La Pâque juive des Fishman (3/4)

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Tsimmes est un ragoût juif ashkénaze traditionnel généralement à base de carottes et de fruits secs tels que les pruneaux ou les raisins secs, souvent combinés avec d'autres légumes-racines.

Désormais installée à Brooklyn après avoir fui l'ex-URSS, la famille Fishman se réunit pour la Pâque juive. Mais «que cuisiner pour la Pâque à une flopée de Juifs quand on est chrétien orthodoxe?» Extrait du livre de Boris Fishman, «Le Festin sauvage», paru en 2022 aux éditions Noir sur Blanc.

La Pâque juive – une réunion de famille non négociable. J’allais à reculons aux convocations familiales depuis des années, mais n’avais jamais eu la cruauté de briser le cœur de ma mère en me faisant porter pâle. J’étais las du sud de Brooklyn comme on peut l’être d’un junkie qu’on aimait bien, mais qu’on a cessé de fréquenter parce qu’il n’a jamais réussi à décrocher. M’asseoir à la table familiale équivalait à replonger dans la drogue. Ils s’échangeaient des théories complotistes – George W. Bush n’avait jamais dit ça, c’était un type qui se faisait passer pour lui qui avait accordé l’interview. Ils partageaient leur sagesse médiévale – les Néerlandaises avaient un taux de natalité inférieur parce qu’il faisait froid, là-bas. Ils ne s’embarrassaient pas d’insinuations, et faisaient preuve d’une grande tolérance pour la dissonance cognitive – ce n’est pas parce que le sud de Brooklyn regorgeait d’anciens citoyens de l’Union soviétique fraudant la sécurité sociale et Medicaid que les allocs n’étaient pas dans cent pour cent des cas allouées aux Noirs. Les Noirs portaient le fardeau de générations de traumatismes hérités de l’esclavage? Mais les Juifs avaient été maltraités – massacrés, ghettoïsés, discriminés – en Russie pendant des siècles, et ça ne les empêchait pas de bien gagner leur vie dans un pays qu’ils connaissaient à peine. Quant à leurs propres activités illégales, ne méritaient-ils pas quelques avantages après tant de maltraitance? Parce que l’Amérique avait les mains propres, elle, peut-être? Ça suffit – passe-moi le porc. J’avais longtemps discuté, et puis j’avais fini par laisser tomber. Quand mon père avait décidé de déménager dans le New Jersey, j’avais tenté d’incarner un Bobby, plutôt qu’un Boris. La transformation avait fait long feu, et de temps à autre ressurgissaient les côtés russes de ma personnalité. Mais, depuis de nombreuses années, il m’était de plus en plus pénible de retourner dans le quartier de mon grand-père.

Pâque semblait le moment idéal pour passer mon tour – nous étions athées. Au cours de nos premières années, les Juifs américains avaient fait de leur mieux avec nous. Ils nous avaient donné du travail; nous avaient bombardés de colis alimentaires et d’inscriptions gratuites à la synagogue; avaient usé de leurs cisailles sur mes parties génitales pour une circoncision très tardive, dont la douleur ne quittera sans doute jamais mon inconscient. Tout ça en vain. Mes parents étaient des défenseurs fanatiques d’Israël, et ma mère adorait Hanoukka, elle laissait la menora allumée longtemps après les huit jours rituels – pourquoi pas, c’était joli. Mais ça s’arrêtait là. Ceux qui s’étaient tellement battus pour qu’on nous fasse sortir ne s’étaient jamais doutés que notre libération serait du gâteau comparé à la suite. Mais Pâque était trop proche de l’anniversaire de ma mère pour ne pas en faire un dommage collatéral. A Minsk, c’était l’anniversaire de Lénine, à quelques jours de distance, qui gâchait invariablement celui de ma mère, parce que tout le monde devait passer le week-end suivant l’anniversaire du leader soviétique à faire du bénévolat. Et maintenant c’était Pâque qui prenait le relais en Amérique? Le destin ne nous faisait jamais de cadeau. Donc j’y allais, sans faire d’effort pour cacher mes réticences. Cette fois-ci, au moins, il y avait une bonne raison de se joindre à eux. Au cours des mois précédents, nous avions entendu parler d’une nouvelle aide à domicile qui «avait de l’or dans les mains aux fourneaux». Oksana avait d’abord fait des remplacements, mais la personne qui s’occupait habituellement de mon grand-père ayant déclaré un nombre d’heures trop élevé, cela ouvrit soudain la porte à la venue d’Oksana en semaine. Auparavant, Oksana travaillait pour une ogresse à moitié folle. Et voilà pourquoi mon grand-père n’avait pas arrêté de couvrir de chocolats et de parfum les employées de l’agence de placement. Une discrète réaffectation. Mes grands-parents avaient vu défiler une demi-douzaine d’infirmières à domicile depuis le diagnostic de la maladie de ma grand-mère. Aucune ne s’était distinguée par ses talents culinaires. Ni par quoi que ce soit d’autre. A Pâque, ce serait la première fois que nous mangerions à la table d’Oksana.

