Je nāai pratiquement pas eu la moindre ideĢe tout au long de cette peĢriode, ce qui fut effrayant, car les ideĢes nouvelles me semblaient parfois eĢtre la veĢritable monnaie dans laquelle jāeĢtais payeĢ pour le travail que jāavais choisi. La steĢriliteĢ fut telle que jāen suis arriveĢ aĢ croire que ce serait comme ça, deĢsormais.Ā Tout lāoptimisme ameĢricain que jāavais taĢcheĢ de cultiver en moi sāest dissipeĢ comme une simple illusion ā jāeĢtais un colporteur de platitudes, jāeĢtais mon propre public creĢdule ā et jāen suis revenu aĢ la croyance, que je connaissais si bien dans ma vie de famille, que seul un idiot pouvait regarder un paysage de deĢsolation et se dire: Ā«ça ira mieux demain.Ā» Si lāon māavait dit que ma peau allait se deĢcolorer ou que jāaurais des probleĢmes dāeĢlocution, je lāaurais cru. MeĢme lāeĢcriture, qui māavait sauveĢ toutes les autres fois, eĢtait aux abonneĢs absents. Je me suis imagineĢ foncer vers le neĢant; parfois, je nāarrivais meĢme pas aĢ me souvenir de ce que jāavais dit lāinstant dāavant. Mais il māest venu une ideĢe en rentrant de chez mon grand-peĢre en meĢtro. Jāai presque eĢclateĢ en sanglots de gratitude. Elle māest venue alors que je regardais, pendant le trajet, la videĢo dāOksana parlant de la façon dont elle se serait occupeĢe du cochon qui avait donneĢ la poitrine quāelle tenait aĢ la main.Ā
Une fois de retour chez mon amie, jāai fait la liste des fermes autour de la ville qui recherchaient des beĢneĢvoles et, meĢme si nous eĢtions en deĢbut de soireĢe, je me suis mis aĢ les appeler. Dans les fermes autour de New York, il est plus difficile quāon ne croit de trouver du travail, meĢme en plein hiver: trop de cadres lessiveĢs qui suivent un apprentissage pour repartir de zeĢro; de cadres aĢ moitieĢ lessiveĢs qui prennent une anneĢe sabbatique; et de cadres pas encore lessiveĢs qui satisfont au fervent engagement de leur entreprise en matieĢre de responsabiliteĢ sociale. (Bien suĢr, il y a aussi quelques apprentis qui veulent devenir agriculteurs.) Jāai appeleĢ cinq ou six fermes avant dāavoir une reĢponse. Lāexploitation qui māa recontacteĢ avait des chevaux, un petit cheptel laitier, et produisait des leĢgumes sur un terrain dāenviron deux hectares. Louise (le preĢnom a eĢteĢ changeĢ), la patronne de la ferme, qui fut aussi sympa que les autres furent deĢsagreĢables, māa demandeĢ si je voulais passer ce week-end pour jeter un Åil. Ce week-end? Soudain, cela prenait un tour treĢs concret, avec un trajet preĢs de trois fois plus long que celui menant chez mon grand-peĢre. Ā«OuiĀ», me suis-je empresseĢ de reĢpondre avant de pouvoir changer dāavis. Ā«Quāest-ce que vous en pensez?Ā» māa dit Louise apreĢs la visite. Le ciel eĢtait gris tourterelle, plein de petits nuages plisseĢs qui donnaient lāimpression dāheĢsiter aĢ se deĢplier et aĢ sāen aller. Elle portait une salopette en jean et une parka aĢ motif eĢcossais. Ā«Vous voulez faire un petit travail? Voir aĢ quoi ça ressemble?Ā» Je portais de beaux veĢtements ā un pantalon de velours, mes belles chaussures en cuir ā en partie pour faire bonne impression et en partie pour me rappeler que jāavais autre chose que de vieux jeans eĢlimeĢs. Ça faisait un mois que je ne māeĢtais pas preĢpareĢ un seul repas. Que je nāavais rien fait de plus que des promenades dāun pas tranquille. Jāai reĢpondu oui, en signe de reconnaissance pour le temps quāelle māavait consacreĢ. Quand on disait oui, il se passait des choses, meĢme quand tout notre eĢtre voulait quāil ne se passe rien. Louise a apporteĢ un raĢteau branlant et souple, comme celui que jāavais utiliseĢ pour ratisser les feuilles dans le jardin de Simona Limona il y a si longtemps. Elle māa montreĢ un enclos. Ā«Tout le crottin de cheval de lāautomne dernier qui a geleĢ est en train de fondre, māa-t-elle dit. Il nous en faut toujours, mais ce crottin-laĢ est resteĢ sous la neige tout lāhiver aĢ se gorger de nutriments. Cāest du super engrais, maintenant. On nāa pas eu le temps de le reĢcupeĢrer lāautomne dernier avant que le sol geĢle, mais ça a parfois du bon de faire des erreurs.Ā» Elle māa tendu le raĢteau. Ā«A plus tard.Ā» Je devais un peu avoir une teĢte de cheval dans cet enclos, moi aussi, aĢ gratter le sol geleĢ avec mon raĢteau, de grands nuages de vapeur jaillissant de ma bouche, le temps reĢduit aĢ une abstraction. (Le ciel si plombeĢ quāil eĢtait impossible de savoir lāheure quāil eĢtait.) Pour une fois, je me suis retrouveĢ en nage aĢ cause de lāexercice et non de la fieĢvre. Au final, je nāai pas reĢussi aĢ faire plus dāune heure. Le reĢsultat de mon travail eĢtait franchement pitoyable, se reĢduisant tout juste aĢ quelques seaux de fumier. Mais mes chaussures eĢtaient couvertes de crottin, tout comme mon pantalon de velours, jusquāaux genoux. Il faisait un froid mordant, jāavais les mains gerceĢes et aĢ vif, et les larmes avaient couleĢ ā aĢ cause du froid, jāen eĢtais suĢr. Mais, tout aĢ coup, jāai pleureĢ pour de bon. Jāai commenceĢ aĢ māessuyer les joues avec ma manche moucheteĢe de merde, en espeĢrant que personne ne ferait son apparition ā jāeĢtais seul depuis plus dāune heure et lāeĢtais peut-eĢtre bien sur les cent cinquante hectares de cette exploitation, sur la totaliteĢ de cette bonne vieille terre.