La France qui gronde (1/4): le blues des paysans

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La colère gronde dans les campagnes françaises.

Jean-Marie Godard et Antoine Dreyfus sont partis faire un tour de France. Leur but, dresser un portrait actuel du pays à travers ses habitants, leurs vies et leurs difficultés. Premier extrait en Bourgogne-Franche-Comté, à la rencontre des agriculteurs.

En Bourgogne-Franche-Comté, il y a le Jura. Un monde à part. C'est vert, vallonné, parfois majestueux, bucolique. Façonnée par l'homme, la nature est souvent rangée au cordeau, un peu comme en Suisse. Dans la région de la Petite Montagne, à cinquante minutes de voiture de Lons-le-Saunier, la préfecture du département, l'air y est pur. Tellement pur que les gens du coin, les plus anciens et les retraités ne cessent de le vanter. «On le prescrivait aux nourrissons», assure André, 75 ans. «C'est recommandé aussi pour les personnes nerveuses, glisse Françoise, son épouse, avec un léger accent traînant teinté de jurassien. Pas besoin de somnifères ou de pilules. Vous vous endormez sans problème.»

André et Françoise possèdent une jolie maison familiale rustique à La Boissière, à 9 kilomètres d'Arinthod, le gros bourg du canton. Ici, l'air est pur, mais il vous assomme. Comme un coup de gourdin sur la tête. Débarqué de la métropole, vous contemplez les crêtes de la Petite Montagne, un bout du massif jurassien, et en contrebas la vallée du Jura, vous dînez et écoutez les derniers potins du village, les bons et les mauvais moments, et puis paf, à 21 heures, vous n'avez qu'une envie: vous coucher et aller dormir. Le lendemain, vous vous extirpez péniblement du lit vers 10 heures. Le sommeil a été lourd. La nuit vous a enveloppé. Morphée vous a pris dans ses bras puissants. Puis tout s'étire. Le temps est long et bénéfique. Il vous faut bien deux jours pour sortir de la léthargie. «C'est normal», dit Benoît, le seul exploitant agricole de La Boissière. Un grand gaillard, toujours en action. «Ça fait ça à tous les gens de la ville. Ils disent tous la même chose.» Benoît est un enfant du pays.

Grand, mince, fière allure, célibataire, il serait un parfait candidat pour l'émission L'amour est dans le pré (M6). Des amis, des connaissances, des membres de la famille ont essayé de le convaincre de s'inscrire à ce speed dating agricole. Rien n'y a fait. Il ne veut pas. Il trouve ça ridicule. «Toujours célibataire», appuie sa marraine, Françoise. Pas facile la vie d'agriculteur célibataire, en particulier dans un village, où il est le seul représentant de sa profession. Un village agricole qui ne vit plus de l'agriculture, mais de retraités et de propriétaires de résidence secondaire, où l'on réside l'été et le printemps, parfois l'hiver en week-end, si l'on habite Lyon ou Dijon. Dès son plus jeune âge, Benoît a rêvé de devenir paysan. Il préfère le terme de paysan à celui d'agriculteur. Il y a un côté terrien dans ce mot, on y entend le patrimoine, la culture, la France éternelle et rurale. Agriculteur, ça sonne FNSEA, quotas laitiers, production, comptabilité, rentabilité. Benoît, ça ne l'excite pas trop les chiffres, les bilans. Il préfère ses vaches, les fourrages, l'odeur de l'herbe coupée. Mais dès le début de la reprise de cette exploitation, les revenus tirés de l'agriculture étant insuffisants, il a dû trouver un emploi salarié. Il est donc chef d'équipe, à mi-temps, à l'usine Smoby, à Arinthod, en bas, dans la vallée. Chef d'équipe d'ouvriers, le nouveau nom pour contremaître. Benoît encadre une équipe d'ouvriers qualifiés et/ou spécialisés dans un atelier de fabrication, de montage ou de maintenance. 