J’arrivais de Washington, où j’avais atterri pour un projet littéraire, et logeais chez ma petite amie, Alana, dans l’Upper West Side, parce que mon appart était en travaux. Elle ne venait pas à notre simulacre de Pâque – sa famille à elle faisait la totale: les prières, les rituels, les restrictions. Sauf qu’elle ne mangeait casher qu’à la maison. Ce choix était censé indiquer un engagement religieux conscient et personnel, alors que, à mes yeux, ce n’était que facilité, une variante de la fumisterie de ma propre famille. Quel mérite y avait-il à faire les choses à moitié? Avant Pâque, elle briquait et récurait sa cuisine pour la purifier. A mon retour de Washington, sa cuisine était donc à moitié recouverte de papier alu pour que personne n’y touche, ce qui lui donnait vaguement l’apparence d’un radiotélescope amateur pour la détection de signaux extra-terrestres. J’avais envie de lui dire que les rites qu’elle observait étaient obsolètes. Et que je pouvais acheter un poulet délicieux pour le tiers du prix d’un poulet casher – dans South Brooklyn, de fait, où les produits, dans les épiceries, étaient souvent deux fois meilleurs et deux fois moins chers. (Souvent, c’est ce qui me décidait à y aller, finalement.) Mais je n’ai rien dit. Pour ne pas l’offenser. Dans le métro, en route vers l’appartement de mon grand-père, je trimbalais un colis aussi suspect qu’un kilo d’héroïne – je le dissimulais aux regards chaque fois que j’ouvrais mon sac. J’étais un dissimulateur aguerri – à l’étranger, j’enveloppais mes guides touristiques pour éviter de montrer que j’étais un touriste; ici, j’enveloppais les livres que je ne voulais pas être vu en train de lire. Celui-ci était la Haggada en russe, le texte lu lors de la cérémonie du Seder durant la Pâque. Pendant des dizaines d’années, les dissidents juifs d’Union soviétique avaient fait circuler ce texte dans le plus grand secret. J’étais libre de m’abstenir, sans doute, et je n’avais pas leur dévotion. Je baissais la voix chaque fois que je prononçais le mot «juif», exactement comme nous le faisions en Union soviétique. Je le tenais d’un coiffeur juif ouzbek et chauve de mon quartier. Le livre était moche et rébarbatif – le graphisme moderne, ce n’était pas pour les bouquins russes. En couverture, il y avait la photo de dix-neuf personnes – tous des hommes, tous d’Asie centrale, tous velus, tous vêtus d’une version différente du manteau rêvé de Joseph – assises à la table de la Pâque, encadrée par un panorama flottant de couronnes rouge et or, d’étoiles de David, et d’arabesques ordinaires. Il faisait 86 pages – 128 en comptant la pub pour les restaus du coin, à la fin. Ou plutôt au début – il fallait le lire comme en hébreu, en commençant par la fin. Quatre-vingt-six pages – je les lirais d’un trait. S’il s’agissait d’une fête juive et s’il fallait que j’y aille, mes idées devaient être prises en compte. Ils ne se retenaient pas avec moi, alors je ne me soucierais pas de les offenser. Mais l’aide à domicile ne faisait pas partie de ce cercle. Je me demandais si ça n’allait pas être un peu bizarre qu’elle soit là. Elle était chrétienne.

Fishman festin Fishman festin
Juifs célébrant la Pâque. Loubok - estampe populaire russe gravée en général sur bois - XIXe siècle.  © Anonyme

Dans l’ascenseur de l’immeuble de mon grand-père, je tins la porte à l’une des «nôtres»: robe d’intérieur sans manches, chaussons en maille, courrier à la main. Elle ne sut trop que penser de moi. Vu mon teint mat, je pouvais aussi bien être géorgien, mais les Géorgiens ne portaient pas de chaussures bateau et n’étaient pas BCBG. «Chliout’i chliout’, fit-elle, haussant les épaules, montrant le tas de catalogues qu’elle avait à la main. Ils envoient, encore et encore» – en Union soviétique, il n’y avait pas un dixième de ce courrier, un tel gaspillage, une telle contrainte. Je partageai sa perplexité. Mais je me contentai d’un vague sourire. «Aurévoir», dit-elle une fois arrivée à son étage. «Au revoir», dis-je sans accent. Oksana portait l’autre tenue de travail de nos femmes: des leggins et un T-shirt moulant au lieu de la traditionnelle blouse. Elle avait des yeux rapprochés et des bras charnus à peau blanche. Elle fut la première à venir dans l’entrée quand j’ouvris la porte, mais s’arrêta timidement.
– Votre grand-père m’a tellement parlé de vous, dit-elle.
– Et lui m’a beaucoup parlé de vous, mentis-je.

J’avais évité mon grand-père ces derniers mois. N’étais pas venu le voir, ne l’avais presque pas appelé. «La sonnerie est cassée, lui dis-je quand il apparut dans l’entrée. Je n’ai pas arrêté de sonner.» Il haussa les épaules.
– Tous ceux dont j’ai besoin sont déjà là, dit-il. Hormis tes parents, bien sûr.
– Bah, ils ne pourront pas entrer, dis-je. Je vais me laver les mains.

Je me lavais toujours les mains en arrivant. Chaque fois que je rentrais chez moi, je me changeais. Une certaine idée soviétique de l’hygiène. Cela provoquait la réaction amusée de mes copines américaines. Je n’avais jamais eu de copine russe. «Mon père se lavait les mains pendant dix minutes quand il rentrait à la maison, l’entendis-je dire à Oksana en m’éloignant. De l’eau bouillante. Et puis du thé. Trois ou quatre tasses. Et là, il était disposé à discuter. Même s’il n’était pas bavard. C’est ma mère qui l’était.» Je n’avais jamais entendu mon grand-père parler de sa mère ou de son père. J’imaginais un homme dans une maison de bois, bretelles pendantes à la taille, chemise aux manches retroussées jusqu’aux coudes.
– Pourquoi il faisait ça? lui demandai-je à mon retour.
– Qui?
– Ton père, tiens.
– Il était livreur de coffres-forts. Ils pesaient un quart de tonne. Il les portait sur le dos pour monter l’escalier. Il n’a pas eu de dossier médical à l’hôpital jusqu’à l’âge de soixante-douze ans.
– Alors tu rattrapes le temps perdu, j’ai dit.

