La France qui gronde (4/4): la jeunesse montre les dents

© Calabri
Miroir d'eau Place de la Bourse à Bordeaux.

Pour La France qui gronde, Jean-Marie Godard et Antoine Dreyfus sont partis faire un tour de France. Leur but, dresser un portrait actuel du pays à travers ses habitants, leurs vies et leurs difficultés. Dans ce chapitre, ils s'arrêtent en Nouvelle-Aquitaine pour parler politique et société.

«Soit on est hyper-diplômé et on ne trouve pas de boulot parce qu'on est d'un niveau trop élevé et trop cher, soit on n'est pas diplômé et on n'en trouve pas non plus. Et quand on a juste ce qu'il faut, on n'est pas pris parce qu'on préfère quand même embaucher des débutants. Donc je suis perpétuellement dans la merde.»

Raphaël, 23 ans, doté d'un brevet de technicien supérieur (BTS) tourisme après des études littéraires, est un amoureux de Bordeaux et de son patrimoine. Une ville «de belles pierres» pour ce Girondin qui se dit «assez chauvin». «J'aime Bordeaux. J'ai visité d'autres villes où il y a aussi des coins sympas, avec des gens dans les rues et de jolis espaces verts. Mais, à Bordeaux, c'est dans toutes les rues et, du coup, toute cette beauté se trouve à portée de main, est pour nous, pour notre champ de vision périphérique. Du coup, on est habitué à cette beauté et on se dit qu'“on le vaut bien”»

Sa ville, il en aime le centre, avec ses rues vivantes, ses bars, son accessibilité à pied ou en transports en commun, son côté cosmopolite et sa jeunesse de près de 90'000 étudiants. Sans oublier qu'à une ou deux heures de voiture ou de train, se trouvent les lacs, les plages du pays Basque ou les montagnes d'Auvergne ou des Pyrénées.

«Notre histoire est d'avoir toujours résisté face à Paris, d'avoir toujours défendu nos terres et nos valeurs. On aime notre culture du Sud, notre gastronomie, notre langue. C'est comme les Bretons. Un Breton parlera de la même manière de sa Bretagne même s'il pleut et qu'il y a du vent», ajoute-t-il avec fougue. En revanche, ce qu'il n'apprécie pas à Bordeaux, lui qui possède une formation de guide touristique, c'est «l'outrance autour du vin. Bordeaux ne se résume pas au vin. On est avant tout une ville de pierres, avec un patrimoine magnifique, formidable par son architecture. Le vignoble, ce n'est que le nom. Nous réduire au vin, ça ressemble à un gros cliché».

Et ce qu'il aime encore moins, c'est la galère. Celle que lui, comme ses amis, endurent. «J'ai créé mon auto-entreprise de guide touristique… qui ne marche pas du tout et j'essaye de décrocher des boulots pour payer les factures. Plein d'étudiants sont dans la même merde. On fait partie de cette génération délaissée par le système, complètement abandonnée, que ce soit en termes d'avenir, de diplôme, de prise en charge, d'aides sociales.»

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Le pont Jacques-Chaban-Delmas ou pont Bacalan-Bastide à Bordeaux. © twin-loc.fr

En colère, Raphaël en veut «aux générations plus âgées, aux héritiers de 68 qui ont fait pire que leurs prédécesseurs, nous envoient en plein dans le mur et sont en train de niquer notre futur et la planète pour leur petit confort. Je peux te dire, ajoute-t-il entre rage et désespoir, que quand on fait des soirées, on n'est pas en mode alcool et clopes, mais plutôt en mode: “Putain tout ce qui va pas et tout ce qui pourrait aller mieux”… Nous appartenons à cette génération qui vit à travers les réseaux sociaux, qui fait des économies sur plein de choses, mais voyage, et qui parle plusieurs langues. J'aime ouvrir mes horizons en dehors des frontières de la France - que j'apprécie de moins en moins et qui pousse de plus en plus à chercher des opportunités ailleurs si elle ne nous en offre pas. Le boulot, c'est dur, reprend-il, intarissable. Car je cumule du saisonnier, des stages, des emplois précaires, McDo, les vendanges. Décrocher un CDI n'est pas évident. Et de prévenir: La jeunesse va montrer les dents.»

Il affirme qu'il faudrait «changer de logiciel» et «arrêter de considérer qu'il n'y a que la fac qui marche». Alors, pour la présidentielle, Raphaël dit qu'il ira vraisemblablement déposer un bulletin Mélenchon dans l'urne, «même si ses idées internationales me dérangent un peu. Et même si, précise-t-il, c'était une connerie de virer Juppé lors de la primaire de la droite, parce qu'il a fait de belles choses pour la ville, qu'il défend des idées écologiques et sociales. C'était le moins pire à droite».

Rachel, elle, demeure à Pessac, au sud-ouest de Bordeaux. Une commune réputée pour ses vins de Pessac-Léognan, mais Rachel ne parle pas de cela. Elle aussi trouve que l'agglomération bordelaise est «dynamique». Agée de 44 ans, elle vit là depuis plus de dix ans et, comme Raphaël, galère un peu. Avec du chômage, des propositions de travail au SMIC «mais avec les horaires d'un manager».