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La Petite Montagne vue du Molard de la Justice, Jura, France. © Annick Monnier

Il veille au rendement et à la qualité du travail effectué par l'équipe et au maintien d'un bon climat. Il assure aussi l'organisation du temps de travail, surtout lorsqu'il y a plusieurs équipes (les fameux trois-huit). C'est lui le boss en fait. Un boss qui aime bien son job de chef d'équipe, un peu physique puisqu'il parcourt les ateliers de long en large pour régler des problèmes (absences, machine coincée, production en baisse, etc.) Mais ce qu'il apprécie par-dessus tout, c'est être paysan. Régulièrement, il se demande s'il ne va pas lâcher l'usine pour se consacrer entièrement aux pâtures. Il a l'impression que tout le monde s'en fiche de son métier de paysan, que les gens ne remarquent pas les efforts entrepris par le monde agricole pour prendre soin des champs, des paysages, de l'aménagement quotidien.

Et ce sentiment d'abandon, pratiquement tous les agriculteurs le sentent, le ressentent. Solidarité Paysans Jura, une association d'aide aux agriculteurs du Jura, voit plein d'exploitants en difficulté, dont beaucoup n'arrivent pas à vivre juste avec la ferme. A l'instar de Pierre et Catherine, exploitants dans le Jura, qui ont préféré l'anonymat. Il y a vingt ans, ils ont racheté une ferme, abandonnant progressivement leur vie d'avant. Après de multiples déboires, ils sortent peu à peu la tête de l'eau. Le monde agricole est hermétique car il est souvent difficile d'en comprendre les enjeux et les mécanismes, mais aussi parce qu'il n'aime guère confier ses doutes et difficultés. «Entre eux, les paysans mettent un point d'honneur à dire que tout va bien, qu'ils ont réussi à négocier un prix du lait plus élevé que la moyenne», constate Catherine. Elle a accepté de témoigner des difficultés rencontrées depuis l'installation de son mari hors cadre familial en 1998. Son époux, lui, s'y est refusé. La Grande Muette. L'installation est un pari risqué en soi, mais dont la difficulté est accrue lorsqu'on se lance ex nihilo, sans l'assise rassurante que procure l'héritage d'une terre ou d'un cheptel en ligne directe. Des embûches que Pierre a voulu surmonter, histoire de réaliser un vieux rêve après douze années passées au volant d'un camion. «Ses parents étaient paysans et son frère a repris la ferme, trop petite pour pouvoir faire vivre deux familles. Mais il a toujours dit qu'il reviendrait un jour à la terre.»

Il achète donc une exploitation pour 150'000 euros qui comprend un cheptel d'une trentaine de vaches laitières, six charolaises à viande ainsi que du matériel agricole basique. Très vite, les problèmes s'accumulent. Désireux de faire passer leur exploitation en agriculture biologique, ils laissent les terres louées à l'ancien propriétaire au repos, comme la loi l'exige. Ce qui n'est pas du goût du bailleur, qui porte l'affaire sur le terrain juridique. Les jeunes agriculteurs, forcés de se défendre, engouffreront des sommes conséquentes dans une aventure qui durera six ans et qui aboutira, en 2004, à leur expulsion des installations et à la perte des terrains.

Ils ne baissent pas les bras pour autant: le père de Pierre leur cède un terrain sur lequel ils font construire un bâtiment destiné à abriter leurs bêtes. Au passage, ils subiront une baisse de leur quota laitier (attaché à la terre) de 166'000 à 110'000 litres par an. Pour couronner le tout, Danone, ayant perdu un fournisseur important dans la région, refusera d'assurer le ramassage du lait. «Nous avons décidé de laisser tomber le lait, plus suffisamment rémunérateur pour le travail qu'il implique», explique Catherine qui a abandonné entre-temps son activité d'assistante maternelle pour se consacrer au développement de la vente directe des produits de la ferme. Depuis, l'exploitation s'est recentrée sur le porc et la génisse à viande, vendus entre autres sur un petit marché organisé chaque vendredi matin. Une diversification qui, selon l'agricultrice, aurait été impossible durant les premières années: «Nous avons bénéficié au départ de la Dotation jeunes agriculteurs (DJA). C'est évidemment très utile, mais elle est très contraignante car elle lie les bénéficiaires: on ne peut pas sortir du moule. Et la diversification est vue d'un mauvais œil.»