Il m’a fusillé du regard. Puis il s’est tourné vers Oksana et s’est adouci. «Mon père avait les meilleurs chevaux de la ville.» Il compta sur ses doigts: «Scarabée, Pégase, Garçon. Mais, avec le premier attelage, il s’était fait avoir. Au marché aux chevaux, il n’y avait que des Tsiganes. Un cheval, ça peut être jeune, avoir de bonnes dents, mais il n’y a qu’eux pour savoir qu’il sera paresseux. Je suis allé leur toucher un mot – on s’entendait bien, fallait pas me chercher. Et ils ont remboursé mon père.» Est-ce qu’il inventait? Il ne m’avait jamais raconté tout ça. J’avais rempli le formulaire d’indemnisation des victimes de l’Holocauste de ma grand-mère dix ans auparavant et, tandis qu’elle me racontait son histoire, il y allait de son anecdote ici ou là, mais elle lui intimait de se taire – elle ne voulait pas que je sache ce qu’il avait fabriqué. De temps à autre, j’essayais d’en savoir plus, mais il répondait si vaguement que je ne savais pas par où commencer pour tirer les choses au clair. J’avais cessé de poser des questions. Je n’allais pas le harceler.
– Maman et papa t’ont dit dans combien de temps ils arrivent? ai-je demandé.
– Y a des bouchons, dit-il en haussant les épaules. S’ils habitaient Brooklyn, ils seraient déjà là.

C’est après Paris que je m’étais mis à l’éviter. Certains tombent amoureux là-bas – d’autres s’y séparent. Au petit matin, en novembre dernier, peu de temps après qu’il eut fait connaissance avec Oksana, nous étions dans l’escalator à la sortie d’une station de métro de Paris, et mon cœur battait la chamade à mesure que les marches disparaissaient dans la gueule mécanique. Nous avions atterri à Roissy deux heures plus tôt. Je lui avais fait prendre le métro – le prix de la course en taxi indiqué dans le guide (enveloppé de papier kraft) l’aurait révolté autant que moi. Il y avait une autre raison: d’après le guide, la sortie de la station donnait directement sur la tour Eiffel, non loin de notre hôtel. Je voulais lui faire une surprise. J’avais prévu de sortir de la bouche du métro et... bam! la tour Eiffel. «Qu’est-ce que tu dis de ça?» Je m’étais renseigné sur les sorties et priais Dieu de ne pas m’être trompé. C’était ça, mon idée. L’anniversaire de ma grand-mère approchait, et celui de mon grand-père aussi (elle avait dix jours de plus que lui). Une diversion: un voyage à Paris et en Israël, avec moi dans le rôle du baudet. Pour quelqu’un comme lui, le seul nom de Paris charriait tout le romantisme et le luxe absents de la vie en Union soviétique. Et la moitié de ses amis de Minsk avaient émigré en Israël. Cela faisait presque vingt ans qu’il ne les avait pas vus. Il refusait d’aller dans le New Jersey, mais il pourrait fanfaronner à propos de Paris. La tour Eiffel, c’était pour lui – moi, je m’enorgueillissais de fuir ce genre de kitsch. Je ne m’étais pas trompé: soudain elle apparut, dans toute la gloire d’un petit matin désert, où seules des fleurs en parterre oscillaient dans le vent. Je me retournai triomphalement pour observer sa réaction. Mais il n’y avait personne pour réagir. Cette possibilité-là, je ne l’avais pas envisagée. Je regardai partout – il n’y avait pas d’escalator pour redescendre, et je ne m’étais pas renseigné pour savoir comment retourner à l’intérieur de la station et me lancer à la recherche d’un grand-père égaré. Et là, je l’ai vu. Il était devant la vitrine d’un magasin de chaussures. «Regarde-moi ces mocassins!» rugit-il, tapant du doigt sur la vitre. Un balayeur moustachu, la clope au bec, leva les yeux – la langue de notre pays résonnait comme un cri barbare dans la civilité du silence ambiant. «Regarde cette foutue tour!» J’ai tendu le doigt vers la merveille internationale en face de nous. «Oh! dit-il en se tournant. Oukh, ty... Ah, toi...» C’était un émerveillement de pure forme, d’une fausseté si évidente que c’en était gênant. Peut-être avait-il l’impression qu’il n’en fallait pas beaucoup pour me duper. Il s’approcha à contrecœur pour prendre une photo, sa chevalière en or brillant dans le soleil et sa grosse bedaine faisant saillir son sweat-shirt bicolore – tissu dans le dos, cuir devant. Il avait taillé sa moustache avec le plus grand soin pour le voyage – elle avait la forme du logo Atari. C’était toujours mieux que le carré façon Hitler qu’il se taillait parfois inexplicablement.

En entrant dans notre minuscule chambre, d’où l’on avait vue sur un morceau de la tour (comme je me l’étais fait confirmer, en baragouinant quelques mots de français, après avoir appelé l’hôtel plusieurs fois), il fit la moue comme pour dire: «Qu’est-ce que c’est que cette merde?» Le lit touchait presque le mur, le long duquel il se faufila comme une victime. La douche était un cercueil mis à la verticale. J’aurais bien aimé qu’il devine combien m’avait coûté ce petit plaisir. Mais il fallait que je choisisse ce qu’il allait porter. «Le pull bleu», proposai-je. Il haussa les épaules et plissa les lèvres. «Je sais pas trop... » Je lui ai remis le bicolore. Le déjeuner était problématique – les petits restaus que je voulais essayer n’étaient pas dignes de lui, mais le menu de tous les établissements chics recommandés par le guide affichait des prix qui l’auraient fait blêmir. «Je n’avais pas compris que j’allais visiter Paris à pied, dit-il, tandis que j’examinais la carte d’un cinquième restaurant.
– Allons ici.
– Qu’est-ce qu’ils ont?
– Je ne sais pas. Je ne parle pas français. Il y a de tout.
– Tu aurais mieux fait de l’apprendre.
– Ah bon? Parce que tu as appris à parler anglais, toi?
– Je suis un vieillard.
– Grand-mère Faina l’a bien appris, elle.
– Oui, quand on ne s’occupe que de soi, on a le temps d’apprendre à parler anglais.

Un serveur plus élégant que nous nous installa à une table grande comme un timbre-poste. Je savais qu’on tomberait sur un endroit de ce genre – nappe blanche épaisse, silence luxueux.
– Un Américain ne tiendrait pas à cette table, dit-il en reniflant.
– Occupe-toi de toi, dis-je.

