Téhéran, la capitale (1/4)

© Dara Zarbaf
Avec plus de 400 mètres, la tour Milad, qui fait partie du centre des congrès et du commerce international de Téhéran, est la plus haute d'Iran. En arrière-plan, le mont Damavand, un volcan endormi de la chaîne montagneuse d'Elbourz culminant à 5'610 mètres, domine la capitale. 

Je rêvais d'Iran depuis longtemps. Au travers de mes déambulations urbaines, j'ai découvert parmi l'agitation frénétique, le béton et le trafic, une ville poétique à la culture foisonnante.

Téhéran n’est souvent qu’une ville d’arrivée et de départ. Les fantasmes d’un art de vivre persan s’évanouissent devant l’entrelacs d’autoroutes qui sillonnent la capitale, son trafic bouchonné jusque tard dans la nuit, des piétons disparus sous la domination automobile. Capitale sans âme occupée par le va-et-vient incessant des voitures dans un ballet en surplace. Mes premières impatiences dans ce fourmillement fébrile. Mes premières perplexités aussi devant ce spectacle désordonné. Au XXe siècle sous le règne de Mohammad Reza Shah Pahlavi, la ville a vécu un chambardement urbanistique qui l’a quadrillée et modernisée à l’occidentale. «On a démoli pour faire moderne plusieurs coins charmants du Bazar, tracé au cordeau des avenues sans mystère, abattu les anciennes portes», comme l’a vu Nicolas Bouvier en 1954. Mais un certain habillage urbain extérieur ne suffit pas à transformer l’esprit d’un pays. Modernité contre tradition, ouverture contre nationalisme, religion contre laïcité, rigueur chiite contre individualisme occidentalisé s’expriment ici le plus manifestement. Des contradictions complexes qui animent tout le pays et que le regard occidental se plaît à dénoncer. Le développement de la voiture est spectaculaire. Le parc automobile iranien, concentré pour moitié dans la capitale, l’enfume et la congestionne. Si loin de cette ville que parcourait la Fiat topolino de Nicolas Bouvier il y a plus d’un demi-siècle! Un code de la route qui semble inexistant autorise le passage des véhicules par force ou par ruse dans des rues occupées pare-chocs contre pare-chocs. Aucun droit pour le piéton qui se glisse à haut risque entre les véhicules. Etrange contre-courant dans ce pays d’ordre et de politesse. La circulation jouerait-elle un rôle d’échappatoire à la règle dans une société très contrôlée? Dans le bazar et ses alentours, une même densité de trafic mais celui de la foule piétonnière à pas d’homme.

Quant à l’hôtel situé au nord de la capitale, il appartient à un Iran mondialisé. Dans cette gigantesque boîte à conférenciers et hommes d’affaires au décor américanisé passe-partout, je me sens comme dans n’importe quel pays. Seul le petit-déjeuner aux saveurs très orientales ainsi que le coran déposé dans ma table de nuit me réorientent. A ses portes des taxis en attente assurent nos déplacements. Parcours de patience dans les files «encolonnées» où nous restons protégés de la pollution et de la chaleur ambiantes. Quelque soixante minutes pour chaque mouvement, de quoi douter de ce modèle de mobilité! Paradoxe et ironie de la terminologie même d’«automobile» créée il y a plus d’un siècle et piégée dans l’immobilisme des bouchons! Ces blocages laissent du temps à la réflexion. Je me souviens de l’automobile, emblème du capitalisme triomphant que les Américains vantaient et vendaient comme symbole de la liberté des individus filant sur les grandes routes pour défier les contraintes de vie des citoyens soviétiques. En Iran continue l’ambiguïté de l’américanisation depuis le coup d’Etat orchestré par la CIA en 1953 contre Mossadegh et les réactions iraniennes liées à la prise d’otages à l’ambassade des Etats-Unis en 1979. Les grandes déclarations polémiques de «Grand Satan» contre «Axe du Mal» s’échangent entre gouvernants, mais l’Iranien moyen se laisse séduire par des objets de consommation de standard américain sans arrière-pensée idéologique. Rhétorique religieuse mais comportements matérialistes. Le modèle de mobilité iranien s’explique par des transports publics lacunaires, une essence largement subventionnée et une classe moyenne urbaine souvent dotée de deux voitures par ménage. Il en résulte chaque hiver des pics de pollution entraînant la fermeture des écoles. Une situation non durable dans un XXIe siècle secoué par le changement climatique. Comme pour toute nouvelle exploration urbaine, le bus m’attire où je côtoierais des citoyens anonymes dans leur quotidien. Mais j’y renonce dans l’impossibilité de lire un itinéraire en farsi. Je n’identifie que la règle d’occupation: les femmes à l’arrière et les hommes à l’avant. Dans cette agitation frénétique qui parcourt Téhéran, dans ces surfaces continues de béton et de briques qui recouvrent la ville, comment découvrir des jardins, ces féeries iraniennes?

