Florence, au secours!

© Adriana Tuzzo

Au printemps 2015, 16 citoyens florentins ont écrit un courrier à l'UNESCO à Paris. Cette lettre constitue une véritable mise en garde contre les dangers qu'encourt le centre historique de Florence, classé au patrimoine de l'humanité, face aux nombreux projets de rénovation urbanistique de la ville.

Le rapide parti de Milan 90 minutes plus tôt franchit l’ultime tunnel pour s’immobiliser en gare de Florence. Il continuera vers Rome et Naples, mais je n’irai pas plus loin. Giovanna m’attend au bout du quai. Elle sera ma guide, ma cicérone dans cette aventure florentine.

Tout a commencé par un courriel reçu au printemps 2015. On m’informait que 16 citoyens florentins, bourgeois établis ou descendants d’antiques familles, avaient écrit une lettre à l’UNESCO à Paris. «Nous, les soussignés, demandons que le centre historique de Florence, patrimoine de l’humanité, soit placé parmi les sites en danger immédiatement.» Le document n’est pas tendre avec la Municipalité. Il l’accuse, entre autres dangers, de livrer le centre historique à la spéculation immobilière, ni plus ni moins. Les signataires s’inquiètent de la réaffectation du patrimoine protégé. Certes, palais et couvents d’une valeur souvent inestimable seront conservés, Dieu soit loué. Par contre, ils courent le risque d’être transformés en logements. Cette mutation implique une rénovation et refonte complète des intérieurs selon des critères peu en phase avec le goût des architectes de la Renaissance. Le groupe des 16 s’insurge en outre contre le creusement de parkings et de tunnels destinés à permettre le passage du train à grande vitesse, le TAV, et de nouvelles lignes de tramway. Ces projets, condamne le document, sont susceptibles de «mettre en danger l’intégrité de l’héritage artistique du centre de la ville. En plus, ils ne sont pas compatibles avec les normes environnementales européennes et s’avèrent obsolètes avant même leur mise en service.» 

Parmi les monuments classés menacés figure l’ancien monastère de Santa Maria degli Angeli, qui comprend notamment l’émouvante rotonde de Brunelleschi, ainsi que l’époustouflante cathédrale Santa Maria del Fiore. La lecture de la lettre à l’UNESCO me coupe le souffle: les fondations du dôme risquent de subir les soubresauts des travaux d’excavation en prévision de la construction de galeries sous le centre historique. Mais ce n’est pas tout: les signataires ajoutent qu’après une étude minutieuse des plans, ils ont la conviction que la forteresse de Basso, éminent lieu de culture édifié pendant la Renaissance, ne sortira pas indemne du percement de tunnels sous la citadelle. Le tableau est terrifiant, d’autant plus que le collectif de plaignants pointe un nouveau danger, d’ordre hydraulique cette fois. A la suite des travaux liés au tramway, les débordements du torrent Mugnone, un affluent de l’Arno, pourraient mettre à mal l’église russe. Imaginé par la fille du tsar Nicolas 1ᵉʳ, ce bâtiment aux reflets kaléidoscopiques est très fréquenté par la communauté orthodoxe. Non sans raison et à de multiples reprises, les citoyens du quartier Vittoria-Statuto-Romito, une zone très peuplée, ont déjà manifesté leur inquiétude.

Venant d’une ville suisse, Lausanne, qui ne donne pas l’exemple en matière de vision urbanistique et dont les tares architecturales donnent l’impression d’être semées à tout vent, au gré de la spéculation immobilière, j’ai toujours considéré avec le plus grand respect l’effort que l’Italie a consenti traditionnellement pour conserver son patrimoine. Je pense n’être pas le seul, d’ailleurs. C’est pourquoi l’appel des 16 m’a interpellé fortement. Se pourrait-il que Florence, cité aux mille merveilles, connaisse le sort d’Angkor au Cambodge? J’ai voulu en avoir le coeur net. Aussi ai-je cru logique de réserver ma première visite au maire ou à l’un de ses collaborateurs. Je me suis d’abord heurté à un refus déguisé: le responsable à la mobilité et aux nouvelles infrastructures ne reçoit la presse que le jeudi. Tiens donc! Justement le jour où j’aurais quitté Florence… Après une période de flottement, il m’a quand même été répondu que ce serait possible. On m’attribuait deux interlocuteurs: l’assesseur en charge de l’urbanisme et le responsable des travaux publics. Je nourrissais quelque appréhension, car Giovanna m’avait prévenu: «La presse de notre pays est assez contrôlée et soumise, on lui interdit de parler de ce qui se passe ici! Même les médias américains se taisent…» Bref, je ne m’attendais pas à voir un tapis rouge déroulé de la part de la Municipalité de Florence. Mais j’aurais espéré un accueil moins cavalier.