Aujourd'hui, leur exploitation tourne et la situation financière s'est améliorée grâce, en particulier, aux bénévoles de RESA 39 (Réseau Entraide et Solidarité Agricole du Jura): «Deux personnes nous ont sorti la tête de l'eau. Elles n'ont pas pu faire de miracle, mais elles étaient là pour moduler, raisonner et corriger.»

Pierre ayant dû se résoudre à la double activité, il travaille à mi-temps comme chauffeur pour une coopérative céréalière voisine: 900 euros qui donnent une bouffée d'oxygène aux revenus du ménage, celui-ci tirant à peine 500 euros de l'exploitation chaque mois. Près de dix ans de galère qui ne semblent pas avoir entamé le moral du couple: «A certains moments, on regrette. Mais c'est un beau métier, et il en faut, des agriculteurs.» Leur fils, lui, a été échaudé: «Je comptais reprendre une exploitation céréalière dans un village à côté, mais c'était 450'000 euros. Inabordable, surtout que le prix des céréales a tendance à chuter…» Alain a, lui aussi, été aidé par Solidarité Paysan Jura. Comme Pierre et Catherine, il ne souhaite pas livrer d'informations sur le lieu de l'exploitation, ni sur le village où il exerce. «Les gens vont penser que je me plains et que je réclame des sous. Je veux bien parler de mon histoire, mais pas que l'on me reconnaisse.»

Eleveur, il reprend l'exploitation familiale en 1982: «Je n'avais jamais rien fait d'autre. Depuis tout petit, j'étais voué à ce destin-là», se souvient-il. Pour s'installer et toucher la dotation aux jeunes agriculteurs, Alain établit un prévisionnel sur six ans, en tablant sur une production de 168'000 litres de lait chaque année. Sur cette base, il investit et fait construire un nouveau bâtiment. En 1983, patatras! L'instauration des quotas laitiers le limite à 82'000 litres annuels. La tuile. «J'ai tout de suite vu que ce que j'avais prévu ne passait plus. J'ai renoncé aux logettes, à la salle de traite, au raclage électrique, à la fosse à lisier… Malgré cela, j'ai galéré dès la première année et ça a duré jusqu'en 1995 où j'ai pris mon courage à deux mains et appelé RESA.» Sa traversée du désert (de 1983 à 1995) l'a profondément marqué. Il l'évoque, des trémolos dans la voix. Avec rage et émotion, il se souvient de ce jour où les banquiers du Crédit agricole le convoquèrent avec sa famille pour l'informer qu'ils avaient… trouvé un repreneur! «Ils avaient tout organisé dans mon dos… Là, on se sent encore plus seul, on n'ose plus sortir de chez soi… Le suicide, j'y ai pensé… Quand pour la première fois le tandem d'accompagnants est venu, comme ça se fait avec RESA, j'étais le nez dans le guidon. J'avais perdu toute capacité à réagir et à faire des choix. Ils ont réussi à établir la confiance et les choses se sont mises en route.»