Pour ce premier après-midi iranien, un taxi nous y emmène. Un parcours interminable et tortueux dans des petites rues. Ils existent ces lieux de verdure, entrevus ici ou là, enchâssés comme un coffret ou un cercueil entre des immeubles de six à huit étages. Une douceur de vivre volée au béton. Nous marchons dans des allées ombrées. Peut-être les racines des arbres veinent-elles les sous-sols des gratte-ciels environnants. Des enfants courent ou roulent en trottinette. Des sculptures modernes ponctuent l’espace et une maison de maître officie comme restaurant. Toutes les caractéristiques d’un mini-parc urbain de «chez nous». Moment de détente dans une douce tiédeur de septembre avec notre premier thé iranien, sésame d’hospitalité dans tout l’Orient mais aussi centre de toutes les rencontres en Iran pour murmurer des mots d’amour, nourrir l’amitié, marchander quelque affaire. Quel contraste entre cette douceur de vivre de nos premiers contacts, et les sombres tableaux de terreur diffusés dans les médias européens et répercutés en rumeurs! Cette manie de l’Occident de diaboliser à tout va, l’Iran, les musulmans, la Russie et d’autres, s’indigne Gérard. Par une information répétitive, Israël et les Etats-Unis impriment une opinion dominante simpliste et dévastatrice et les stratégies géopolitiques occidentales n’en finissent pas de remuer idéologies et contre-mouvements. Notre quart d’heure d’indignation terminé, nous nous laissons envahir par une douceur de vivre dépaysante. L’élégance d’un jardin, je la trouve en arrivant au Musée du Cinéma. Une belle perspective se déroule tout en symétrie entre parterres de verdure, jeux d’eau au long d’un canal, ombrages protecteurs, qui aboutit sur l’élégance d’un palais, résidence d’été du XIXsiècle le Bagh-e Ferdows et son jardin du paradis. Paradoxe d’un tel musée en Iran où la révolution a rejeté le cinéma comme occidentalisation perverse et corruptrice des mœurs puis l’a récupéré comme instrument éducatif pour islamiser la société! Le cinématographe y a une histoire qui remonte presque à la création française des Frères Lumière. En visite à l’Exposition universelle de 1900 à Paris, le roi d’Iran Mozaffaredin Shah s’y intéresse: «Nous avons tous deux regardé l’appareil. C’est une chose très originale. Il figure les lieux de manière tellement naturelle qu’il nous subjugue. Nous avons vu le plus grand nombre de perspectives et de bâtiments et la manière dont la pluie tombait, la Seine etc. à Paris. Et nous avons ordonné à Akkâsbachi d’acheter tous ces appareils.» 18 août 1900, date historique du cinéma iranien. En 1905 s’ouvre la première salle à Téhéran suivie d’autres, lieux d’abord réservés aux hommes mais mixtes après la Seconde Guerre mondiale. S’y projettent essentiellement des films américains, européens quelquefois, pour une élite avide d’Occident et de ses modèles. Mais dès les années 30 se réalisent des long-métrages de fiction. A partir de la fin des années 60 un changement de génération parmi les réalisateurs, la Nouvelle Vague iranienne, manifeste un engagement social et politique sur un ton poétique et humaniste. Désormais une production cinématographique aux dimensions internationales reconnue dans des festivals.