L’administration communale occupe l’un des plus beaux édifices de Florence, le palais Medici-Riccardi. De fait, c’est une Vierge et son enfant que rencontre d’abord le visiteur au premier étage, là où les édiles reçoivent leurs ouailles. Exhumée par Giuseppe Poggi du sous-sol d’un hôpital psychiatrique, la peinture a vécu un long purgatoire. A-t-elle pâti de la réputation licencieuse de son auteur, Fra Filippo Lippi? Ce moine défroqué engrossa une nonne splendide qui n’avait pas vingt ans. Le tableau a été justement ramené à la lumière où le couvent du regard quatre Médicis, recouverts de leur cape d’hermine. Du haut de leur perchoir mural, les mécènes en collerette semblent bien déconnectés de la réalité. Réalisent-ils la dérive de la ville qu’ils gouvernèrent? A leurs pieds, sur un écran qui transmet les débats communaux en boucle, s’époumonent les représentants du peuple de Florence. Nul ne sait si une seule personne les écoute. Un vieil échotier prend des notes, frénétiquement. On me fait signe de passer dans une salle attenante. Je m’installe à une longue table, celle où siègent d’ordinaire les édiles de la ville. L’assesseur à l’urbanisme arrive, flanqué de sa porte-parole. Non conosco! Je ne connais pas. L’assesseur n’est pas au courant de la missive des 16. Je manifeste mon étonnement. En mai 2015, j’avais pourtant contacté l’UNESCO en lui demandant de se prononcer sur le document. Et sa directrice Petya Totcharova avait accusé réception: «Je vous prie de noter que l’UNESCO a reçu récemment des communications de la société civile au sujet du centre historique de Florence, site inscrit sur la liste du patrimoine mondial depuis 1982. En conformité avec les règles en vigueur, le Centre du patrimoine mondial a communiqué les informations reçues aux autorités italiennes, pour vérification et commentaires.» Se pourrait-il que la Municipalité de Florence ne sache rien des doléances formulées par certains de ses administrés? 

Ma perplexité augmente quand entrent dans la pièce une femme et un homme que l’on me présente comme le représentant de… l’UNESCO à Florence. Je lui propose de prendre part à la discussion, mais il décline d’un geste. Installé sur une chaise à l’autre bout de la salle, le personnage ne peut pas perdre un mot de la discussion que j’ai avec l’assesseur. Lequel refuse d’entrer en matière sur le contenu de la lettre des 16. Il la parcourt brièvement et rejette ma proposition de photocopier le document afin de prendre position ultérieurement. Il me déclare néanmoins que les travaux de rénovation trouvent leur justification dans la «récupération» et la «valorisation» d’usines, de casernes et autres locaux bancaires abandonnés. Quant au tramway, il permet de désengorger le trafic automobile selon le modèle développé par l’ancien maire de Londres, Ken Livingstone. Sur ce, l’assesseur me salue sans attendre que je me lève et quitte la pièce suivi de la cheffe de la communication dont le regard n’exprime pas vraiment l’empathie d’une Madone de Pinturicchio. Je ne verrai jamais le deuxième assesseur.

«A l’horizon 2017, le trafic sera réduit de 60%.» Pendant tout mon séjour florentin, je garderai en tête la dernière phrase de l’assesseur. D’ici là combien d’arbres abattus, combien de parcs déboisés? «Hier une ville dans la main des saints. Et aujourd’hui?» titraient en 2008 les architectes florentins Delfo del Bino et Alessandro Dini. Ils publiaient une analyse très complète, devenue depuis une référence, malheureusement boudée par les édiles. Les deux auteurs demandaient en substance de renoncer à un projet de tramway «dévastateur» et recommandaient une solution plus légère, susceptible d’épargner les joyaux architecturaux du centre historique et de la ville dite moderne, dans son extension des XIXᵉ et XXᵉ siècles. Las, les alternatives proposées ne furent pas retenues et c’est un environnement déboisé qui s’offre désormais aux yeux des visiteurs. Visiblement, les responsables des travaux publics ont choisi la voie de l’autoroute amazonienne, le recours intensif à la tronçonneuse.