Les «choses» comme il les appelle, ce sont en fait l'établissement d'un bilan économique, les renégociations avec la banque et les fournisseurs, la formation à la gestion avec l'AFOCG, l'Association de formation collective à la gestion, un réseau national qui forme les agriculteurs, l'obtention de 20'000 litres de quotas supplémentaires et l'abandon en 2000 de l'élevage de génisses qui grevait son budget. «Tout cela a permis de rassurer mes créanciers au moment où je devais payer à la fois les arriérés et le courant… L'AFOCG et RESA sont devenus un peu mes secondes familles. Alors si, aujourd'hui, je peux éviter à certains de refaire les mêmes erreurs…» Suivi pendant près de dix ans, Alain est désormais accompagnant au sein du RESA. Aux paysans endettés et découragés, il peut expliquer d'emblée que lui aussi a traversé des difficultés, qu'il ne faut pas s'isoler et accepter l'aide de ses pairs. Thérèse, aussi, a été exploitante dans le Jura. Son mari est à la retraite. Elle n'est plus très loin de la prendre à son tour. Le couple a eu deux enfants, grands désormais. Comme tous les autres, elle ne souhaite pas livrer d'informations sur le village où ils sont installés. En 1980, ils reprennent la ferme familiale de son mari: «C'était une petite exploitation au centre du village. Il y avait 100 mètres carrés de bâtiments environ pour vingt vaches laitières et 65'000 litres de quotas laitiers. Il y avait aussi les dettes des parents. La surface était de 54 hectares.»

En 1985, le couple construit un bâtiment pour y stocker le matériel et y installe la salle de traite ambulante avec la laiterie, plus tard, en 1991. «Nous avons eu un prêt pour un quota de 85'000 litres. Ça nous a permis de prendre des vaches en pension pour atteindre les quotas et avoir un revenu plus élevé. Mais le négatif à la banque était toujours là. Les garçons nous aidaient beaucoup dans le travail de la ferme, ils n'ont pas fait de sport comme les copains. Inconsciemment, je pense que ça les a travaillés pour leurs résultats scolaires. Dans le village ils n'avaient pas beaucoup de copains, je me suis accrochée à eux dans ces moments difficiles. On s'est renfermés sur nous, nous avons pensé à partir du pays. Je sortais pas dans le village, j'étais timide, je me sentais rejetée. Nous avons eu des décès dans la famille qui nous ont beaucoup bouleversés. Avec certains membres, il y a eu des problèmes, nous avons eu une grosse détresse. Mettre fin à nos jours nous a traversé l'esprit plus d'une fois. Heureusement que les enfants étaient là, avec quelques membres de la famille pour nous aider et nous soutenir.» Désemparé, le couple fait alors appel à l'association d'aide, Solidarité Paysans. «Les accompagnateurs nous ont aidés pour qu'on leur dévoile toutes les dettes, chose qui a été très dure. Mais, au fil du temps, la confiance s'est installée, nous avons raconté nos problèmes.» Les membres de l'association leur conseillent de se mettre dare-dare à la comptabilité en se formant auprès de l'AFOCG. Conseil judicieux. «Ça a été très dur… Moi et les chiffres, ça fait deux… J'ai commencé par le cahier, les colonnes de chiffres, les retenues.»

Et puis, comme une tuile n'arrive jamais seule, le couple a connu des soucis de voisinage à cause des nuisances sonores et des odeurs de la ferme. La justice les a condamnés plusieurs fois. «Il a fallu sortir l'exploitation du village, donc investissement d'un bâtiment à logettes, salle de traite et fosse. Le négatif à la banque était toujours là. Avec les bénévoles de RESA on a établi un prévisionnel. Il a fallu le respecter si on voulait s'en sortir. Ça n'a pas été facile de refuser au propriétaire de payer le fermage le mois suivant. Il a fallu regagner leur confiance. Ça a été long mais bénéfique. Le solde bancaire revenait en positif.» Le couple participe ensuite à une formation «gérer le quotidien et l'avenir», qui les met en contact avec d'autres exploitants en difficulté. «Ça nous a permis de voir qu'on n'était pas seuls; avec le groupe il y avait du respect entre nous, j'en suis sortie plus forte, mais toujours un peu craintive.» L'un des fils a repris l'exploitation. Les soucis financiers sont derrière eux. Des blessures demeurent, cependant: «Je suis déçue, car après toutes ces années la mentalité des gens n'a pas changé. Moi je travaille à l'extérieur, je me suis épanouie, j'ai repris confiance, je vais à la gym au village, je ressors en public. Ça a été long pour se reconstruire. Avec les bénévoles d'Agriculteurs en difficulté et l'animatrice de l'AFOCG ça a été un travail long et très dur. Mais avec l'aide qu'ils nous ont apportée et leurs conseils face aux difficultés, pour les démarches et les papiers, on a persévéré, et ça a été bénéfique. La famille est plus solide et ça a fortifié notre couple.»

