La France qui gronde (3/4): système D

© Wolfgang Staudt
Peintures murales réalisées durant les années 1990 à l'angle de la rue du Faubourg de la Saunerie et du boulevard de l'Observatoire à Montpellier.

Pour La France qui gronde, Jean-Marie Godard et Antoine Dreyfus sont partis faire un tour de France. Leur but, dresser un portrait actuel du pays à travers ses habitants, leurs vies et leurs difficultés. Cap vers l'Hérault, où la débrouille aide à lutter contre la précarité.

Département de l'Hérault, l'un des plus pauvres de France. Montpellier sous un ciel gris. Gare SNCF. Une voiture. L'ami qui vient nous chercher habite à une trentaine de kilomètres, à Sète, la ville de Paul Valéry et Georges Brassens

On sillonne un peu les rues, direction le quartier des Cévennes. On est ici pas très loin du quartier du Petit-Bard, où des mères de famille d'origine maghrébine se sont battues afin d'exiger la mixité sociale pour leurs enfants dans les écoles du coin. Comme le Petit-Bard, les Cévennes sont l'une des zones que l'on dit «chaudes», où l'on se perd au pied de bâtiments défraîchis, tous identiques, chacun repérés par une lettre, espace au sein duquel on sent les services publics absents, depuis longtemps. Une ribambelle de gamins accroche le visiteur inconnu: «Tu viens voir qui?» On donne un nom. Ils vous accompagnent. Deuxième étage. Un joli appartement. Des petits gâteaux et du jus d'orange, pour une discussion à bâtons rompus sur la politique et la laïcité. Et cette histoire des mères du Petit-Bard. 

Qu'en dit Naïma, 23 ans, qui vient de finir un Master 2 en management international, et s'est investie un temps dans une association de quartier? «Après mon bac à Toulouse, on a déménagé à Montpellier pour mes études. Ça fait cinq ans que je suis ici. J'ai vu un certain développement de Montpellier, de la ville. Mais j'ai l'impression qu'il y a des quartiers en plein boum et que, d'ici jusqu'à la Paillade, c'est relativement délaissé. Autant au niveau social qu'au niveau logement. Il y a eu des manifestations à ce sujet. »Je faisais du soutien scolaire auprès des enfants. Uniquement des Maghrébins. Simplement parce que ce sont tous ceux du quartier, et ça donne des écoles, des collèges, communautaires. Ils ne se retrouvent qu'entre eux. Du coup, quand ils sont petits ils sont entre eux, et après, lorsqu'ils grandissent et sortent, ils ont l'impression d'aller dans un autre monde. Même les autres lycéens, en centre-ville, ne sont pas habitués à cette rencontre entre populations. Quand on est d'origine maghrébine, le relogement avec la demande de logement social aura tendance à se faire dans une cité où il y a des personnes d'origine maghrébine. Quand on est d'origine gitane, on va être relogé dans des endroits où il y a déjà des personnes gitanes.»

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Vue d'un immeuble du Petit-Bard, un quartier de Montpellier. © Fred Thuillier

Elle, se dit «musulmane et laïque», ne porte pas le voile. Sa mère, si. Elle raconte à ce sujet que, depuis janvier 2015, «les regards ont changé lorsque je suis dans la rue avec elle. Et il y a des langues qui se délient». De quoi s'interroger sur l'avenir: «Trump aux Etats-Unis. Marine Le Pen ici? Avec Hollande il y a cinq ans, il y avait - non pas un espoir - mais une sorte de moins pire. On se disait que, peut-être, quelque chose allait changer: le changement c'était censé être maintenant mais ça n'a pas trop été le cas.» Du coup, nous sommes entre la déception et le désespoir et je ne sais plus trop pour qui voter. Le discours politique ne nous atteint plus, avec mon frère et ma sœur, parce qu'il est superficiel. On ne parle plus de la vie quotidienne. Pour moi, maintenant, entre la droite et la gauche je ne fais plus de séparation.» 