Le premier à en faire les frais est le chêne vert, pourtant l’arbre fétiche de Florence, celui sous lequel on se cache du soleil pendant la canicule estivale et qui absorbe la pollution. Disparus, les vieux chênes de la via dello Statuto, l’artère la plus passante du quartier Vittoria-Statuto-Romito. A leur place seront plantés de chétifs poiriers chinois. Poussant à la manière de cyprès, ils ne couvriront jamais les lieux publics de frondaisons généreuses. Rikiki comme l’esprit des nouveaux ordonnateurs de la ville. Arides comme le viale Morgagni, autrefois peuplé d’«arbres du souvenir», plantés là pour commémorer le sacrifice de milliers de soldats florentins tombés sur les champs de bataille pendant la Première Guerre mondiale. C’est leur deuxième mort, pire, leur oubli, que scellent les plans des promoteurs. 

L’espace d’un après-midi, je fais une infidélité à Giovanna. Pour suivre Roberto dans un triple périple en taxi qui nous conduit d’abord chez Gabriella, dans un quartier populaire, là où se trouvaient les anciens abattoirs. Sur le toit de son immeuble via Zeffirini, nous jouissons d’une vue panoramique. A nos pieds, un trou de 450 mètres de longueur et 50 de largeur, des grues et des excavatrices à perte de vue. C’est ici que devrait s’enfoncer de 25 mètres le TAV pour remonter de l’autre côté de la ville, non sans avoir tutoyé la forteresse de Basso et pris le risque de déstabiliser les remparts historiques. Bien que classés, les bâtiments industriels ont été rasés, ainsi que le jardin avec ses grands cèdres du Liban, ses pins, ses platanes, ses fleurs. Les forages ont été interrompus à une profondeur de six mètres dans l’attente d’une décision de la magistrature qui enquête sur des soupçons de corruption. «Il y a un lac en dessous; en plus, deux failles convergent ici», commente Roberto. Cet architecte haut en couleur, fidèle lecteur de L’Unità, l’organe de l’ex-parti communiste, et dont les aïeux, Budini et Gattai, édifièrent maints ouvrages florentins au XIXe siècle, milite depuis des années contre le TAV. Il est intarissable dans la dénonciation de ce projet qui coûte les yeux de la tête à la capitale toscane: «Tout est foireux, les forages, les dépassements de crédit, les adjudications. Le malheur est qu’il n’y a eu aucune évaluation de l’impact que les travaux auront sur la ville; on n’a jamais écouté le peuple qui avait refusé le tramway lors d’un référendum consultatif en 2008.»

La scène suivante pourrait figurer dans un film des Marx Brothers. Chauffé par notre conversation, le deuxième chauffeur de taxi, un personnage édenté et chevelu, se met à hurler: «On ne coupe pas les arbres, ce n’est pas juste, surtout pas dans une ville moyenâgeuse. On nous vole!» Il se croit manifestement sur le circuit de Monza et nous pilote à toute allure vers l’Arc de Triomphe dei Lorena, piazza della Libertà. Ce monument est appelé ainsi en l’honneur du Grand-Duc Pietro Leopoldo di Lorena. Des faunes gambadent au milieu d’un bassin entouré d’arbres bicentenaires. Condamnés à disparaître, car ici jaillira un double tunnel sur l’axe Bologne-Rome du TAV. L’instabilité due à l’eau en sous-sol menace les immeubles environnants, d’élégants édifices des années Haussmann.

De l’intérieur du troisième véhicule nous ramenant au centre historique de Florence, nous apercevons des ouvrages qui ne résisteront peut-être pas aux travaux du tramway et du TAV combinés. Le Ponte al Pino est l’un d’eux. Piazza Muratori, cette fois, ce sont les arbres qui passeront à la tronçonneuse. La ville n’a pas tenu compte d’un tracé alternatif qui épargnerait les feuillus. «Ils n’écoutent jamais!» rigole Francesca, la conductrice qui n’a pas la langue dans sa poche. Roberto ne résiste pas à raconter la prophétie de cette moniale, nonne au couvent Santa Maria degli Angeli. Elle annonçait que Florence serait détruite par un monstre de ferraille jailli des entrailles de la Terre…