Il avait un ventre gros comme un ballon de plage, même si le reste de son corps était mince et bien proportionné. Il était cloué à la table comme un insecte sous verre. Je tentai de traduire le menu dans ma tête, pour le lui dire en russe.
– Ils prennent une côte de porc et ajoutent un oignon, des lardons... c’est comme du salami. Et il y a ces légumes verts de saison. A l’ail.
– La fumée de cigarette! s’exclama-t-il, jetant un regard mauvais aux autres clients qui, pour une raison que j’ignore, n’avaient pas appris à parler russe en prévision de sa visite et n’eurent aucune réaction. Dégoûtant.
– Tu as fumé pendant trente ans, dis-je.
– Mais j’ai arrêté.
– Qu’est-ce que tu vas prendre?
– Je ne sais pas. Il haussa les épaules. Qu’est-ce qu’ils ont?
– Je viens de te le dire. 

Je répétai les descriptions, encore et encore, les réduisant peu à peu aux protéines principales: porc, poulet, poisson, comme dans l’avion. Finalement, je laissai tomber et choisis à sa place. «Un Américain ne survivrait jamais avec des portions aussi petites», déclara-t-il quand on nous servit les entrées. Pourquoi fallait-il sortir, si c’était pour manger un filet de saumon riquiqui à dix-sept euros, quand on pouvait acheter cinq cents grammes de saumon pour cinq dollars au pays? Le filet coûtait en réalité vingt-cinq euros; j’avais menti.
– On ne mange pas pareil, ici, dis-je. Les portions sont plus petites, et on prend son temps pendant le repas. Regarde, personne n’est gros, ici.
– C’est vrai. Les Américains sont gros, dit-il.

Il n’avait pas l’air d’apprécier le saumon, qu’il enfournait à grands coups de fourchette. Je fermai les yeux. Je n’avais pas faim.
– Et ton travail? dit-il, enfonçant un doigt dans sa bouche pour retirer un fragment de poisson.
– Rien de spécial, dis-je. Toujours pareil. J’essaie.
– Un roman?

Il ne lisait que la première et la dernière page des livres.
– Ça parle de toi, dis-je pour qu’il y accorde plus d’attention.
– Comment ça, de moi? dit-il. Il eut l’air à la fois flatté et méfiant.
– Pourquoi, tu as des choses à cacher?
– Moi? Je suis un livre ouvert.
– Quand maman a rempli ton formulaire d’aide au logement, je l’ai entendue dire que tu étais plus âgé que grand-mère. Mais elle est née onze jours avant toi, en décembre. Alors, comment peux-tu être plus âgé?
– Tu as mal entendu.
– Pourquoi tu ne veux pas me le dire?
– Ne t’en fais pas pour ça.
– Alors tu es un livre ouvert?
– Avec ton diplôme, tu aurais pu tout faire, dit-il, raclant une pomme de terre sautée assez fort pour qu’on l’entende depuis la rue. Au moins, tu es à Washington pour ce projet. C’est important, non? Tu travailles pour le Sénat.
– Ça ne compte pas pour moi.
– Mais tu es payé.
– Oui, quand j’aurai terminé.

Sa fourchette s’immobilisa.
– Pourquoi tu te laisses faire? Qu’est-ce qui les empêcherait de prendre ton travail une fois fini et de te carotter? Il me regarda comme si j’étais un imbécile.
– Bon sang, c’est le gouvernement des Etats-Unis.
– Justement, ils peuvent faire ce qu’ils veulent.

Quand on nous apporta l’addition, je la pris pour qu’il ne la voie pas, mais il était si vieux jeu qu’il refusa de me laisser payer; je lui donnai donc un montant réduit et, prétextant qu’il fallait que j’aille aux toilettes, je complétai avec mes euros une fois hors de portée de vue. Nous sortîmes dans la froide lumière du soleil. L’agacement d’être entré sans vérifier les prix – voilà ce qui arrive quand on baisse la garde – fut aggravé par cet autre truisme des sorties improvisées: si seulement vous aviez continué jusqu’au restau suivant, la porte à côté, vous seriez tombé sur l’un de ces solides bistrots qui servent du canard confit pour deux fois moins cher. Cela lui plut de se faire prendre en photo. Au bord de la Seine, à l’Arc de Triomphe, devant la Joconde, à Notre-Dame. Un pouce levé, le regard sombre derrière ses lunettes teintées.
– Tu t’étouffes? je lui demandais. Souris.
– J’ignorais qu’il fallait sourire, disait-il, et il souriait comme un illuminé.

Plus tard, en passant devant un magasin, il m’arrêta: il y avait un clown en vitrine. «Non», lui dis-je. Il était énorme. En porcelaine. On avait encore une trotte à faire. Mais il ne voulut rien savoir, et nous l’avons acheté.

La veille de notre départ, je ne supportais plus l’idée de manger dehors. Je l’ai emmené au Bon Marché et, pendant qu’il arpentait les rayons dans un état second, j’ai acheté les produits qui ressemblaient le plus à ce qu’on mangeait à Brooklyn, autrement dit à ce qu’on mangeait en Union soviétique. Pâté de campagne, fromage à pâte dure, tomates, saucisson sec, cornichons, une baguette, des éclairs, une petite bouteille de cognac. A la réception, j’ai demandé par gestes un drap supplémentaire, que j’ai déplié sur le lit, qui était la surface la plus grande de toute la chambre. Puis j’ai tout sorti, me servant de la petite table à repasser en guise de table à manger. Les verres de la salle de bains firent l’affaire pour le cognac. Les tomates et le saucisson, nous les avons mangés sans couverts; quant au cantal, je m’arrangeai pour le couper avec une lame de rasoir neuve. Je m’assis par terre, lui sur le lit, jambes tendues à l’intérieur de la salle de bains, un essuie-main que j’avais enfoncé dans son col faisant office de bavoir. De temps à autre, nous portions un toast. Je n’avais jamais bu d’alcool seul avec mon grand-père. Par bonheur, nous gardâmes le silence. A la fin du repas, son regard se perdit dans le vide et il dit: «Ils ne vivent vraiment pas comme nous, ici. Nous – c’est-à-dire les Soviétiques –, nous étions emprisonnés.» Parfois, il pouvait vous surprendre comme ça. J’étais sur le point de l’encourager à m’en dire plus, mais je me retins. Aucune raison de gâcher ce moment.

