La France qui gronde (2/4): mon école va craquer

© J. Barande/Ecole Polytechnique
La crise de l'Education nationale en France n'est plus un mystère pour personne.

Pour La France qui gronde, Jean-Marie Godard et Antoine Dreyfus sont partis faire un tour de France. Leur but, dresser un portrait du pays à travers ses habitants, leurs vies et leurs difficultés. Deuxième extrait dans les salles de classes des écoles marseillaises.

On dit souvent que la misère est moins pénible au soleil. A peu près tout le monde connaît la chanson d'Aznavour; l'évidence semble tomber sous le sens: si l'on n'a pas froid, la vie paraîtra plus douce, même sous un abri peu étanche. Marseille traîne cette réputation, celle de ne pas rouler sur l'or, mais d'être agréable grâce au soleil, à la luminosité et à la mer. Certes, le soleil apaise. Mais le soleil ne peut rien pour réparer les bâtiments délabrés des écoles élémentaires et primaires locales, pour repeindre les murs décrépis, abattre les préfabriqués du siècle dernier, enlever les traces d'amiante, changer le mobilier de récup, réparer les vitres cassées, les portes défoncées, les faux plafonds troués ou remettre du papier toilette… Le soleil n'est pas magicien. Le soleil peut juste réchauffer les coups de blues. Charlotte Magri, enseignante dans les quartiers nord, en a eu des coups de blues. Et le soleil n'a rien pu faire. En novembre 2015, sachant que son geste risquait de la saborder professionnellement (elle a quitté l'Education nationale, ne faisant pas la rentrée 2016), elle écrit, malgré tout, une lettre ouverte à Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche.

Son texte, précis, descriptif, presque documentaire, et émouvant, décrit ce qui se passe dans les écoles élémentaires et primaires marseillaises. Ses 1'500 mots claquent et vont mettre une sacrée pagaille dans les cours de récré, les préaux, les salles de classe, le bureau doré de Jean-Claude Gaudin, jusqu'aux lambris de celui de la ministre:

Madame la Ministre,
Je vous écris cette lettre parce que ma colère d'enseignante m'empêche de vivre, et pire encore, de travailler. La crise de l'Education nationale en France n'est plus un mystère pour personne. Si l'école est au bord du gouffre aujourd'hui, c'est que s'y télescopent plusieurs crises profondes que notre société et notre monde traversent depuis quelques décennies déjà. Crises économique, sociale, politique, morale, identitaire… dont l'école devient la caisse de résonance, il serait vain et bien trop facile d'incriminer un coupable. Nous en sommes tous responsables, chacun à notre niveau. 
Je ne remets en question ni votre engagement personnel ni votre éthique professionnelle. Mais vous êtes ministre, vous détenez donc l'autorité politique à ce jour en matière d'Education nationale en France, et vous en êtes responsable devant le Parlement et face aux citoyens. Je me demande si vous connaissez la réalité de l'enseignement en France aujourd'hui. J'aimerais tant vous inviter à venir dans l'école où je travaille, mais sans caméra ni micro, sans discours ni compte rendu sur les réseaux sociaux. Au petit matin, nous pourrions déplacer ensemble la grosse pierre qui ferme la porte d'entrée de l'école depuis que la serrure a été forcée une fois de trop. Nous pourrions passer ensemble une délicieuse matinée dans notre classe à la douillette température de 13 degrés. 
Nous ferions bien attention de ne pas nous prendre les pieds dans les trous tout à fait ludiques qui égayent le revêtement au sol et qui nous rappellent que sous les dalles se trouve l'amiante. Avant de descendre à la récréation, nous aiderions les élèves à mettre écharpes et manteaux en veillant à ce que les lourds portemanteaux déjà bien abîmés par le temps ne leur tombent pas sur la tête. 
Dans les escaliers, nous serions également là toutes les deux pour retenir l'une des grosses planches pointues qui menacent également de choir lamentablement sur les enfants, comme cela est déjà arrivé par deux fois. A 11 h 30, après nous être mouchées pour rester présentables, nous pourrions aller nous réchauffer ensemble dans la minuscule salle des maîtres. La vie étant bien faite, la panne définitive de notre frigo est compensée par le froid régnant dans nos locaux, et nous pourrions manger de la nourriture non avariée. 
Comme nous sommes des humains comme les autres, nous irions faire la queue devant l'unique toilette pour adultes de l'école, et ce sera très amusant puisqu'il n'y a pas de lumière à l'intérieur. A 13 h 20, nous repartirions pour une autre demi-journée, plus pimentée encore après la tumultueuse pause méridienne. La pause cantine vous promet en effet de nombreux conflits à régler quotidiennement sur votre temps de classe, puisque le taux d'encadrement municipal y est si bas qu'il permet aux enfants de défier les règles de l'école, souvent avec violence, malgré l'implication du personnel. A l'issue d'une si belle journée, nous serions reconnaissantes qu'aucun incident susceptible de déclencher un feu ne se soit produit dans cette école de construction Pailleron, qui brûle intégralement en sept minutes et dont l'alarme incendie dysfonctionne. 
Vous l'avez peut-être deviné, je travaille dans une de ces zones dites prioritaires. Pardon, Prioritaires, avec un grand P. 
Marseille, quartiers Nord. Une de ces écoles en décrépitude où les enseignants, assez souvent en état de survie psychique, ont pris l'habitude de trouver normales les conditions que nous imposons à nos élèves, même s'ils les trouveraient insupportables pour leurs propres enfants. Travailler à 38 degrés les après-midi de juin et de septembre, à moins de 15 degrés les matins de novembre, décembre, janvier et février. Avoir des fenêtres qui ne ferment pas, ou qui ne s'ouvrent pas, suivant la manière dont les années ont choisi d'imposer leurs marques. 
Savoir que l'expertise concernant la présence fort probable d'amiante dans nos locaux ne préoccupe personne, même si les faux plafonds bâillent et que les sols sont troués. Sentir le vent sur notre nuque, toutes fenêtres fermées. Ne pas pouvoir utiliser le gymnase, fermé pour vétusté avérée depuis des années. Devoir recouvrir nos murs lépreux, griffonnés par d'anciens élèves qui doivent aujourd'hui avoir notre âge, de grandes feuilles de couleur pour cacher la misère. Ne pas avoir assez de tables et de chaises dans sa classe pour pouvoir accueillir tous ses élèves, et donc bricoler en récupérant, à gauche à droite, du mobilier dépareillé et plus ou moins fonctionnel. 
Voir défiler au casse-pipe les collègues débutants. 
Les collègues envoyés en remplacement pour les fameuses journées REP+, imposées par notre administration pour que nous puissions nous réunir en équipe, vivent souvent l'enfer. Nos classes, élèves et matériel compris, explosent en plein vol. A tel point que les brigades de notre secteur ont envoyé un courrier à notre inspectrice pour préciser qu'elles refuseraient de venir travailler dans notre école. Les collègues débutants envoyés pour des remplacements plus longs ou titulaires à l'année dans nos écoles doivent eux aussi souffrir de s'entendre dire qu'ils doivent dans un premier temps “faire le deuil du pédagogique”, puisque l'urgence est d'abord de rétablir un semblant de cadre, d'ordre, et pourquoi pas de sérénité. Ils ne sont pourtant ni incompétents, ni lâches, ni avares de leur temps et de leur énergie. Ils sont juste balancés sans expérience ni formations adaptées dans les endroits où le métier d'enseignant est particulièrement difficile. Ceux qui s'en sortent, généralement au prix du deuil de leur vie privée, de leur sommeil, et bien souvent aussi de leur santé, sont rares et forcent l'admiration. 
Arrêtons les effets d'annonces inutiles et les péroraisons sur les dernières controverses pédagogiques. Beaucoup de pistes doivent être réfléchies et débattues, mais arrêtons l'hypocrisie et assumons que sur deux points essentiels, au moins, nous faisons fausse route en toute connaissance de cause. Il y a deux manquements essentiels sur lesquels nos œillères sont injustifiables: 
1/ Nous devons proposer à chaque élève une école salubre et correctement équipée. Vous me direz que c'est l'affaire des mairies, et je vous répondrai qu'alors, si nous nous en arrêtons là, nous devons être honnêtes et accepter que notre Education n'est plus nationale. Depuis l'indigence si vétuste qu'elle vous insulte, jusqu'au confort esthétique confinant à la débauche technologique, nous autres enseignants savons bien à quel point d'une école à l'autre vous changez de monde. Et la triste réalité, forcément amère pour ceux qui veulent croire encore à l'école républicaine, c'est que le quotidien scolaire de nos élèves est dépendant des montants perçus et alloués par les services municipaux de leur quartier. En d'autres termes, dépendante du niveau de vie de leurs parents. Tu es pauvre, tu as une école de m…, tu es riche, tu as une belle école. En tant que citoyenne et en tant qu'enseignante, j'ai honte; 
2/ Nous devons mettre en poste dans les écoles les plus difficiles de vraies équipes, des équipes stables formées autour d'enseignants expérimentés et volontaires. Tant que nous feindrons de considérer le contraire comme normal, nous continuerons de sacrifier des générations d'enfants, augmentant l'échec scolaire et fabriquant des délinquants, en même temps que nous épuiserons et dégoûterons encore plus les collègues qui entrent dans le métier. Evidemment, tous les collègues débutants ne sont pas dépassés, tous ne rêvent pas de changer de quartier, et certains parviennent à trouver leur posture et leurs outils même dans un tel contexte. Mais il est clair que, dans l'ensemble, débuter en tant qu'enseignant aujourd'hui est souvent synonyme de zone dite sensible, et de souffrance. Souffrance dont pâtissent les élèves, les collègues et leur vocation. 
Dans les quartiers reconnus comme prioritaires en termes de besoins éducatifs, il est injustifiable d'imposer aux élèves des locaux insalubres, sous-dotés, et des équipes flottantes où souvent les enseignants débutants, dépassés, se sentent seuls et subissent leur affectation en attendant mieux. 
Je nous accuse d'aggraver les inégalités sociales. Je nous accuse de produire sciemment de l'échec scolaire et des délinquants. Je nous accuse de jouer avec la santé des enfants des classes sociales les moins favorisées. 
Je respecte trop mes élèves et leurs parents pour trouver cela normal. 
Je sais que ces deux axes font partie des priorités affichées de votre politique. Mais depuis le terrain, les discours et les tweets ne nous apportent rien, et les mesures prises ou annoncées ne sont que des cautères sur une jambe de bois, quand elles n'aggravent pas une situation déjà dramatique. 
Je terminerai en vous citant. Vous avez clos votre discours sur la grande pauvreté (séminaire de formation en vue de la mise en œuvre des recommandations du rapport de J.P. Delahaye «Grande pauvreté et réussite scolaire», le mercredi 14 octobre 2015) par la question suivante: 
«Ce que je fais, cela permettra-t-il à chacun de nos élèves de devenir des citoyens à part entière de la République française?» 
Clairement, aujourd'hui, la réponse est non. 
Dans une société déjà malade et en crise, une éducation injuste et défaillante nous promet des lendemains difficiles. Nous nourrissons la menace d'une explosion violente et dramatique de la cohésion sociale et du sens même de la citoyenneté dans notre pays. 
Je vous prie de croire en l'assurance de mes sentiments respectueux.
Charlotte Magri

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