La France qui gronde (2/4): mon école va craquer

© J. Barande/Ecole Polytechnique
La crise de l'Education nationale en France n'est plus un mystère pour personne.

Pour La France qui gronde, Jean-Marie Godard et Antoine Dreyfus sont partis faire un tour de France. Leur but, dresser un portrait du pays à travers ses habitants, leurs vies et leurs difficultés. Deuxième extrait dans les salles de classes des écoles marseillaises.

On dit souvent que la misère est moins pénible au soleil. A peu près tout le monde connaît la chanson d'Aznavour; l'évidence semble tomber sous le sens: si l'on n'a pas froid, la vie paraîtra plus douce, même sous un abri peu étanche. Marseille traîne cette réputation, celle de ne pas rouler sur l'or, mais d'être agréable grâce au soleil, à la luminosité et à la mer. Certes, le soleil apaise. Mais le soleil ne peut rien pour réparer les bâtiments délabrés des écoles élémentaires et primaires locales, pour repeindre les murs décrépis, abattre les préfabriqués du siècle dernier, enlever les traces d'amiante, changer le mobilier de récup, réparer les vitres cassées, les portes défoncées, les faux plafonds troués ou remettre du papier toilette… Le soleil n'est pas magicien. Le soleil peut juste réchauffer les coups de blues. Charlotte Magri, enseignante dans les quartiers nord, en a eu des coups de blues. Et le soleil n'a rien pu faire. En novembre 2015, sachant que son geste risquait de la saborder professionnellement (elle a quitté l'Education nationale, ne faisant pas la rentrée 2016), elle écrit, malgré tout, une lettre ouverte à Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche.

Son texte, précis, descriptif, presque documentaire, et émouvant, décrit ce qui se passe dans les écoles élémentaires et primaires marseillaises. Ses 1'500 mots claquent et vont mettre une sacrée pagaille dans les cours de récré, les préaux, les salles de classe, le bureau doré de Jean-Claude Gaudin, jusqu'aux lambris de celui de la ministre:

Madame la Ministre,
Je vous écris cette lettre parce que ma colère d'enseignante m'empêche de vivre, et pire encore, de travailler. La crise de l'Education nationale en France n'est plus un mystère pour personne. Si l'école est au bord du gouffre aujourd'hui, c'est que s'y télescopent plusieurs crises profondes que notre société et notre monde traversent depuis quelques décennies déjà. Crises économique, sociale, politique, morale, identitaire… dont l'école devient la caisse de résonance, il serait vain et bien trop facile d'incriminer un coupable. Nous en sommes tous responsables, chacun à notre niveau. 
Je ne remets en question ni votre engagement personnel ni votre éthique professionnelle. Mais vous êtes ministre, vous détenez donc l'autorité politique à ce jour en matière d'Education nationale en France, et vous en êtes responsable devant le Parlement et face aux citoyens. Je me demande si vous connaissez la réalité de l'enseignement en France aujourd'hui. J'aimerais tant vous inviter à venir dans l'école où je travaille, mais sans caméra ni micro, sans discours ni compte rendu sur les réseaux sociaux. Au petit matin, nous pourrions déplacer ensemble la grosse pierre qui ferme la porte d'entrée de l'école depuis que la serrure a été forcée une fois de trop. Nous pourrions passer ensemble une délicieuse matinée dans notre classe à la douillette température de 13 degrés. 
Nous ferions bien attention de ne pas nous prendre les pieds dans les trous tout à fait ludiques qui égayent le revêtement au sol et qui nous rappellent que sous les dalles se trouve l'amiante. Avant de descendre à la récréation, nous aiderions les élèves à mettre écharpes et manteaux en veillant à ce que les lourds portemanteaux déjà bien abîmés par le temps ne leur tombent pas sur la tête. 
Dans les escaliers, nous serions également là toutes les deux pour retenir l'une des grosses planches pointues qui menacent également de choir lamentablement sur les enfants, comme cela est déjà arrivé par deux fois. A 11 h 30, après nous être mouchées pour rester présentables, nous pourrions aller nous réchauffer ensemble dans la minuscule salle des maîtres. La vie étant bien faite, la panne définitive de notre frigo est compensée par le froid régnant dans nos locaux, et nous pourrions manger de la nourriture non avariée. 
Comme nous sommes des humains comme les autres, nous irions faire la queue devant l'unique toilette pour adultes de l'école, et ce sera très amusant puisqu'il n'y a pas de lumière à l'intérieur. A 13 h 20, nous repartirions pour une autre demi-journée, plus pimentée encore après la tumultueuse pause méridienne. La pause cantine vous promet en effet de nombreux conflits à régler quotidiennement sur votre temps de classe, puisque le taux d'encadrement municipal y est si bas qu'il permet aux enfants de défier les règles de l'école, souvent avec violence, malgré l'implication du personnel. A l'issue d'une si belle journée, nous serions reconnaissantes qu'aucun incident susceptible de déclencher un feu ne se soit produit dans cette école de construction Pailleron, qui brûle intégralement en sept minutes et dont l'alarme incendie dysfonctionne. 
Vous l'avez peut-être deviné, je travaille dans une de ces zones dites prioritaires. Pardon, Prioritaires, avec un grand P. 
Marseille, quartiers Nord. Une de ces écoles en décrépitude où les enseignants, assez souvent en état de survie psychique, ont pris l'habitude de trouver normales les conditions que nous imposons à nos élèves, même s'ils les trouveraient insupportables pour leurs propres enfants. Travailler à 38 degrés les après-midi de juin et de septembre, à moins de 15 degrés les matins de novembre, décembre, janvier et février. Avoir des fenêtres qui ne ferment pas, ou qui ne s'ouvrent pas, suivant la manière dont les années ont choisi d'imposer leurs marques. 
Savoir que l'expertise concernant la présence fort probable d'amiante dans nos locaux ne préoccupe personne, même si les faux plafonds bâillent et que les sols sont troués. Sentir le vent sur notre nuque, toutes fenêtres fermées. Ne pas pouvoir utiliser le gymnase, fermé pour vétusté avérée depuis des années. Devoir recouvrir nos murs lépreux, griffonnés par d'anciens élèves qui doivent aujourd'hui avoir notre âge, de grandes feuilles de couleur pour cacher la misère. Ne pas avoir assez de tables et de chaises dans sa classe pour pouvoir accueillir tous ses élèves, et donc bricoler en récupérant, à gauche à droite, du mobilier dépareillé et plus ou moins fonctionnel. 
Voir défiler au casse-pipe les collègues débutants. 
Les collègues envoyés en remplacement pour les fameuses journées REP+, imposées par notre administration pour que nous puissions nous réunir en équipe, vivent souvent l'enfer. Nos classes, élèves et matériel compris, explosent en plein vol. A tel point que les brigades de notre secteur ont envoyé un courrier à notre inspectrice pour préciser qu'elles refuseraient de venir travailler dans notre école. Les collègues débutants envoyés pour des remplacements plus longs ou titulaires à l'année dans nos écoles doivent eux aussi souffrir de s'entendre dire qu'ils doivent dans un premier temps “faire le deuil du pédagogique”, puisque l'urgence est d'abord de rétablir un semblant de cadre, d'ordre, et pourquoi pas de sérénité. Ils ne sont pourtant ni incompétents, ni lâches, ni avares de leur temps et de leur énergie. Ils sont juste balancés sans expérience ni formations adaptées dans les endroits où le métier d'enseignant est particulièrement difficile. Ceux qui s'en sortent, généralement au prix du deuil de leur vie privée, de leur sommeil, et bien souvent aussi de leur santé, sont rares et forcent l'admiration. 
Arrêtons les effets d'annonces inutiles et les péroraisons sur les dernières controverses pédagogiques. Beaucoup de pistes doivent être réfléchies et débattues, mais arrêtons l'hypocrisie et assumons que sur deux points essentiels, au moins, nous faisons fausse route en toute connaissance de cause. Il y a deux manquements essentiels sur lesquels nos œillères sont injustifiables: 
1/ Nous devons proposer à chaque élève une école salubre et correctement équipée. Vous me direz que c'est l'affaire des mairies, et je vous répondrai qu'alors, si nous nous en arrêtons là, nous devons être honnêtes et accepter que notre Education n'est plus nationale. Depuis l'indigence si vétuste qu'elle vous insulte, jusqu'au confort esthétique confinant à la débauche technologique, nous autres enseignants savons bien à quel point d'une école à l'autre vous changez de monde. Et la triste réalité, forcément amère pour ceux qui veulent croire encore à l'école républicaine, c'est que le quotidien scolaire de nos élèves est dépendant des montants perçus et alloués par les services municipaux de leur quartier. En d'autres termes, dépendante du niveau de vie de leurs parents. Tu es pauvre, tu as une école de m…, tu es riche, tu as une belle école. En tant que citoyenne et en tant qu'enseignante, j'ai honte; 
2/ Nous devons mettre en poste dans les écoles les plus difficiles de vraies équipes, des équipes stables formées autour d'enseignants expérimentés et volontaires. Tant que nous feindrons de considérer le contraire comme normal, nous continuerons de sacrifier des générations d'enfants, augmentant l'échec scolaire et fabriquant des délinquants, en même temps que nous épuiserons et dégoûterons encore plus les collègues qui entrent dans le métier. Evidemment, tous les collègues débutants ne sont pas dépassés, tous ne rêvent pas de changer de quartier, et certains parviennent à trouver leur posture et leurs outils même dans un tel contexte. Mais il est clair que, dans l'ensemble, débuter en tant qu'enseignant aujourd'hui est souvent synonyme de zone dite sensible, et de souffrance. Souffrance dont pâtissent les élèves, les collègues et leur vocation. 
Dans les quartiers reconnus comme prioritaires en termes de besoins éducatifs, il est injustifiable d'imposer aux élèves des locaux insalubres, sous-dotés, et des équipes flottantes où souvent les enseignants débutants, dépassés, se sentent seuls et subissent leur affectation en attendant mieux. 
Je nous accuse d'aggraver les inégalités sociales. Je nous accuse de produire sciemment de l'échec scolaire et des délinquants. Je nous accuse de jouer avec la santé des enfants des classes sociales les moins favorisées. 
Je respecte trop mes élèves et leurs parents pour trouver cela normal. 
Je sais que ces deux axes font partie des priorités affichées de votre politique. Mais depuis le terrain, les discours et les tweets ne nous apportent rien, et les mesures prises ou annoncées ne sont que des cautères sur une jambe de bois, quand elles n'aggravent pas une situation déjà dramatique. 
Je terminerai en vous citant. Vous avez clos votre discours sur la grande pauvreté (séminaire de formation en vue de la mise en œuvre des recommandations du rapport de J.P. Delahaye «Grande pauvreté et réussite scolaire», le mercredi 14 octobre 2015) par la question suivante: 
«Ce que je fais, cela permettra-t-il à chacun de nos élèves de devenir des citoyens à part entière de la République française?» 
Clairement, aujourd'hui, la réponse est non. 
Dans une société déjà malade et en crise, une éducation injuste et défaillante nous promet des lendemains difficiles. Nous nourrissons la menace d'une explosion violente et dramatique de la cohésion sociale et du sens même de la citoyenneté dans notre pays. 
Je vous prie de croire en l'assurance de mes sentiments respectueux.
Charlotte Magri