Les agents de sécurité de l’aéroport refusaient de croire que le clown ne contenait pas de drogue et ils faillirent le briser en morceaux. «Quelle drogue! criait-il. Je suis un vieillard!» Les agents se contentèrent d’un tube de dentifrice de la taille d’un vibromasseur qu’ils trouvèrent dans son bagage à main. Je lui avais parlé plusieurs fois des cent millilitres de capacité maximale avant de quitter la maison, mais j’aurais dû me douter que l’aide à domicile avait fait sa valise, et qu’elle en savait encore moins que lui sur l’universalité des règles dans l’aviation. Ça avait dû être dans les bagages mis en soute à l’aller. En Israël, il déclara à ses amis qu’il était allé à Paris, où il était descendu dans une chambre immense, à deux pas de la tour Eiffel, et qu’il avait dîné dans les meilleurs restaurants, et que son petit-fils s’était occupé de tout. Quand nous arrivâmes à Eilat, au bord de la mer Rouge – le terminus –, il se fit prendre en photo devant tout ce qui était immobile. A l’hôtel, il alpagua trois jeunes femmes vêtues en bas résille, corset et coiffe à plumes pour un spectacle de variétés, leva les pouces, fit un sourire à moitié fou, et attendit que je trouve l’appareil photo. Un matin, je me réveillai et le vis en marcel et en slip faire des mouvements de gym devant la mer étincelante. Il avait les cheveux hérissés comme une plante sauvage et semblait aussi concentré qu’un athlète olympique. «Pfff», soufflait-il profondément à chaque petit saut, bras et jambes écartés. Alors, comme ça, il prenait moins soin de lui-même que grand-mère Faina? Mais je décidai de me taire, et me rendormis au son de ses pieds qui tapaient le sol comme un métronome.

Chez mon grand-père, ma mère me serra dans ses bras comme si on ne s’était pas vus depuis des années, et non des semaines.
– Tu t’es arrêté chez Alana? dit-elle. Comment ça va, vous deux?
– Tout va bien, dis-je.

Je savais qu’elle allait me poser la question; j’avais l’habitude.
– Elle n’a pas voulu venir? demanda-t-elle.
– Quoi? Non, je te l’ai dit. Elle est avec sa famille. Je te l’ai dit plusieurs fois.
– Elle est sans doute gênée par notre façon de faire.
– Combien de fois je t’ai dit qu’elle s’en fiche, de notre façon de faire? Elle veut que les gens fassent comme bon leur semble. Elle ne juge pas. Combien de fois je te l’ai dit? Pourquoi tu n’entends pas ce que je dis?

J’aurais dû me souvenir que tout ça aussi se produirait. Mais je n’étais pas capable de me contrôler plus longtemps. Je vis dans les yeux de ma mère qu’elle était blessée. Parfois, me disais-je, elle préférait être blessée plutôt qu’épargnée par mes remarques.
– Parle-moi de Washington, dit-elle brièvement.
– Il y a des gangs en maraude, répondis-je sèchement. Et c’est la famine. Ça fait des semaines que j’ai rien mangé.

Maintenant, il y avait de la colère dans son regard. «Combien de temps allons-nous devoir supporter ça?» Huit ans plus tôt, à la fin de ma première année de fac, j’avais été choisi pour aller effectuer un stage estival à Washington – un sénateur américain rédigeait un livre sur les discours politiques historiques. Je ne m’étais jamais autant éloigné de la maison – jamais éloigné tout court. C’était le genre de voyage d’agrément que ma famille évitait. Mais j’écrivais des poèmes et des nouvelles en toute bonne foi. Et j’étais subjugué par la mauvaise foi de la vie politique américaine. Et même si la peur ne me quittait pas, j’avais parfois l’impression qu’il était encore plus effrayant de ne pas tenter de la vaincre. On attendait de moi que je me batte, que je réussisse, que je conquière. Comment y arriver sans tirer parti d’une occasion pareille? Quand j’ai appris la nouvelle, mes parents m’ont félicité, livides, et m’ont dit toutes ces choses que, pour une raison ou une autre, j’espérais ne pas entendre. Washington – c’était loin. Où allais-je loger? Où allais-je manger? Je leur avais fait la leçon sur leur frousse, pitoyable et gênante. Puis j’étais remonté à l’étage, passant devant deux branches de bouleau que mes parents avaient trouvées dans la forêt et qu’ils avaient rapportées parce qu’elles leur rappelaient les forêts de Biélorussie. J’étais en ligne avec le bureau du sénateur, qui m’avait mis en attente, quand la porte de mon petit espace de travail s’était brusquement ouverte. C’était un ancien placard que mon père avait vidé pour y fixer une planche avec des tasseaux, à hauteur de la taille, qui me fit une sorte de bureau. Il pouvait fabriquer un bureau, un lustre, ou une penderie suspendue au plafond à des crochets de bicyclette, parce que son fils s’était vu attribuer une place dans une chambre double de sept mètres carrés à la fac. Mais c’étaient des talents dont il ne voulait pas faire un métier. Il avait laissé tomber la peinture en bâtiment pour prendre un poste de concierge dans un immeuble chic de l’Upper East Side. Là-bas, il avait trouvé le degré de sécurité et de sollicitation qu’il voulait. De la petite fenêtre du bureau-placard, je voyais l’arbre que j’avais planté avec ma grand-mère après notre installation dans le New Jersey. Alors, le jeune arbre était assez petit pour entrer dans le coffre de notre vieille Buick bleue. Maintenant, il était aussi grand qu’un homme adulte et scintillait de toutes ses fleurs blanches et roses. Ma mère se tenait à la porte du bureau, les yeux baissés. Elle me glissa un petit morceau de papier et prit la fuite. Elle y avait écrit, allez savoir pourquoi en anglais: «Ne pars pas, s’il te plaît.» J’ai regardé le mur, à mi-chemin entre l’hébétude et les larmes. Quand l’assistant du sénateur a finalement pris mon appel, je me suis excusé et lui ai dit que je ne pourrais pas venir. Je leur fus reconnaissant, d’une certaine façon: je leur avais crié dessus pour défendre mon cas, puis j’avais renoncé dans l’intérêt de mes proches – un renoncement honorable. C’était à présent, huit ans plus tard, que j’étais plein d’une colère qui ne me quittait pas – après le semestre en Espagne qui était tombé à l’eau, la bourse du programme Fulbright pour aller en Turquie que j’avais refusée, le départ pour le Mexique qui serait – je me l’étais juré – le bon, cette fois... mais ne le fut pas. Ils n’avaient plus besoin d’inoculer la peur en moi, mais continuaient à le faire. Et je tentais encore de les convaincre. Je n’arrivais pas à partir sans leur bénédiction.