Le mal-être des agriculteurs, la sociologue Véronique Louazel l'a bien étudié, pour le compte de l'association Solidarité Paysans, dans une étude qualitative auprès de vingt-sept exploitations agricoles issues de trois régions françaises. Cette association aide les agriculteurs rencontrant des difficultés d'endettement, mais se retrouve, en fait, face à des situations de souffrance au travail de plus en plus complexes. Ainsi qu'à l'omerta qu'il faut gérer. Un agriculteur ne parle pas, il encaisse. Et pense aux jours meilleurs. «La détresse n'est pas évidente à aborder pour les agriculteurs, analyse Véronique Louazel. Ils sont confrontés à un regard social lourd. C'est un peu la loi du silence. Il est très difficile de parler des difficultés, même si la situation actuelle fait que c'est un peu moins compliqué. La crise est maintenant très forte et très visible et les médias l'évoquent beaucoup; ça reste quand même un sujet tabou. J'ai rencontré des familles qui ont eu des difficultés très très lourdes pendant plusieurs années, sans en dire un mot, même aux frères et sœurs, même aux parents, même aux proches.»

Les rares chiffres concernant la détresse du monde agricole sont alarmants. Les premières données de mortalité dans ce secteur sont sorties en 2013, dans un rapport de l'Institut de veille sanitaire (l'InVS), qui a étudié sur trois années (2007, 2008 et 2009) des chiffres: sur les 2'769 décès d'hommes et 997 de femmes, l'organisme a comptabilisé 417 suicides chez les premiers et 68 chez les secondes. Le suicide est même la troisième cause de décès des agriculteurs exploitants, après les morts par cancer et maladies cardiovasculaires. Des chiffres ont aussi été établis sur le burn-out des agriculteurs, montrant qu'il s'agit de l'une des populations les plus touchées. Mais pour la sociologue, «il n'y a pas beaucoup de chiffres, tout simplement parce que les risques psychosociaux sont évalués par des grilles, des systèmes d'études qui ne conviennent pas à la population des agriculteurs. Tout simplement aussi parce qu'il y a une interaction forte entre la vie privée et la vie professionnelle. Lorsque tout se passe bien, c'est présenté comme un avantage, car ils peuvent s'organiser comme ils veulent, les femmes d'agriculteurs pouvant être là, à la sortie des écoles des enfants. Mais dès que la situation se dégrade, la vie privée est envahie par la multitude des problèmes qui se posent. On a des agriculteurs qui font des burn-out, qui souffrent psychologiquement, malgré des situations d'endettement très différentes, allant de 3'000 euros à 900'000 euros. La pression financière crée le mal-être, mais ce n'est pas le montant qui donne ce mal-être.»

Cette pression financière épuise les corps et les esprits. A partir du moment où un événement dramatique intervient - décès d'un parent, un divorce, une séparation, un conflit avec un associé – «l'équilibre, qui était très précaire, se retrouve complètement mis à mal, avec cet effet boule de neige, où les problèmes s'accumulent, parce que difficultés financières, ça veut dire par exemple moins de soins aux animaux, plus de surmortalité dans le cheptel, moins de qualité au niveau de la production, des cultures, etc., donc au final moins de revenus.» Des signaux peuvent alerter: irritabilité, insomnies et manque de soins. «Les agriculteurs sont les premières catégories socioprofessionnelles à moins se soigner, voire à ne pas se soigner du tout. Ce sont eux qui dépensent le moins pour aller voir un spécialiste. Et le recours aux soins n'est pas du tout une évidence dans le monde agricole. C'est une culture de l'effort, c'est un monde qui fait face et donc, il faut faire face, et il est très difficile de les aider avant que cela ne soit trop tard.»