Relayée par le quotidien Libération, qui consacre sa une à l'interpellation de la ministre par l'enseignante, la lettre ouverte de Charlotte Magri fait l'effet d'une bombe dans le pays et, on s'en doute, à Marseille. On imagine bien Jean-Claude Gaudin, le maire, s'étrangler en lisant la missive. Pour essayer de recoller les pots cassés, le vieux briscard de la politique - qui a adhéré, en 1973, aux Républicains indépendants et qui participait, l'année suivante, à la campagne présidentielle de Valéry Giscard d'Estaing - envoie Danielle Casanova, son adjointe à l'éducation au front. Danielle Casanova, qui avait déjà bien énervé les parents l'année précédente avec la réforme des rythmes scolaires, se fait tirer l'oreille pour donner les arguments de la municipalité. Sur l'insistance de Stéphanie Harounyan, la correspondante de Libération, elle finit par répondre que la municipalité ne reste pas les bras croisés en regardant les écoles se délabrer: «En 2015, 31,6 millions ont été investis pour les travaux dans les écoles. Nous avons beaucoup d'écoles à entretenir, 444, c'est énorme, contre 250 à Lyon. Et surtout, la mairie centrale gère tout, là où dans d'autres grandes villes, les mairies de secteur ont une partie de la gestion […]. Nous avons beaucoup d'actes de vandalisme, et à chaque fois, cela ajoute des frais.»