Huit ans après, le Washington que j’avais enfin réussi à découvrir m’avait accepté comme jamais New York ne l’avait fait. New York donnait l’impression de ne pas avoir besoin de gens comme moi. On y trouvait des milliers de pigistes – jetables, et traités comme tels. Cela se faisait sans doute aussi à Washington, mais les auteurs y barbotaient dans une mare plus petite. Les membres de la commission sénatoriale qui m’avaient engagé pour relire et corriger le rapport gouvernemental sur l’ouragan Katrina qu’ils avaient rédigé semblaient apprécier de venir me demander à quelle place faire figurer tel ou tel paragraphe. Et, malgré les relations de sauvagerie secrète qu’ils devaient entretenir les uns avec les autres, ces juristes (des juristes!) enquêtaient sur Katrina avec un sérieux qui me touchait plus que les mœurs affichées du journalisme new-yorkais avaient jamais réussi à le faire. J’étais arrivé de New York plein de condescendance pour ces gens soi-disant conventionnels, et avais fini par éprouver de l’admiration à leur égard. Quelque temps avant ce printemps-là, les survivants de l’ouragan avaient quitté le Sud en autocar, vêtus de ce que Katrina leur avait laissé. Les femmes en chapeau à large bord et robe de couleur vive me rappelaient ma grand-mère Faina, qui habitait désormais Chicago avec la famille de mon oncle. Ils étaient tous noirs. Mon costume trahissait mon appartenance au staff du gouvernement, et les gens me tiraient par la manche pour me raconter leur histoire. C’était tout ce qu’ils voulaient – que l’on sache ce qui s’était passé. Plusieurs jeunes collègues et moi avons commencé à mettre ces histoires par écrit et à chercher d’autres témoins. Le rapport se concentrait sur les systèmes – la coordination entre les services, etc. –, mais l’introduction n’avait fait l’objet d’aucune directive officielle et, sans doute parce qu’on n’y attendait rien d’autre qu’un remplissage inepte, elle fut relativement épargnée par l’ingérence politique. A l’étage, notre petite équipe ressemblait à la rédaction du journal d’un trou perdu confronté à quelque mafia locale – tout le monde mettait la main à la pâte. On téléphonait, interviewait – gestionnaires de morgues, chirurgiens, garde-côtes, marguilliers de paroisse, survivants –, puis on transcrivait, jusqu’à avoir un matériau suffisant pour reconstituer le récit en temps réel de ce que ces gens avaient traversé pendant et après l’ouragan. A New York, j’avais écrit de courts portraits d’actrices pour Vogue. Mais là, pour la première fois en près de vingt ans de présence aux Etats-Unis, j’avais l’impression d’appartenir à une communauté, d’avoir un but, d’être à ma place. J’étais électrifié par l’excitation. Je le sais parce que j’allais manger quatre fois par jour chez Subway sans m’en rendre compte.

Ce jour-là, chez mon grand-père, seule ma mère était disposée à m’écouter raconter ça. Oksana sortait l’argenterie, mon père faisait sauter des crevettes sur le feu, et mon grand-père regardait la télé avec le volume à fond. De temps à autre, Oksana vérifiait qu’il était bien assis sur ses coussins (on tâchait d’éviter le cancer de la prostate causé par la dureté des surfaces). Ma mère m’aurait écouté jusqu’au lever du jour suivant. Je me sentais coupable de lui avoir répondu si sèchement et tentai de lui donner la vraie réponse, sur le besoin de trouver sa place. Mais je n’arrivai pas très bien à m’expliquer. Alors qu’elle faisait elle-même tout le temps l’amère expérience de ne pas se sentir à sa place – ses collègues se moquaient de son accent, et elle n’avait pas le courage de leur demander d’arrêter –, ma complainte devait lui paraître étrange. Pour elle, trouver sa place revenait à comprendre enfin la putain de différence, en anglais, entre «un» et «le» – un luxe pour la plupart des autres. Et à quoi est-ce que je m’attendais, de toute façon, vu le genre de travail que j’avais choisi? Lorsque j’avais annoncé ma décision de m’installer au Mexique, ayant découvert à l’occasion d’un reportage qu’il y avait là-bas ce dont je manquais cruellement à la maison, elle fut obligée d’admettre qu’elle ne comprenait pas son fils et, pour la première fois de sa vie, prit rendez-vous chez une thérapeute. Elle ne comprenait pas, dit-elle à la femme, que je puisse vouloir faire une chose aussi dangereuse. «Mais qu’est-ce qui vous dit que c’est dangereux? avait demandé la thérapeute. Et si ça se passait bien?» Ma mère ne bougea pas, stupéfaite. Que les choses puissent bien se passer même quand quelqu’un se sépare du reste de la meute ne lui était jamais venu à l’esprit. Une chose pareille n’est évidente que pour un Américain – même moi, je n’y avais presque jamais pensé en ces termes. En défendant le voyage en Espagne, en Turquie et au Mexique, j’essayais de leur faire comprendre que j’avais besoin de leur soutien – non pas que je sois parvenu à présenter les choses comme ça –, précisément parce que j’avais tout aussi peur qu’eux de partir. Après sa séance chez la thérapeute, ma mère fut à la fois ébahie et terrifiée. Elle n’y retourna jamais.