Elle ne fait plus, non plus, confiance aux médias et «complète», «compare» avec des «médias parallèles» sur internet. Elle a ainsi été exaspérée par les «semaines d'antenne» sur l'affaire du burkini à l'été 2016. Et juge que, depuis les attentats, au lieu de se «réunir, d'être tous ensemble, on a accentué les clivages de la société française. Et pourtant on est français.
»Je suis née ici, je suis française. On nous ramène toujours à nos origines, au point que je me demande parfois si on me considère comme une citoyenne française à part entière. Cette diversité, pourtant, fait la richesse de la France. Et nos politiques, plutôt que d'arranger ça, j'ai l'impression qu'ils renforcent les clivages. Surtout en phase électorale où il faut faire vendre.» 

La discussion part sur la laïcité. Leïla juge qu'aujourd'hui la France est dans le «laïcisme». «Plutôt qu'être dans un principe d'égalité où on peut pratiquer un culte si on n'attaque pas la liberté de l'autre, on passe au principe de neutralité. Pour moi, chacun a le droit d'être soi-même du moment qu'il n'attaque pas la liberté de l'autre.» D'où son incompréhension des polémiques autour du voile. «Je ne crois pas qu'un vêtement atteigne la liberté de l'autre. On se focalise sur des signes extérieurs», attitude qu'elle trouve «futile». Comment Naïma pourrait-elle changer de regard sur le monde politique, les pouvoirs publics, la manière de gouverner, et se projeter avec espoir vers l'avenir? 

«J'ai été bénévole dans une association de quartier, mais j'ai l'impression que la parole des associations ne porte plus. Entre habitants, on peut faire des choses. Entre associations, on peut faire des choses. Mais après, il me semble que ça ne va pas plus haut. Au niveau de l'Etat, il faudrait recréer un lien avec les habitants et leurs associations. Etre vraiment à l'écoute et essayer d'entreprendre vraiment des choses avec les populations.»

On quitte le bâtiment de béton à l'heure où le jour disparaît et où les lumières de la ville s'allument. On roule sur la Languedocienne (A9) qui permet de rejoindre Sète. Dans cette ville, beaucoup de personnes vivent de peu sans se plaindre, parce que ici on trouve toujours le moyen de se débrouiller, parce qu'il y a des cercles d'amis importants susceptibles de tendre la main pour peu qu'on soit prêt à bouger, parce que naissent de vraies solidarités, parce qu'il y a des cafés qu'on offre, un boulot pour un temps histoire de finir le mois, un appart qui se libère quelque part, un type qui plutôt que de donner une pièce au mec qui fait la manche va lui conseiller d'aller s'installer en terrasse au bistrot du coin, de commander le plat du jour parce que c'est déjà payé. Il y a des festivals, des artistes, des écrivains, des musiciens, des peintres, des photographes. Il y a des dockers, des marins, des commerçants, de vrais personnages, du linge aux fenêtres dans les rues serrées du quartier haut, et une très belle lumière quand le soleil inonde la ville.

«Sète, c'est un état d'esprit un peu particulier, résume Patrick, figure locale née ici. Avec plusieurs mouvances. Et en ce moment, il y a de grands groupes culturels, des artistes partout. Tout le monde est artiste à Sète, actuellement. Autre mouvance, celle du port. Le port de commerce, le port de pêche. Avec un état d'esprit disons… pas facile, par rapport à la société et aux mœurs. Des gens un peu durs. Et une ville qui se droitise.» En parlant d'artistes, un festival, justement, il s'en trouve un à cette époque de l'année où le «parisien» s'incruste. Un mercredi après-midi, on déboule place de la République. Un grand chapiteau bleu a été installé, épicentre durant une semaine d'un événement local montant, «22 v'là Georges», festival qui égaye les rues et les bars pour la troisième année consécutive. Et ce millésime 2016, l'association «Cap Brassens» fête les 95 ans du chanteur-poète.

Sous le chapiteau, les enfants des centres aérés donnent chorale, entonnant en chœur L'Auvergnat ou Les Copains d'abord, devant un public de «seniors» attablés, eux-mêmes poussant la chansonnette après quelques journées de répétition dans leurs maisons de retraite. A l'extérieur, on s'installe sur des grandes tables en bois, autour d'une bière ou d'un verre de blanc, pour parler de tout et de rien. De la «bagarre» entre deux tablées alcoolisées la veille, des dernières nouvelles des uns ou des autres. Ça sent bon l'amitié, la chaleur humaine, la solidarité et la joie.