Je pénètre au rez-de-chaussée du palais Budini Gattai, une construction Renaissance sise sur la place Santissima Annunziata. Rouleaux, dessins et plans anciens s’entremêlent et s’empilent sur un bureau à peine éclairé, celui de Roberto. On se croirait dans un décor du Caravage. L’homme doit bien être le dernier survivant d’une race d’architectes qui s’expriment encore sur papier. Le maître des lieux s’empare de la carte la plus grande, l’étale sur le bureau et pointe du doigt la région nord de la ville, là où s’étire l’aéroport; tout un programme. Actuellement orientée nord-sud vers le Mont Morello, la piste sera déplacée pour s’inscrire dans un axe est-ouest. Ce qui implique qu’avant d’atterrir, les avions survoleront une bonne partie de la ville. Et tant pis si l’antique Etrurie dispose déjà d’un aéroport international à 60 kilomètres de là! Autrefois, il était fort pratique pour tout Florentin de prendre l’avion à Pise. L’enregistrement se faisait à la gare centrale et une navette vous menait directement à côté de la piste. Ces facilités ont été supprimées, ce que d’aucuns voient comme une concurrence déloyale pour favoriser l’aéroport du chef-lieu. «Joint au TAV et au tramway, ce projet est la cause de l’infortune de Florence».

Pour appuyer ses dires, Roberto a fait venir Ilaria, une jeune urbaniste, chercheuse à l’Université de Bologne. J’apprends que les résistances sont grandes dans la plaine fertile au nord de la ville, celle qui fut autrefois recouverte de champs de blé, cultures de légumes, canaux et autres étangs chers au frivole Boccace, auteur du Décaméron. Et pas seulement en raison des nuisances imputables à l’aéroport. Un mouvement dit «des Mères» militerait aussi contre un incinérateur. Sans succès. Proches de l’ancien maire Matteo Renzi, les promoteurs ont eu le dernier mot, comme ils l’ont dans la plupart des projets de la région: 800’000 mètres carrés proposés aux acheteurs sur un site internet ad hoc, 70 pages web d’immeubles à vendre. «La Municipalité s’est transformée en régie immobilière, ironise Ilaria. Le résultat n’est pas une gentrification des quartiers populaires, c’est carrément une “luxification”. Pressée comme un citron, Florence ressemble à une ville que l’on jouerait à la Bourse.» Sans grand espoir de salut. «Les Florentins sont un peuple de commerçants, poursuit-elle. Ils ne feront pas la révolution. Renzi nous a ôté le sol sous les pieds. Il n’y a plus d’opposition, les partis politiques ne sont pas à l’écoute du peuple.» Il me revient à l’esprit le titre du film de Francesco Rosi, Main Basse sur la ville, tourné à Naples en 1963. Plus de cinquante ans ont passé, mais les choses ont-elles vraiment changé?

Giovanna et son parapluie rouge, je les ai retrouvés le temps d’une nouvelle promenade sous la pluie fine. Deanna, une amie historienne, nous accompagne. Nous longeons le Mugnone, ce torrent qu’il ne faut pas déranger. Débordant furieusement en 1992, il inonda toutes les routes et les caves des environs, projetant des véhicules contre les murs des maisons. Les habitants en restent traumatisés. Réalisent-ils l’ampleur des changements qui s’annoncent? Des deux côtés de la rive s’érigent des palissades, bouchant la vue de l’Eglise orthodoxe, dont on n’aperçoit plus que le bulbe doré. Induite par les chantiers autour de la forteresse, une étrange concentration de barrages au pied des ponts surmontant le Mugnone alimente le péril d’inondations. Tandis que l’abaissement de la nappe phréatique privera au contraire l’Opificio delle Pietre Dure (OPD, Office de la pierre dure, ndlr), haut lieu de la restauration d’œuvres d’art dont la création remonte aux Médicis, des ressources aquifères nécessaires à la climatisation et à la conservation des oeuvres d’art. Une automobile se parque à côté de nous avec ces trois lettres symboliques: CMB (Cooperativa Muratori e Braccianti). Dans l’esprit de la population, la coopérative autrefois communiste pour laquelle travaillaient des milliers d’ouvriers aux XIXᵉ et XXᵉ siècles a perdu sa vocation sociale d’antan. Emportée dans le grand jeu des adjudications, elle évoque aujourd’hui les combines. Le regard noir étrusque de Deanna s’enflamme: «Les habitants ne peuvent même pas mettre une fleur à une fenêtre en raison des contraintes architecturales, par contre on consent des tas d’exceptions aux promoteurs…»