Le recours à une association d'entraide libère la parole et allège les âmes. «Ils ont le sentiment, avec l'association, d'avoir pu décharger une partie des problèmes. C'est le fait d'en avoir parlé, mais aussi de trouver des solutions. Et d'avoir rencontré d'autres agriculteurs dans la même situation; il y a une sorte de déculpabilisation. Le fait d'en parler dénoue les langues.» Accepter d'obtenir seulement quelques centaines d'euros par mois de son exploitation a des conséquences sur la vie de Benoît. C'est comme s'il s'accrochait à un eldorado paysan. Quiconque détruit son rêve, le détruit lui.

A chaque fois, psychologiquement, il est secoué, ses valeurs foulées au pied. Piétinées. Un jour, il s'est effondré. Plus de jus. Les piles à plat. La dépression. «Elle vous tombe dessus comme ça, sans prévenir. Vous ne voyez rien venir. Je n'avais plus goût à quoi que ce soit. Plus d'envie. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait.» Benoît est alors soigné et pris en charge correctement. Il mettra trois ans à sortir de ses idées noires. Les problèmes de voisinage de Benoît? Pour un urbain, des broutilles. Mais pour un terrien, un paysan attaché à sa terre et qui remodèle chaque jour le paysage, un tsunami. A La Boissière, la mairie a viabilisé des terrains et autorisé la construction de trois pavillons. Benoît n'a pas supporté cette zone pavillonnaire, visible de chez lui. Le paysan avait l'impression que la ville grignotait la campagne. Insupportable. Et pour lui, le responsable, c'est le maire.

Sa réponse? Un projet de porcherie industrielle de plus de 450 bêtes. Un pied de nez mi-potache, mi-sérieux. A l'entrée de sa ferme, il a donc apposé une pancarte annonçant bientôt la création de cette unité avec son numéro de portable. «Oui, j'admets… c'était… un peu puéril… mais ça m'a fait rire. Je sais, c'est provocateur.» Très pince sans rire, Benoît assure qu'il n'a pas pensé à mal, qu'il voulait juste provoquer. Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'opération a réussi. La Voix du Jura, l'hebdomadaire jurassien, a consacré une page entière aux bisbilles entre le paysan rebelle et le premier magistrat de la commune.

Une autre fois, l'agriculteur a vu rouge lorsqu'il a découvert l'un des tuyaux servant à remplir l'abreuvoir de ses vaches, coupé net. «Ça m'a mis dans tous mes états. Le tuyau n'emmerdait personne. Je prends soin des paysages, des champs. Je participe à l'embellissement du village et de la campagne et c'est comme ça que l'on me remercie. C'est dingue. Alors, un jour, j'ai pris une citerne rouillée que j'avais stockée, et je l'ai mise dans un champ que je loue à l'entrée du village. Et j'ai peint en lettres blanches un énorme C BO.» Benoît laisse un temps… «C BO, ça veut dire: c'est beau, hein! Ça m'a amusé… Disons que je suis provocateur», répète-t‑il. Peu enclin à rejoindre un syndicat agricole, Benoît est loin de la politique. A vrai dire, ces luttes, pour savoir qui sera le meilleur candidat de tel ou tel parti, ne l'intéressent pas. «Les politiques, on ne les voit jamais. Jamais. J'ai l'impression qu'ils s'en foutent complètement de nous, les agriculteurs, du monde agricole et de la ruralité. Même les maires des petits villages s'en fichent. Ils ne font pas grand-chose pour garder les exploitations agricoles. Alors, ceux de Paris, je n'imagine même pas.» Pour toutes ces raisons, il ne sait même pas s'il ira voter. «Pour quoi faire? ça ne changera rien.»

Infographies réalisées par Alexandra Nuiry, sept.info. Tous droits réservés.