Autour de la table justement, voici Julie, prof, qui s'enquiert au téléphone des devoirs de sa fille, et explique à la gamine qu'elle attend sa petite sœur qui fait la queue depuis une demi-heure pour participer à l'atelier de maquillage du festival, d'où elle repartira grimée en chat bleu. Les communautés de copains, les réseaux, Julie les résume ainsi: «La précarité, cette violence, ne crée pas que des mauvaises choses. Et produit aussi de l'énergie citoyenne, des initiatives.» Julie, mère célibataire, enseignante de lettres dans un lycée difficile, déprimée, en arrêt maladie et menacée d'expulsion de son logement, en a, quand même, gros sur la patate. 

Sans être tendre avec l'institution scolaire, son employeur. Un peu comme si, en ce moment, elle avait perdu la foi: «Mon boulot, c'est le défi d'enseigner les choses autrement. Mes élèves ont été boulés en lycée pro et généralement n'y arrivent pas par choix. Ils passent de classe en classe. On a décrété un objectif de réussite de 80% au bac, donc, du coup, il faut tout faire pour l'atteindre. Résultat, c'est le nivellement par le bas. On est écœuré de voir les sujets, de voir les notes… L'ambiance, le contexte, sont terribles.
»L'école n'a jamais vraiment donné leur chance aux gamins. D'ailleurs, ils ne savent ni lire ni écrire. Comme ils sont chiants, on les a collés au fond de la classe durant des années, mais quand j'arrive ils me lancent: “Quoi? Qu'est-ce que t'as à vouloir nous aider? Continue ton cours! Nous, on reste au fond.” Il existe des profs qui font comme à l'armée: autoritarisme, humiliation, violence. Moi, j'en ai marre. J'ai pas signé pour être maton.»

Comme Julie doit passer à La Poste pour porter un recommandé en rapport à sa menace d'expulsion, elle nous quitte, toujours triste. Naviguer dans Sète, pour un habitant investi dans les activités locales comme notre ami photographe installé depuis seize ans, consiste à mettre une heure pour faire cinquante mètres tant il croise de connaissances, à pied ou en voiture. «Moi, la province, je déteste. Et pour moi, Sète, c'est pas la province mais une espèce de mélange», énonce Marie-Ange, écrivaine, journaliste, attablée au Bar du Plateau, un café sétois du quartier haut tenu par Nico et Sarah. Elle dit, avec son accent chantant, que les politiques «sont tous perchés».

Marie-Ange, 71 ans, parle de sa vie comme d'un «joyeux foutoir». Elle est arrivée ici voici trois ans, après quelques années à Orléans et surtout quarante-sept ans de vie parisienne, où elle a travaillé avec Gérard Lauzier, Bretécher, jusqu'à devenir la voix d'Agrippine dans un dessin animé. «A Paris ce que j'apprécie, c'est qu'au bout de quarante-sept ans, tu te perds encore dans certains quartiers. Ici, tu as vite fait le tour et en même temps il y a beaucoup de gens différents. J'aime ce mélange avec des gens de partout. Ce n'est pas le Sud “bourge”, c'est même assez fauché ici. Avec énormément de solidarité, et beaucoup de personnes au RSA qui rament. Ici, l'entraide fait que les gens se démerdent quand même, savent vivre.»

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Sète, à la tombée de la nuit. © Paul Wilkinson

Parmi les personnes qui «rament», on découvre Cora, une jeune femme de 36 ans, brune, d'origine cambodgienne, née ici et dont les parents sont arrivés en France sur un boat-people. Une Cora qui ne rigole pas tous les jours. Un grave accident de scooter - collision frontale avec une voiture pas très loin du Théâtre de la Mer - il y a deux ans, a bien failli lui coûter la vie et l'a clouée dans un fauteuil roulant durant neuf mois. Cora est en arrêt, jongle entre les diverses expertises des assurances et la procédure entamée aux Prud'hommes contre son employeur, qui l'a licenciée pour faute lorsqu'elle se trouvait à l'hôpital. L'accident lui aura donc, aussi, coûté son CDI de préparatrice en pharmacie! Cora a deux enfants, qui vivent entre leurs grands-parents et leur père. Elle navigue en ce moment avec un groupe d'amis punk, un peu musiciens, un peu galériens, dont son compagnon, David, qui vit dans un camion «en attendant mieux» et «répare» des deux roues au black pour s'en sortir. 