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Jean-Claude Gaudin, maire de Marseille depuis 1995. © Rama

A vrai dire, la détérioration matérielle des écoles marseillaises est un secret de polichinelle dans la cité phocéenne. La ville avait pourtant initié un vaste plan «école réussite», dont le but était d'améliorer le parc scolaire vétuste, cédé par l'Etat dans les années 1980 aux communes. Le problème, c'est que les finances n'ont pas suivi, comme dans beaucoup de domaines ici. Jean Canton, l'ancien directeur général de l'urbanisme à la ville (de 2002 à 2009) ne peut qu'amèrement constater que Marseille a construit seulement trois écoles en sept ans et demi.

Des associations dénoncent cette situation depuis de nombreuses années. En 2014, le Collectif DZ pour les écoles, réunissant des parents d'élèves, des enseignants et des fonctionnaires territoriaux, a rédigé un Manifeste des écoles qui décrivait une situation extrêmement préoccupante: «Depuis longtemps, à Marseille, que ce soit en matière d'effectifs, de gestion ou de maintenance, les écoles et les infrastructures municipales liées à l'éducation souffrent d'une pénurie criante. C'est une situation choquante, qui relève de l'urgence, et qui nécessite des choix radicalement autres, dictés par une honnête volonté politique de servir le public: la population marseillaise et en particulier les enfants. Citoyens, parents et professionnels (enseignants et agents municipaux), soucieux de l'avenir des enfants et donc de l'école, se sont rassemblés autour de ce manifeste afin de contribuer à l'amélioration profonde du système éducatif de la deuxième ville de France! Ils souhaitent plus que jamais inscrire l'école dans le débat sociétal comme une priorité et veulent que chacun, à son niveau, prenne ses responsabilités face aux enjeux que la ville de Marseille doit relever.»

Des exemples? Dans ce Manifeste, il y en a à foison. Prenons la cantine: «Rats dans les entrepôts, insectes dans les assiettes. Un manque d'hygiène accablant. Malgré des plats diététiquement conçus, les adultes et les enfants sont unanimes: le goût n'est pas au rendez-vous. Le manque de personnel encadrant rend difficile un temps de restauration calme et serein (disputes, accidents, repas avalé en hâte, bruit, etc)» L'hygiène? «Manque de toilettes, de lavabos, de papier toilette, de savon et d'un moyen pour s'essuyer les mains […]; les adultes apportent souvent eux-mêmes ce qu'il manque!» Le matériel pédagogique? «Les enseignants qui commandent le matériel sont obligés de passer par un nombre de fournisseurs très restreint choisis par la mairie centrale: les tarifs sont chers, les choix s'appauvrissent au fil des ans au détriment de la qualité; une partie non négligeable du matériel éducatif n'est pas accessible.»

L'apprentissage de la natation? A oublier. «Les piscines publiques sont en nombre insuffisant. Ces dernières années, cinq piscines ont été définitivement fermées ou laissées à l'abandon, comme c'est le cas depuis 2008 pour la plus belle et la seule piscine olympique de la ville: la piscine de Luminy.» Et «le faible recrutement de maîtres-nageurs sauveteurs par la mairie rend impossible l'apprentissage de la natation pour tous les enfants marseillais». Le personnel encadrant des agents municipaux? Insuffisant aussi. Pendant le temps cantine, en maternelle, une personne est responsable de 25 enfants (contre une pour 12 à Lyon). En élémentaire, c'est une personne responsable de 50 enfants (contre une pour 24 à Lyon). Les parents ont donc désormais pris l'habitude de pallier l'école défaillante. Ils savent, par exemple, que chaque mois à l'école Eydoux (Marseille, 6e arrondissement) les «Tatas» (les dames de la cantine) font grève et qu'il faut donner à leur progéniture un pique-nique pour le repas de midi. Les parents ne sont même plus énervés. Juste fatalistes. C'est ainsi, il y a grève et il faut prendre ses dispositions.

Grève des «tatas» à Marseille, LCM, 2012.