La table de Pâque fut mise sous le portrait de ma grand-mère, celui sur lequel elle louchait comme une folle. Tout le monde voulait le décrocher, mais, bien que son auteur ne passât qu’une ou deux fois par an, mon grand-père redoutait trop de l’offenser. «Avant de commencer», dis-je bien fort. Tout le monde leva les yeux. Les mains étaient déjà sur les fourchettes. Les crevettes de mon père étaient sur la table, et Oksana servait les hors-d’œuvre – poivrons marinés, saumon fumé, salade de haricots rouges et d’oignons caramélisés. Son répertoire respectait davantage les prescriptions alimentaires de ce jour de fête que celui de mon père. «C’est une vraie fête, hein?» ai-je dit. J’ai pris la Haggada et l’ai agitée devant eux. «Alors il faut bien faire les choses.» Mon grand-père a grimacé comme pour dire: «Pas forcément.» Oksana était aide à domicile, tout lui irait. Mon père plissa les yeux comme pour dire: «Pas pour moi, s’il te plaît.» Ma mère afficha une expression de curiosité.
– Comme c’est intéressant, dit-elle.
– D’où ça sort? demanda mon grand-père, comme si je tenais une pipe à crack.
– De chez le coiffeur, en fait. Un Ouzbek, en bas de chez moi.

Il se redressa.
– Il prend combien pour une coupe?
– Je ne sais pas, dis-je. Je vais chez lui uniquement pour acheter mes piles de montre.

Bien que située dans le Lower East Side, c’était une vraie boutique de l’ex-Union soviétique: coupes de cheveux, piles, chaussons orthopédiques, Haggadas. «C’est notre histoire, ça ne vous intéresse pas?» demandai-je. Ils échangèrent des regards que je n’étais pas censé voir. J’ai montré la matza sur la table: «Nos ancêtres mangeaient du pain azyme – j’ai regardé autour de moi, aucune réaction – parce qu’ils fuyaient et n’avaient pas le temps de faire lever le pain.» J’ai regardé les tranches de borodinsky disposées en éventail dans une grande assiette. Une moitié était nature, l’autre moitié beurrée et recouverte d’une tranche de saumon cru. «A propos, on se met à l’aise, dis-je, parce que Dieu les a guidés hors d’Egypte. Ils n’étaient plus des esclaves. Donc ils avaient le droit de se détendre.» J’ai regardé autour de moi. «Alors détendez-vous.» Mon grand-père a penché la tête:
– Tu veux que j’aille sur le canapé?
– Non, adosse-toi bien et pose le bras sur l’accoudoir de ta chaise.
– Les chaises n’ont pas d’accoudoir, dit ma mère pour s’excuser.
– Bon, laissez tomber, dis-je, et je commençai ma lecture:
- «Si le Saint-Esprit, béni soit-Il, n’avait pas guidé nos pères hors d’Egypte, alors nous, nos enfants et les enfants de nos enfants, serions restés esclaves de Pharaon en Egypte.» Ça ne vous rappelle rien?
– C’était il y a bien longtemps. Mon grand-père haussa les épaules.
– La synagogue à Vienne? fit ma mère avec obligeance.

Je serrai la mâchoire.
– Nous! Nous! Nous avons été des esclaves! Nous sommes sortis!
– Ah, dit ma mère.
– La Torah parle de quatre enfants, repris-je brusquement. L’un est sage, un autre dépravé, un autre simple, et le dernier ignore comment poser une question.

Je m’arrêtai. Eux aussi serraient les dents. Ma mère inspira et expira.
– Peut-être l’un d’entre vous a-t-il une question à poser? dis-je.
– Moi oui, dit mon père. Quand finit l’office?

Il avait croisé les bras sur la poitrine, les yeux mi-clos – il travaillait de nuit. Il hocha la tête vers les crevettes. «Tu ne mangeras pas froid. En voilà un, de commandement.» Pour étendre mon sens de la culpabilité au-delà du cercle familial – on pouvait manquer de respect aux membres de la famille, mais pas à des personnes extérieures –, il ajouta: «Oksana a passé la journée à faire la cuisine.»
– On ne peut pas manger de crevettes, un point c’est tout, dis-je.
– On pourrait se faire pousser des papillotes et se taper la tête contre le mur, dit-il. Mais nous, on le célèbre comme ça. Tous ensemble. C’est comme ça qu’on s’y prend. Et c’est très bien.
– Ne vous inquiétez pas pour le repas, dit Oksana en se levant. Donnez-moi une minute.

Elle disparut dans la cuisine. Le four fut remis en marche.
– Prenez le cognac en revenant, cria mon grand-père.
– Dieu a infligé les plaies aux Egyptiens parce qu’ils avaient retenu les Juifs en esclavage, continuai-je d’une voix faible. Il a puni les... vous ne voyez pas le rapport? Nous n’étions pas des esclaves, mais... Et nous sommes sortis.
– Si quelqu’un avait vraiment été puni pour ce qu’on nous a fait subir, je croirais peut-être à ces sornettes, dit mon grand-père.

Je refermai le livre d’un coup sec. «Laissez tomber. Vous avez gagné.» Un silence maussade s’abattit sur la table. Le retour d’Oksana s’accompagna d’un certain soulagement, accru par la bouteille d’alcool qu’elle tenait à la main. Elle posa le cognac, puis une bouteille de vin bon marché.
– C’est mon cadeau pour vous tous en ce jour de fête. Je crois que l’on boit du vin rouge à Pâque. Parce que le vin, c’est la joie.
– Si le vin, c’est la joie, alors le cognac, c’est l’extase, dit mon père.
– Attendez, attendez, fit Oksana.