En m’endormant, j’ai rêvé des hordes de touristes que l’on croise dans les rues de Florence. Telles des fourmis agglutinées, ils suivent la piste tracée par l’un des leurs, ne s’écartant jamais des sentiers battus. Que reste-t-il de l’esprit des génies de la Renaissance? Quel héritage subsiste de la vision de Giuseppe Poggi, urbaniste qui codifia l’architecture de Florence au XIXᵉ, étendant la cité jusqu’à l’esplanade Michel-Ange, non sans l’avoir enveloppée de boulevards et de jardins? Le tourisme n’est-il qu’une plaie favorisant laideur et concussion? Mon impression est que partout où passe le tramway, un peu de l’âme de Florence trépasse. Triste à constater, si l’on songe à l’utilité écologique de ce moyen de locomotion! Faut-il que les édiles soient à ce point privés d’imagination et de sensibilité pour ignorer la beauté? Avec un peu de bonne volonté, n’auraient-ils pas pu éviter un massacre et se concilier les grâces de la population? Au lieu de cela les voilà traités de «cerveaux fous» et d’«ignorants». Comparés aux iconoclastes de Palmyre. 

Cornuti et mazziati, une expression napolitaine presque intraduisible, mais qui signifie à peu près «cocus et blousés». Eh bien, c’est ce que ressentent les Florentins quand, à l’entrée de la ville, par exemple, ils affrontent tous les jours deux complexes trahissant la mégalomanie ambiante. Le premier est le Palais de justice, une succession de flèches noires dressées vers le ciel. Pour obtenir un petit sceau sur un document notarié, les visiteurs doivent parcourir des centaines de mètres dans des couloirs où les pas résonnent à l’infini. Le second est l’Ecole des carabiniers. Des milliers de mètres carrés dévastés, une construction à l’abandon sur laquelle veille une poignée de gardes désoeuvrés. Nul doute que James Bond trouverait son bonheur dans cette cité de la peur. «Dans le passé, quand j’abordais la périphérie de Florence en revenant de voyage, j’apercevais de ma Fiat 500 le dôme, les faubourgs élégants, les villas sur les collines, je savais que j’étais chez moi. Aujourd’hui, tout est caché, je ne reconnais plus ma ville…» 

Afin que j’aie une vue d’ensemble, Giovanna me propose d’achever notre ronde aux Cascine, le plus grand parc de la ville, la «promenade des Florentins» à en croire Giuseppe Poggi. Eventré par les pylônes et les rails, le poumon de Florence fait peine à voir. Jadis en dialogue avec des arbres centenaires, la statue du roi Vittorio Emanuele ne contemple plus qu’un muret de béton et songe à s’exiler vers un autre emplacement, plus central. «L’esthétique ne compte plus, seul règne l’argent», sourit tristement ma guide, le doigt pointé vers l’opéra, une construction monumentale aux murs pailletés, posée à la lisière de l’allée des Cascine, tel un astéroïde incongru. Quelle nécessité revêt-il, alors que Florence disposait jusque-là d’un théâtre municipal de très haut niveau? Le mystère demeure, si ce n’est qu’il s’agit de l’ultime réalisation de l’ère Matteo Renzi, l’homme qui régna sur Florence de 2009 à 2014 avec l’appui des riches industriels Ferragamo et Frescobaldi. Celui que l’on surnomme «Il Bomba» ou bien «Il Rottamatore», le démolisseur, n’a pas seulement envoyé à la casse la gauche italienne, sa famille politique, la faisant éclater en de multiples morceaux. Il a atomisé la physionomie de Florence. Devenu le Premier ministre de la République italienne, il continue d’en contrôler les moindres recoins grâce à son réseau de séides. Renzi n’a pas 41 ans, mais son ombre plane sur la Toscane comme un condor sur le Machu Picchu. Puisse Florence ne pas connaître la même destinée que la capitale des Incas, elle aussi inscrite au patrimoine mondial! Puisse le Marquis de Sade ne plus avoir raison, lui qui trouvait que Florence était la ville la plus corrompue au monde.

Il n’y a pas de hasard. Un jour (!) après mon retour en Suisse, le maire de Florence a organisé une conférence de presse pour annoncer que l’UNESCO plaçait désormais le centre de la ville sous sa loupe. Que voulait-il dire exactement? Les médias restant sibyllins, un député florentin a exigé des explications du maire Dario Nardella. Le sous-sol aqueux de Florence entrave-t-il les travaux de manière à constituer une menace pour le patrimoine historique? La représentante de l’UNESCO à Paris, que j’ai interrogée, n’a pas répondu. En attendant de nouveaux développements, il me reste en tête les propos de l’assesseur à l’urbanisme: «Une lettre à l’UNESCO? Non conosco!»