Pour tout dire, le délabrement des écoles maternelles et élémentaires, s'il tient aux baisses des finances publiques de la ville, est aussi la conséquence de choix politiques de la municipalité, qui a su trouver, lorsqu'il le fallait, des sous pour rénover le Stade Vélodrome, mais qui se fait tirer l'oreille dès qu'il s'agit d'investir dans les bâtiments et le matériel de l'école publique. Ainsi, pour réaliser les 268 millions d'euros de travaux de rénovation du stade, la municipalité a signé un PPP (partenariat public privé) d'un montant que la Chambre régionale des comptes de PACA estime à 1 milliard d'euros. Collectivités locales et Etat ont apporté 50% du prix des travaux, tandis qu'Arema, une filiale de Bouygues, a complété le tour de table. Le hic, c'est que ce contrat court sur trente et une années, et que le coût net du PPP pour la commune est estimé à 500 millions d'euros, soit près de deux fois le montant des travaux, car la ville verse un loyer de 18 millions d'euros à l'entreprise Arema. Si l'on retire de ces 18 millions le loyer de l'Olympique de Marseille, la ville doit, au final, sortir 14 millions d'euros chaque année, pour, au bout des trente et un ans, ne plus être propriétaire du Stade Vélodrome! Choix politique, donc, de privilégier les infrastructures sportives prestigieuses. Ajoutons à cette note salée une nette préférence pour les écoles privées et vous obtenez des établissements publics délabrés, qui, on ose le dire, ne sont pas dignes de la cinquième puissance économique mondiale.

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Le Stade Vélodrome, renommé Orange Vélodrome, pendant l'Euro 2016. © Marco Verch

Le site d'information Marsactu et le mensuel satirique Le Ravi ont enquêté conjointement sur la politique de la ville dans le domaine de l'éducation. Leur constat est sans appel: «Alors que l'enseignement public en élémentaire et maternelle voyait ses effectifs stagner, fluctuant autour de 74'000 élèves depuis 1995, ceux des 58 établissements privés ont bondi de quelque 11'000 élèves à plus de 13'600 élèves. Cela représente une jolie hausse de 23% pour les établissements confessionnels. Ces chiffres sont rarement exposés: ils viennent d'un document interne du service de l'éducation de la Ville de Marseille dressant l'état des lieux à la rentrée 2013-2014, déjà révélé par Le Ravi.» 

La migration vers le privé touche toutes les couches et toutes les origines. Y compris chez les classes moyennes musulmanes. «Pour moi, il y a trois facteurs principaux qui expliquent le choix du privé, avançait, dans Marsactu, Mohasen Ngazou, directeur du collège-lycée sous contrat Ibn Khaldoun (15e arrondissement de Marseille) et également vice-président de la Fédération nationale des écoles musulmanes. Un retour du religieux quelle que soit la confession; un facteur démographique avec les deuxième et troisième générations d'immigrés qui sont désormais bien installées et qui ont un réflexe de classe moyenne en cherchant la meilleure solution pour leur enfant; des familles horrifiées par la permissivité dans l'école publique et qui cherchent un refuge.»

La préférence pour le privé et les écoles confessionnelles se mesure dans la générosité de Jean-Claude Gaudin et le montant des subventions accordées à l'enseignement libre. Au total, la subvention globale s'élève à plus de 11 millions d'euros pour quelque 13'000 écoliers (maternelles et élémentaires) et 57 écoles privées de Marseille, toutes confessions confondues. Soit une dotation plus que généreuse - elle est de 891 euros à Bordeaux, de 597 euros à Lyon -, surtout au regard de l'état des écoles publiques locales. Dans ce contexte, que font les parents? Baisser les bras? Placer leurs enfants dans le privé, lorsqu'ils en ont les moyens et la possibilité? Certains craquent et renoncent à l'école publique, le privé n'appliquant pas la réforme des rythmes scolaires et assurant un niveau de service qui fait clairement peser la balance de son côté. Quant à la majorité, elle résiste et s'organise. A l'instar de l'école Eydoux, dans le 6e arrondissement de Marseille. C'est en septembre 2014, lors des manifestations contre la municipalité qui vilipendait la réforme des rythmes scolaires et freinait des quatre fers pour ne pas l'appliquer, que des groupes de parents se sont constitués. Et les positions publiques de Jean-Claude Gaudin n'ont rien arrangé.