Elle alla à la cuisine et en revint avec cinq petites assiettes. Chacune contenait une bonne cuillerée de raifort et une datte. Elle tenait aussi un bol d’eau et cinq cuillères. «Prenez une cuillerée de raifort, et versez dessus un peu d’eau – elle est un peu salée. Et attention au raifort! Je viens de le faire, il est fort.» Mais tout le monde s’étouffait déjà, plaisantant sur le fait que l’Ukraine venait de ressortir son arsenal nucléaire. «Et maintenant, faites-le passer avec la datte, dit-elle. Arkady, attention au noyau.» Elle tendit la main ouverte, et il sortit docilement le noyau filandreux de sa bouche après avoir sucé la chair. «On a une date... de rendez-vous?» demanda-t-il sans cesser de mastiquer. Tels des enfants, ils firent ce qu’on leur dit. On ne pouvait pas manquer de respect à une personne extérieure à la famille. «Le raifort est dans l’eau salée parce que ce fut amer pour les Juifs en Egypte, dit-elle. Et la datte parce qu’ils ont été libérés et que la situation s’est adoucie. Que la vie soit douce à chacun d’entre nous, toujours! Qui veut du cognac?» Tout le monde leva la main.
– Tu vois, quand on mange, au moins, on tolère toute cette haute philosophie, dit mon père.
– Alors mangeons, dit Oksana. Je peux vous servir?

Tout le monde hocha la tête, mais elle ne bougea pas. Je m’aperçus qu’elle me regardait. Je compris qu’elle ne ferait rien tant que je ne lui donnerais pas ma permission, moi aussi. «Bien sûr«, disje, vaincu. «Dieu, comme il est bon!» dit mon père d’une voix provocante, et tout le monde éclata de rire, même si Oksana se contenta de sourire poliment. Tandis qu’elle nous servait, j’ai regardé mon père. Je n’avais pas connu mon père le romantique, l’individualiste, le gratteur de guitare. J’avais l’impression que les Etats-Unis – où il y avait trop de ce sens des responsabilités et du risque qui, au pays, manquait complètement – avaient effacé ce qui restait de sa personnalité quand il en avait fini avec l’URSS. «Il ressemble à une bougie qu’on aurait soufflée, mais qui continue de fumer», avait dit l’un de mes amis, un jour. Comme si les aspects les plus durs des deux pays – le fait que, en Union soviétique, on était peu enclin à croire aux choses; la tyrannie du choix en Amérique, et le prix à payer en cas d’erreur de jugement – s’étaient immiscés en lui et en avaient fait un homme pour qui le mot le plus important était «non»Son ancien pays lui avait dit «non», et maintenant c’était son tour de le dire. «Oksana, mais comment avez-vous fait pour...» dit ma mère. La table s’était remplie de plats... juifs. Des plats juifs que nous n’avions pas vus depuis dix ans, depuis le temps où ma grand-mère avait été trop souffrante pour cuisiner. Personne d’autre ne savait vraiment comment les préparer, pas de cette façon. Tsimmes, matza babkalatkes de pommes de terre, varnichkes à la kacha... Sans un mot, Oksana les avait gardés au chaud pendant que j’y allais de mon sermon. «Internet, voilà comment j’ai fait!» dit-elle, et tout le monde rit. «Avec quelques ajustements.» En souvenir de son pays, elle avait aussi préparé du bortsch à l’oseille, la soupe de Pâques en Ukraine. En russe, contrairement à l’anglais, un seul et même mot désigne Passover (la Pâque juive) et Easter (la fête de Pâques chrétienne). Je ne pouvais pas comparer les tsimmes d’Oksana à ceux de ma grand-mère – il y avait trop longtemps que j’avais mangé ceux de ma grand-mère pour la dernière fois. Et impossible de se fier aux exclamations de ma mère – pour elle, la politesse comptait plus que la vérité. Mais les tsimmes d’Oksana étaient si bons que je les ai enfournés à la cuillère, trop vite. La décharge de plaisir m’a décidé à boire du cognac avec les autres. Un critique culinaire russe (techniquement, juif-russe-letton-ukrainien; c’était compliqué, par là-bas) a livré un jour ce précepte de modération dans la consommation d’alcool: «Buvez seulement quand vous avez faim.» Mais je n’arrêtais pas d’avoir faim. Si je pouvais m’arrêter une dizaine de minutes, peut-être mon cerveau rattraperait-il mon ventre, mais je n’arrivais pas à m’arrêter si longtemps. Oksana elle-même mangea peu – elle regarnit les différents plats, changea nos serviettes sales, ignora nos injonctions et nos invitations à s’asseoir avec nous. Elle se retint de nous demander si c’était bon, mais elle n’en eut pas besoin, et nous n’aurions pas répondu, de toute façon – nous avions la bouche pleine.

Lors du trajet de retour en métro, même l’état de stupeur dans lequel je me trouvais après le repas ne pouvait l’occulter: si mon grand-père avait parlé si ouvertement de son passé à Oksana, c’est parce qu’il lui faisait confiance. Encore plus qu’à moi, même s’il m’«aimait» plus. Oksana était citoyenne du même pays que lui. Un pays de cœur, un pays de ventre et de prostate. Difficile d’affirmer qu’elle ne le méritait pas. En ce jour de fête, elle avait réussi là où j’avais échoué: elle leur avait donné du rituel, mais dans la limite de ce qu’ils pouvaient supporter. L’Egypte ne m’intéressait pas plus qu’eux; je voulais seulement les blesser. La table d’hérétiques que je venais de quitter avait plus de points communs avec la religion de ma petite amie que moi et ma Haggada. On avait toujours attendu de moi une réussite hors du commun, et il fallait bien admettre que j’étais devenu un être hors du commun: simultanément fondamentaliste et athée.