Thanksgiving 1988 (2/4)

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Après un passage par Vienne et Rome, la famille Fishman qui a fui l'ex-URSS atterrit aux Etats-Unis le jour de Thanksgiving. Extrait du livre autobiographique de l'écrivain Boris Fishman, «Le Festin sauvage» (Editions Noir sur Blanc).

Par l’un de ces hasards un peu gros qu’on n’oserait pas inclure dans une histoire inventée, nous avons atterri sur le sol américain le jour de Thanksgiving. Jusque-là, nous n’avions pris l’avion que pour aller en Crimée, et toujours avec l’Aeroflot; la restauration à bord s’y limitait à un bonbon à la menthe servi sur un plateau rond avant l’atterrissage. Nous n’avions jamais connu l’expérience exotique de nous faire servir par un steward à barbe de trois jours grisonnante qui avait plus sa place dans un magazine de mode qu’à bord d’un avion pour préparer des verres. (Mon père avait fini par l’avoir, son nectar de poire.) Meyer, le père au visage ridé et plissé de la famille qui voyageait avec nous depuis Minsk, demanda l’adresse d’Alitalia pour leur envoyer une lettre de remerciements, sans doute écrite en russe, langue qu’il utilisait pour parler au steward, au grand embarras de ce dernier. Le mot russe pour «lettre» – pismo – peut évoquer vaguement l’idée de «faire pipi», qu’on soit italien ou américain, si bien que le steward tenta d’abord d’indiquer au vieil homme la direction des toilettes, mais quand il comprit qu’il s’était trompé, il disparut et revint avec deux mignonnettes de vodka. Puis il tapota l’homme sur l’épaule et s’éclipsa.

New York en novembre, ça n’était pas Ladispoli. Il soufflait un vent froid. L’ami de la famille qui nous attendait – celui dont la femme avait cousu nos noms sous l’élastique d’un de ses slips – s’empara de la valise que tenait mon père et la jeta sur le chariot de toute la force du soulagement qu’il éprouvait à nous voir enfin après huit années d’attente. Ma mère et ma grand-mère grimacèrent – c’était la valise qui contenait le service à thé. Nous sommes sortis du terminal en file indienne, marchant dans les pas de notre ami. Un Noir en uniforme coiffé d’une casquette nous arrêta et dit quelque chose en montrant les bagages – nous nous sommes figés; pour nous, c’était forcément synonyme de nouvelle inspection, et un Noir était pour nous aussi exotique que la langue qu’il parlait –, mais notre ami non seulement lui répondit dans un anglais parfait, mais le fit rire. Ce genre de désinvolture nous sembla inimaginable. A l’appartement de notre ami, ma mère et ma grand-mère filèrent dans la chambre et, les yeux mi-clos dans la crainte du désastre – quand on fera des statues à notre effigie, alors seulement nous goûterons le repos éternel –, ouvrirent les grandes feuilles du Ladispoli Oggi qu’elles avaient utilisées pour emballer le service à thé. Un miracle, si l’on veut: seules une tasse et une sous-tasse étaient cassées.

C’était Thanksgiving, nous annonça-t-on. Nos hôtes ne savaient pas qui remerciait qui ni pourquoi, mais cette volaille était une dinde. Ça ressemblait donc à cela, en entier, quand il n’y avait pas que les ailes. Pour le reste, tous les plats sur la table étaient identiques à notre cuisine maison. Hareng à l’huile mariné au vinaigre et aux oignons doux; patates «en uniforme» – autrement dit, avec la peau –, coupées en quartiers et frites à la poêle; tranches de saumon fumé disposées en éventail. Et des fruits, même si nous étions presque en décembre. «Les fruits, ça commence quand, ici?» demanda mon grand-père, étonné de se voir ainsi battu à plate couture pour les produits hors saison de contrebande. «A 6 heures du matin», répondit notre ami, sous-entendu: à l’ouverture de l’épicerie du coin. C’était toujours la même conversation. Chaque nouvel arrivant posait cette question, et chaque vieux de la vieille faisait la même réponse. Aucun d’entre nous ne réussit à avaler de la dinde – elle était inséparable de notre malheur des dernières semaines –, nous prétextâmes donc avoir la nostalgie des plats de chez nous. Mais ils n’avaient pas le même goût qu’au pays. La carpe farcie – qu’on appelait gefilte fish, ici – était une masse dense, sans arêtes et gélifiée, qui avait un goût de poisson à l’eau et non ce merveilleux goût de poisson mijoté et fondant qui baigne dans un savoureux bouillon. Le pain noir était rassis, c’est du moins ce qui nous sembla; on l’avait fait griller – ils le conservaient au freezer, puis le faisaient griller. (Ma grand-mère fut scandalisée par ces deux pratiques.) Nous avons mangé dans des assiettes en plastique – chose à la fois révolutionnaire et insultante –, que l’on jetait ensuite à la poubelle au lieu de les laver (même réaction de ma grand-mère). Les fraises de 6 heures du matin n’avaient aucun goût. On continua de les manger uniquement parce qu’il était surréaliste de mettre dans sa bouche quelque chose qui ressemblait à une fraise, en trois fois plus gros, mais avec trois fois moins de goût. Seul le film alimentaire étirable eut droit à notre admiration sans réserve. Avec le temps, nous avons compris: ici, les mêmes aliments existaient en deux versions. On pouvait acheter la version bon marché, préparée avec l’assistance de produits chimiques ou d’ingrédients de moindre qualité, ou l’on pouvait acheter la version de luxe, qui avait le même goût qu’au pays, où elle coûtait dix fois moins cher. C’est ainsi que nous avons découvert une innovation américaine qui, ici, symbolisait la liberté, mais que, nous autres, nous jugeâmes tyrannique: le choix. Quand on se sentait à l’abri financièrement, on achetait la version qui avait du goût; dans le cas contraire, on achetait de la merde. Comme il y avait de la merde en rayon, de nouveaux termes comme «cholestérol» entrèrent dans notre vocabulaire, et les connaissances de ma mère en chimie prirent toute leur utilité. La plupart des immigrants achetaient les versions bon marché, puis débattaient sans fin de mauvaises graisses, de tension artérielle et de teneur en sel comme jamais ils ne l’avaient fait en URSS.

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