Le 2 septembre 2014, le sénateur-maire vient faire sa rentrée à l'école Amédée-Autran, au pied de Notre-Dame-de-la-Garde (Marseille 7e). A la tribune, il livre sa position sur la réforme engagée par le gouvernement socialiste, et surtout par Vincent Peillon, alors ministre de l'Éducation nationale: «D'abord, il faut consulter les conseils d'école; ensuite, il faut voir quelle association peut venir pour faire les rythmes scolaires. Comment on paye ces animateurs? Si c'est pour leur donner 100 euros pour trois heures par semaine, entre nous, nous n'aurons pas beaucoup de vocations, il faut bien le reconnaître.» A ce moment-là, un parent l'interpelle: «Il faudrait peut-être les susciter, les vocations? 
- A chaque fois que j'ai exercé des fonctions exécutives, l'Education nationale a été la priorité des priorités, s'énerve Jean-Claude Gaudin, piqué au vif. 
- Mais c'est beaucoup trop tard, lance ce même monsieur, vous aviez deux ans pour vous en occuper. 
- Mais pas du tout, s'époumone le maire. On s'en est occupé. On a convoqué les conseils d'école le 3 juillet dernier. 
- Il aurait fallu s'y prendre avant… 
- On s'en est occupé. Mais maintenant ne vous étranglez pas et occupez-vous aussi de vos enfants!» 

Ces quelques mots - «Occupez-vous aussi de vos enfants!» - ont fait le tour des réseaux sociaux, presque à la vitesse de la lumière. Dans la foulée, des parents de l'école Eydoux ont créé une page Facebook intitulée: «Occupez-vous de nos enfants!» On y trouve les articles que les médias locaux et nationaux consacrent aux écoles marseillaises ainsi que les prises de position de la municipalité, les photos des écoles notamment (école élémentaire Zac de Bonneveine par exemple). Sont aussi postés des liens vers d'autres pages Facebook, où l'on peut notamment lire cette lettre ouverte à la ministre, datée du 3 novembre 2016: 

Urgence dans les écoles
Nous, les professeurs des écoles de la Belle de Mai, nous lançons aujourd'hui un ultime SOS pour secourir nos écoles à l'abandon.
Notre mission de service public n'est plus.
Nous ne parvenons plus à faire réussir les élèves.
Les savoirs de base ne sont pas acquis pour trop d'entre eux.
Nous n'arrivons plus à faire face à la difficulté scolaire qui explose, qui se complexifie et qui s'enracine.
Nous maintenons frêlement un climat scolaire qui se dégrade.
Nous n'arrivons plus à proposer un enseignement adéquat aux élèves allophones qui ne bénéficient pas de suffisamment d'heures dédiées à l'apprentissage du français.
Nous ne pouvons pas suffisamment motiver les élèves les plus avancés.
Notre quotidien est centré sur l'urgence. Notre solitude est totale.
Comment un enseignant de CP à 27 élèves, dont 5 élèves non francophones et 8 élèves en très grande difficulté, peut-il mener à bien sa mission d'enseignement? C'est impossible.
Il bénéficiera, nous dira-ton, d'un maître supplémentaire (PARE) qui viendra quarante minutes trois fois par semaine. Bien.
Mais il pourra aussi compter sur un maître spécialisé dans la difficulté scolaire (RASED) pour deux élèves sur les huit, qui seront pris quarante minutes hebdomadaires (eh oui cette seule personne doit endiguer la difficulté de près de 150 élèves puisqu'elle intervient sur deux groupes scolaires). Génial.
Il aura aussi le soutien de la psychologue scolaire (elle aussi intervient dans plusieurs établissements) qui pourra sûrement accorder dix minutes à un enfant de la classe, une fois par semaine. Magnifique.
Si l'enfant présente des difficultés liées à un problème de santé, l'enseignant pourra bien sûr demander à l'infirmière scolaire de l'examiner lors des dix matinées annuelles prévues dans son emploi du temps (elle a la charge de quatre groupes scolaires). Formidable.
Si les difficultés ne relèvent pas de l'école, alors l'élève sera forcément pris en charge par l'un des deux (seuls) CMPP (Centre médico-psycho-pédagogique) du quartier à condition d'attendre un an sur une liste qui ne cesse de s'allonger. Là, alors, il aura la chance de bénéficier de vingt minutes hebdomadaires de travail spécifique. Fabuleux.
Si la famille d'un des élèves rencontre de graves problèmes, l'enseignant pourra sans mal proposer l'aide d'une assistante sociale qui viendra deux fois par an la voir (si c'est toujours la même, sinon il faudra interrompre le suivi pour refaire tout depuis le départ). Fantastique.
Si un élève présente des difficultés spécifiques à la lecture, à la phonologie ou à la prononciation, alors les orthophonistes pourront évidemment inscrire l'enfant sur une autre liste d'attente. Magnifique.
Ici, à la Belle de Mai, le nombre d'élèves en très grande difficulté s'élève à 30 % par école et ce chiffre ne cesse de progresser. Cela fait plusieurs centaines d'élèves pour lesquels il n'existe guère qu'une seule solution: le maître. Cet enseignant qui doit être, tour à tour, infirmier, parent, psychologue, maître spécialisé, orthophoniste, assistant social, rééducateur… Nous ne pouvons plus porter ces multiples casquettes. Cela devient trop lourd et c'est inefficace. Nous ne pouvons plus nous battre seuls au quotidien.
Pourtant nous ne ménageons pas nos efforts: pédagogies innovantes, formation personnelle, travail en équipe inlassable, projets avec les familles soutenues, remise en question régulière…
Les efforts sont immenses, la réussite est infime.
Cette lettre n'est pas un énième cri de désespoir d'enseignants dépressifs. Non. C'est un constat froid et amer que nous posons sur les écoles de notre quartier. Il y a bel et bien urgence dans nos écoles. Nous exigeons une table ronde avec TOUS les acteurs de la communauté éducative afin de convenir des actions et des moyens à mettre en œuvre pour sortir de cette spirale de l'échec.
Des enseignants du 3e arrondissement.
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Eglise Notre-Dame-du-Mont à Marseille. © DR