Alors, Rachel, qui travaille dans la communication et la conception de site internet, a décidé d'adopter le statut d'auto-entrepreneur pour proposer ses services de manière indépendante, tout en s'associant dans une coopérative regroupant des personnes du même secteur qu'elle. Le tout cumulé avec un poste de salariée à temps partiel, d'une journée et demie par semaine, pour gagner sa vie et payer les factures. «Ce n'est pas un choix. On s'adapte. J'ai fini par me mettre à mon compte et, en même temps, je me suis dit qu'il fallait travailler en équipe parce qu'on avance mieux ensemble. La coopérative? Nous ne voulions pas prendre un statut d'entreprise. Trop de tracasseries, trop cher, trop de charges.»

Rachel fait partie des gens qui tentent d'impulser des dynamiques, de participer à des démarches collectives pour améliorer la vie, localement, comme la création d'une AMAP (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne) qui permet de mettre directement en lien les producteurs et les consommateurs locaux, ou d'un espace de travail partagé (coworking).

Au regard de ses actions, de sa vie quotidienne, de ce qu'elle voit, elle reconnaît «suivre la campagne présidentielle de loin. Ça ne m'intéresse pas beaucoup, confie Rachel. Ils ont tous en vue leur carrière personnelle plus que l'intérêt du pays. Ils ont perdu toute crédibilité à mes yeux. Il y a le monde des banquiers et des politiciens, qui sont les heureux de l'époque, et les pauvres qui n'arrivent pas à s'en sortir même s'ils payent des impôts et bossent cinquante heures par semaine. Les politiques sont dans une bulle, ne connaissent pas nos réalités. A les entendre, si on ne bosse pas, c'est qu'on ne le veut pas. Moi, je me défonce pour gagner ma vie et pour faire travailler d'autres personnes autour de moi. J'ai l'impression d'appartenir à une génération de sacrifiés, tandis que les grands gagnants sont nos parents.»

Deux mouvements «un peu marginaux» trouvent grâce à ses yeux: le Parti pirate et les Zèbres de l'écrivain Alexandre Jardin. «Lui, j'aime la manière dont il s'est présenté à la présidentielle. Non pour lui mais pour les autres, voilà sa démarche.» Et ces deux formations la séduisent sans doute précisément par leur côté marginal; elle redoute d'ailleurs, si elles grandissent, de les voir «récupérées par le système, devenir comme les autres».

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Parc du Bourgailh à Pessac. © Oliwan

Rachel, blasée, juge que «ce sont l'Europe et les multinationales qui dirigent et font les lois. Donc, qu'un président soit rouge ou bleu ne change pas grand-chose.» Quand on lui parle d'avenir, elle assure qu'elle ignore où elle sera «dans six mois. Je sais que, quand on fait des plans, ils ne se réalisent jamais». Il y a une chose dont elle semble être sûre: «Si Marine passe, je pars de France.» Elle ira donc voter, mais sans conviction et parce qu'elle juge que la démarche est «extrêmement importante». Comme beaucoup, elle rêve «que le vote blanc soit reconnu et réellement comptabilisé. Redonner la parole aux gens, c'est repasser par le local. Moi, je fais partie de ceux qui essayent de changer les choses. Dans mon environnement, tout le monde fait un truc. Mais est-on les seuls à agir ainsi? C'est au gouvernement de nous aider, de trouver une colonne vertébrale à ces dynamiques.»

Ken, lui, a 38 ans. Il a grandi dans le quartier populaire du Grand-Parc, cité construite après la Seconde Guerre mondiale dans le cadre du programme de densification urbaine. Salarié chez un grand couturier, il occupe son temps libre depuis plusieurs années à photographier «les gens qu'on ne voit plus», c'est-à-dire les SDF - dont il affirme qu'ils sont 3'000 à 4'000 dans la capitale girondine «selon un recensement officieux» - et aussi beaucoup de «précaires, mal-logés». «Nous avons un très beau pays, mais nos élites n'arrivent pas à fédérer autour de l'essentiel, juste du superficiel, juge-t-il. Et de préciser: nos dirigeants, nous ne leur demandons pas de changer nos vies, mais de donner un élan pour fédérer autour de causes essentielles. Et le logement en est une.»

Lui aussi ira voter à la présidentielle, parce qu'il pense que «des personnes sont mortes pour ce droit et que, pas si loin de chez nous, d'autres meurent encore pour obtenir la chance de pouvoir voter». Pour autant, il se rendra dans l'isoloir sans conviction. «Mon cœur est à gauche, mais je n'ai pas le candidat qui me procure l'élan, qui me donne envie de m'engager, d'aller à des meetings.» Comme beaucoup de témoins rencontrés durant ce périple à travers la France, il estime «les politiciens déconnectés de la vie réelle». Et afin d'y remédier, il propose «que chaque homme ou femme politique fasse une sorte de travail d'intérêt général, directement sur le terrain, chaque année, sur une période, pour aider les gens et vivre à leurs côtés».

Une idée qu'il souhaite voir étendue à l'ensemble de la population «afin que, chaque mois, chacun d'entre nous ait deux heures de temps obligatoire à consacrer aux plus démunis. Une sorte de service civique obligatoire pour tout citoyen. Cela permettrait de rencontrer son voisin à une époque où personne ne communique plus. Les sans-abri demandent qu'on s'intéresse à eux; qu'on dialogue avec eux serait très important.»

Il aimerait en outre que les candidats aux élections s'intéressent à la culture, cet art de vivre, d'être et de penser souvent laissé à l'abandon, réservé à une élite. «Mes potes de la rue, un sur deux possède un livre dans son sac. Ils aiment lire. C'est dommage qu'on n'ait pas un candidat porteur de cette vision-là.»