Sept.info | Flex, danser les maux

Flex, danser les maux

© Stephanie Berger
Danseur exécutant un mouvement flex.

Né dans les quartiers difficiles de Brooklyn, le flex s’est imposé comme l’une des danses extrêmes les plus spectaculaires des Etats-Unis. Portrait d’un mouvement issu de la culture hip-hop et porté par une jeunesse noire désespérée.

New Lots Avenue. Brooklyn-Est. Terminus de la ligne de métro numéro 3. Depuis 15 heures, une dizaine de jeunes Afro-Américains traînent sur un terrain décharné tapissé de graviers. Ils parlent fort, miment des coups, s’esclaffent pour un rien. Soudain, l’un d’entre eux exécute un pas et fait mine de se tordre, comme pris de convulsions, aussitôt suivi par un autre. En un clin d’oeil, ils sont à présent plusieurs à enrouler leurs membres, maltraiter leurs bras et jambes dans une suite de combinaisons douloureuses. Lorsque les basses d’un dancehall digital rugissent d’un ghetto-blaster (radiocassette de taille démesurée), les danseurs cette fois se déchainent, infligeant à leur corps des supplices impossibles, à ce point qu’on craint que leurs os ne se brisent.

Pour autant, une beauté indéniable naît de ces chorégraphies curieuses qui voient ces garçons s’agripper sauvagement les uns aux autres et éprouver la résistance de leurs muscles sous les encouragements des badauds. Car partout au croisement de Warwick et Livonia Street, dans ce bout du monde new-yorkais dont peu de résidents de Manhattan ont entendu parler (et où ils ne mettront de toute façon jamais les pieds), ça braille tout ce que ça peut: Modd! (terrible) ou B.A! (l’équivalent ghetto de mazel tov, félicitations). Et pour cause! Le flex, c’est désormais un peu du patrimoine d’East New York. «Grâce à cette danse, notre communauté voit sa culture célébrée partout aujourd’hui, assure Flizzo, colosse tatoué et figure respectée d’un mouvement hier encore underground, aujourd’hui médiatisé au-delà des frontières. Le flex, c’est notre fierté! Un passeport pour échapper à la violence de notre quotidien et exister.» Aussi, une nouvelle manifestation de la vitalité d’un mode d’expression né de l’expérience de la misère des Noirs aux Etats-Unis au crépuscule du XXe siècle: le hip-hop.

A l’origine, une rose avait poussé dans le bitume d’une interzone américaine. Cette rose, c’était une culture portée par de jeunes Afro-Américains ou Portoricains qui essayaient d’exister dans The Bronx, un périmètre abandonné par l’administration new-yorkaise au cours des années 1970. Moins d’une décennie plus tard, la rose avait éclos, se montrait au grand jour à la faveur d’un tube calqué sur un instrumental du groupe disco Chic. Avec le titre Rapper’s Delight de Sugar Hill Gang (1979), l’Amérique avait d’abord découvert, ravie, de jeunes Noirs souriants qui s’agitaient dans les ghettos en célébrant la fête, la drague, la flambe. Mis à part leurs casquettes Kangol et leurs anoraks, ils ressemblaient beaucoup à Cab Calloway, Duke Ellington ou Louis Armstrong des décennies plus tôt, tant ils déployaient d’efforts pour plaire aux Blancs. Des créateurs noirs magnifiques, mais qui pour survivre n’avaient d’autres choix que de présenter à l’Amérique blanche le visage qu’elle attendait d’eux: celui de Noirs faussement aimables, pacifiques et satisfaits, alors que sous le masque, c’étaient la frustration et l’exaspération qui grondaient. 

Mais les gamins de la rose, pas plus que les géants du jazz durant la ségrégation raciale, n’étaient satisfaits. Pour tout dire, ils avaient d’excellentes raisons d’être en rogne. Toutefois, dans un pays où, pour s’arracher à leur condition, les artistes afrodescendants devaient majoritairement se plier au bon vouloir de l’industrie, ces teenagers furent dans un premier temps, eux aussi, forcés de feindre le contentement. Mais il était inévitable que les masques un jour tombent et que l’Amérique mesure l’ampleur de la colère d’une génération nourrie de pauvreté et de frustrations. 

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