A l'école Eydoux, installée dans un quartier mixte du 6e arrondissement, derrière l'église Notre-Dame-du-Mont, la solidarité fonctionne pas mal. Des parents se donnent des coups de main, des services pour les gardes d'enfants ou les activités périscolaires, en se téléphonant ou via des applications de type WhatsApp. «Qui peut venir chercher ma fille à 17 h 30, après l'étude?» lance une maman. «Moi, je peux. Si tu peux me prendre mon fils jeudi.» «Vendu», répond la première. Chaque parent a un parcours différent, des envies, des difficultés (ou pas) dans sa branche professionnelle, mais tous consacrent une part importante de leur temps à pallier les manques des structures périscolaires municipales, à trouver des solutions face aux grèves quasiment institutionnelles des cantinières, à parer les ratés de la réforme des rythmes scolaires, ainsi qu'à ceux de la mise en place des fameux TAP (temps d'activités périscolaires). «Alors que cette réforme des rythmes scolaires était, sur le papier, plutôt une bonne chose, rien n'a été mis en place pour que cela se passe bien, constate Eric, parent d'élève de deux garçons à l'école Eydoux. Aucun moyen. Cela a été fait de manière dogmatique, alors que cette réforme engendrait aussi des changements chez les parents, de nouvelles dispositions, des systèmes de garde, etc. Cette réforme n'a fait qu'aggraver les inégalités entre les villes riches et les villes pauvres.» L'impréparation a été totale au niveau de la mairie. Les TAP ont été perçus comme des repoussoirs. En 2014, ce fut la catastrophe, et en 2015, pas mieux. Cécile Vignes, présidente régionale de la Peep (Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public) et parent d'élève à Marseille depuis vingt-cinq ans, assène: «Rien n'a vraiment été anticipé. L'Education publique n'est pas la priorité de la Ville alors que c'est une des conditions de la bonne santé d'une société. Il n'y a pas de vision à long terme. La région avait lancé un vaste chantier de rénovation des lycées. A Marseille, c'est rien ou presque.»

Séverine Gil, qui préside le Mouvement des parents d'élèves après une scission avec la FCPE (Fédération des conseils de parents d'élèves), résume en ces termes la situation: «Les parents en ont marre de se battre pour tout.» Pour illustrer son propos, elle cite l'exemple de son mari qui, à la rentrée 2015, a fait la queue pour inscrire leurs enfants dans un centre de loisirs municipal en vue de leur obtenir le centre aéré le mercredi. Elle lui a conseillé d'y aller à 5 heures du matin pour décrocher une place. Mais, à 5 heures, lorsqu'il arrive, il n'est que… trentième, certains parents étant là depuis la veille. «C'est symptomatique d'un dysfonctionnement», plaide Séverine Gil. Parfois, au moment des inscriptions permettant de passer de l'école élémentaire à l'école primaire, pourtant dans le même groupe scolaire, il faut physiquement faire le forcing dans les antennes municipales. Et rester planter devant les employés afin d'être bien certain que la fiche d'inscription ne finira pas à la poubelle!