Cora et ses amis, croisés plusieurs soirs de suite, ont toute leur place à la terrasse du Bar du Plateau, au même titre qu'un docker, un réalisateur de cinéma, un directeur d'institution culturelle, un ouvrier accoudé au zinc qui dit «les Suédois» pour parler des personnes aux couleurs de peau un peu foncées… Au Bar du Plateau, les derniers clients, vers 1 heure du matin, aident à rentrer les chaises de la terrasse. David, 42 ans, arrivé à Sète à l'âge de 11 ans avec ses parents commerçants, n'ira pas voter. «La première fois que j'ai voté, en fait c'était pour faire plaisir à mes parents.»

A part ses petits boulots, il vit du RSA et trouve depuis son camion que, «de toute façon, je ne sais pas qui choisir. L'un ou l'autre, ça ne changera rien à mon niveau à moi». Lui, sa priorité serait déjà de «rendre le progrès accessible à tous. Aujourd'hui on renvoie tout sur internet. Moi je n'ai pas d'ordinateur et pas de connexion dans mon camion. Les gens à la rue n'ont pas accès à ça». Cora sirote son pastis en silence à ses côtés. Et dit qu'«on ne peut pas la ramener si on ne vote pas. Rien que le fait d'être une femme, on s'est battu assez longtemps pour obtenir ce droit». Voter pour ou contre? «J'espère que ça ne sera pas un vote par élimination, reprend-elle. J'entends des choses, je m'informe jusqu'au jour J. Le décalage est de plus en plus grand entre le bas, les travailleurs, les salariés, les jeunes, et le haut.»

Et de souligner qu'elle attend beaucoup des enfants, des ados, «qui ont grandi dans la préoccupation écologique et vont nous prendre pour des Cro-Magnon à nous battre pour le pétrole et la pollution. C'est une ère qui se meurt. Je crois aux générations futures, pour l'écologie, la défense des droits de l'homme. On est capable d'aller sur la Lune mais pas de distribuer du pain à tout le monde.» Un jeudi matin, devant les Halles de Sète. Un facteur à la retraite depuis cinq ans est attablé sous un soleil glacial. Lui a grandi ici. Syndicaliste, encarté longtemps à la CFDT, puis à Sud-PTT, ce battant, plutôt optimiste, tempère ce qu'il appelle «nos gémissements nationaux».

«On est dans une crise économique profonde, durable, qui arrange un peu certains, qui pénalise d'autres, qui est violente. Mais malgré tout, rappelons-nous qu'il y a eu deux guerres mondiales, et que c'était une autre histoire. Donc je trouve qu'on en fait un peu trop. Il y a des gens en dessous de nous, pas très loin, qui n'ont pas les choses essentielles de la vie. Moi, mon malaise est par rapport à ceux qui quittent leur pays. On entend trop de discours qui font mal, ici aussi: “Qu'est-ce qu'ils veulent, ils n'ont qu'à rester chez eux”»

Quant à la jeunesse, «son époque ne sera pas la nôtre. Nous, on est en plein dedans. La crise et l'apologie du fric, putain, on ne vit plus que pour le fric… Moi j'ai été éducateur au FC Sète. J'ai eu des séries d'enfants de 12, 13, 14 ans dont les parents, quand on avait des discussions en dehors du foot, se demandaient quelles études ils feraient. Aujourd'hui, lorsque je rencontre ces jeunes à Sète, je constate que tout le monde bosse. Après, bien sûr, on peut être viré d'une boîte. Si le premier pas pour rentrer dans une entreprise est plus tardif, au moins il se fait. Ce qui est dur, c'est quand, après dix années passées dans une boîte, on te dit “on ferme”. Le choc est là. Mais le premier pas, lui, se fait.»