Mais nous n’avons pas non plus emporté le fait-tout en fonte. Il était trop lourd. Si ma grand-mère Faina n’avait pas été plus qu’heureuse de le récupérer, cela aurait été le dernier objet sacrifié à ce pays qui nous avait déjà tant pris.

Le train partait à 6 heures du soir – direction Varsovie, puis la Tchécoslovaquie, puis Vienne: trente-six heures. Nul ne sachant combien de temps dureraient les contrôles douaniers, nous arrivâmes à la gare en fin de matinée; personne n’avait réussi à trouver le sommeil, de toute façon. D’abord, il fallut remplir une déclaration dressant la liste de tout ce que contenaient les valises. On m’avait transformé en mule – un collier en or avait été caché sous le bouton fermé du haut de ma chemise à carreaux, me remplissant de terreur. Je n’arrêtais pas de tripoter le bouton, qui me grattait le cou, mais cessai après que ma mère m’eut lancé un regard, mâchoires serrées. Quand vint notre tour, le douanier sortit tout ce que ma mère et ma grand-mère avaient pris tant de soin à ranger – partout dans le hall, des grappes de migrants remettaient en ordre les objets de toute une vie si cruellement dispersés – et vérifiait que tout correspondait bien à leur déclaration. «Et ça?» dit-il, brandissant une sorte de mallette dans laquelle brillaient des rangées d’ustensiles plaqués or, tous corsetés par un ruban bordeaux. (Ceux-là aussi étaient destinés à être mis au clou.) «Des couverts, dit ma mère. C’est dans les limites autorisées.
– Où est-ce que c’est écrit, là? 

Il agita la déclaration. Il refusait de donner le formulaire à ma mère, qui en était réduite à tenter de le lire de loin pendant qu’il le remuait. Ils ne figuraient pas dessus. «J’ai fait une erreur, dit-elle. J’ai une otite aiguë. Je n’ai jamais cherché à les cacher – vous voyez bien, ils étaient tout en haut de la valise.» Ce qu’elle avait dit à propos de l’otite était vrai; elle souffrait d’inflammations chroniques. Elle voulut attraper le formulaire: «Laissez-moi l’ajouter.» Le douanier éloigna la feuille de papier. «C’est confisqué», dit-il.
– Elle a fait une erreur! intervint mon grand-père, le regard brillant.

Le douanier baissa les yeux sur lui – il le dépassait d’une bonne tête. «Un mot de plus, garce, siffla-t-il, et ces cuillères ne seront pas la seule chose à rester.» Les yeux de mon grand-père se mirent à brûler terriblement. Il avait entendu ce genre de choses un million de fois, mais chaque fois il avait répondu, se débrouillant généralement pour faire se rencontrer un objet très dur et une partie vulnérable de l’anatomie du coupable. Nous avons regardé sa fierté lutter contre son sens des responsabilités – presque avec lassitude, tant il avait souvent privilégié sa fierté. Finalement, il baissa les yeux, même s’il suffisait d’avoir l’ouïe un peu fine, comme moi, pour entendre distinctement les mots «putain de fasciste» sortir de sa bouche. Dans le feu de l’altercation, j’avais oublié l’or autour de mon cou. Ils ne prirent pas notre salami, nos œufs durs, ni nos sprats. Peut-être que même un douanier soviétique ne pouvait confisquer une miche de borodinsky.

Tous ceux qui souhaitaient la réussite de notre projet de départ ne vinrent pas nous faire leurs adieux sur le quai: les choses changeaient, mais qui sait comment cela finirait. La meilleure amie de ma mère était venue, mais pas son mari, chanteur d’opéra et acteur de théâtre célébré: trop à perdre. «On ne peut pas manger à deux râteliers», avait-il dit en apprenant notre départ. «Qu’y a-t-il là-bas dont vous ayez besoin?» («Là-bas» ne signifiait plus qu’une seule chose, la même que «départ».) Facile à dire pour lui, auraient pu songer les voyageurs qui avaient un pied sur la marche du Vienne Express. Mais il aurait été faux de nier les progrès faits par notre pays depuis trente ans que mon père avait cherché en vain des fruits chez le maraîcher. Quand le train s’ébranla, nous ouvrîmes une des bouteilles de cognac arménien – au diable les lires que nous aurions pu en tirer auprès des Italiens. Les adultes trinquèrent, prononcèrent de brefs toasts – «En avant!» «C’est parti!» «Au départ!» – et vidèrent les petits verres de cristal filigranés qui avaient survécu au pillage de la douane. Ceux-là aussi seraient vendus et finiraient dans des placards italiens. Personne n’avait faim, mais c’était bête de boire de l’alcool le ventre vide; on sortit donc un concombre que l’on fit circuler, bien que, de l’avis de certains, un concombre aigre-doux aurait été plus indiqué. Mon grand-père repoussa le concombre d’un revers de la main et renifla fort dans sa manche – ce que faisaient les gens mal éduqués quand il n’y avait rien pour faire passer la vodka –, et ma mère cessa momentanément de sangloter pour lui lancer un regard de réprimande. Devant qui, à présent, aurait-on pu se sentir gêné? Mais la disposition à l’être – la conscience aiguë du regard d’autrui, avec laquelle tout le monde vivait dans ce pays, en particulier les Juifs – ne l’avait pas quittée sous prétexte qu’elle avait enfin passé la frontière. Ma mère avait trente-trois ans, mon père trente-cinq, mes grands-parents soixante et un. Et une année de vie en Union soviétique, comme pour les chiens, en valait dix ailleurs.

Ma mère avait pleuré dès son arrivée sur le quai. Nous étions en septembre; le fond de l’air était froid comme en automne; elle n’arrêtait pas de dire des choses comme «Nous ne verrons plus jamais ça» et «Nous ne sentirons plus jamais cette odeur». Et puis, sans crier gare, nous avions quitté la seule ville que nous ayons jamais connue, et nous traversions les denses forêts de bouleaux où nous avions passé tant de week-ends autour d’un feu et où mon père, des années durant, dans sa jeunesse, avait cueilli des prunes pour grand-mère Daria (ou plutôt pour ses cochons). A peine un jour et demi après, nous entrions dans l’Autre Monde, Vienne, l’Ouest. Fidèle à sa réputation de farouche indépendance, grand-mère Faina avait refusé de se joindre à nous – elle nous suivrait six mois plus tard avec le frère aîné de mon père. Ses mains furent ainsi les dernières de la famille à toucher le fait-tout en fonte, qui resta dans son pays adoptif, et continue peut-être encore de remplir son office auprès de quelqu’un d’autre. Il est possible que la Biélorussie ait moins changé au cours des trente dernières années que lors des trente précédentes. Un an après notre départ, le chanteur d’opéra qui refusait de manger à deux râteliers finirait par changer d’avis. Sa femme et lui avaient un enfant de neuf ans à sauver – la fille qui rêvait de porter mes vêtements pendant que je lorgnais son assiette.