Gardiol Gardiol
Le jardin Ferdows est un complexe historique situé dans le nord de Téhéran dont la construction remonte au règne de la dynastie Qadjar (1789-1925) et comprend un manoir qui abrite le Musée du cinéma d'Iran depuis 2009.  © Kamyar Adl

Ma découverte du cinéma iranien eut lieu dans la salle Utopia du quartier latin à Paris dans les années 80. Surprise de ces films en provenance d’un pays presque «interdit». Où est la maison de mon ami me plonge en terre inconnue avec un cahier d’écolier. Eblouissement et bonheur. Des paysages envoûtants. En compagnie d’un petit garçon je suis un sentier qui serpente en zigzag sur une colline piquée de pierres et de quelques herbes. Un arbre unique coiffe ce lieu presque désertique. Comme une calligraphie dans le paysage que Kiarostami retrace film après film avec le même sens du rythme et de l’harmonie. Avec parfois la délicatesse d’une miniature persane. Je me souviens d’une conférence à Genève dans une aula de cinéastes, où il parlait de son parcours de photographe à la poursuite de signes paysagers, en présentant ses dernières expérimentations. Capter le mouvement perpétuel des vagues, flux et reflux brisés sur des rochers, sans finitude. Privilège d’une soirée vivante. «La géométrie et l’art de la proportion existent déjà dans la nature (...) Il faut seulement les découvrir et en connaître le sens ou, au moins, l’interpréter», précise-t-il. Une bonne introduction à ses films. Kiarostami engage un dialogue poétique avec le paysage qu’il prolonge en cheminement philosophique. Le vent nous emportera s’ouvre aussi sur une route qui zèbre des terres dénudées. «La route est existence, la route est l’essence de l’homme» précise Kiarostami, un symbole de quête pour sa destinée ou pour un morceau de pain. L’arbre unique dans le paysage révèle une force de vie contre la mort des pierres, un ancrage dans un lieu. Cet arbre solitaire renvoie aussi à la solitude de l’homme. Les villages y semblent oubliés dans un temps immobile. Comme ce village kurde où arrivent trois étrangers. Se succèdent les énigmes sur le but de leur venue, leur présence prolongée sans explication, les réactions villageoises aux idées citadines. Seule évidence, la mort. Sous-jacente dans ce lieu hors du monde, sous-entendue par les propos de l’ingénieur, mais toujours invisible. Pour le cinéaste ce fut une longue quête de deux ans à parcourir la campagne iranienne pour trouver ce village, et pour moi une vraie plongée ethnologique. S’y ajoute une poésie omniprésente qui affleure dans les paysages et dans les paroles des poètes: Omar Khayyam aux poèmes gravés dans la mémoire collective, le grand HâfezForough Farrokhzad poétesse du XXsiècle, et tant d’autres.

De nombreux cinéastes iraniens continuent dans cette lignée de quête du sens. J’ai vu des films de Mohsen Makhmalbaf et de sa fille Samira, de Jafar Panahi, et de nombres de cinéastes contemporains qui doivent «s’arranger» avec la censure par des stratagèmes d’évitement, détournement, contournement jusqu’à la fuite à l’étranger. Une façon de lire de l’intérieur une réalité vivante, engagée, contrastée. Mais dans ce musée à Téhéran, rien de mes attentes magiques. On y parle raisonnablement d’image. S’alignent cinématographes, affiches de films, photos d’acteurs dans les salles somptueuses de ce palais. Survol de plus d’un siècle à travers archives, clichés, scénarios, costumes, trophées internationaux. Un trop-plein d’objets et d’illustrations où s’embrouillent les sens et se perd la mémoire des choses vues. La haute qualité du cinéma iranien mérite mieux que cette muséographie vieillotte, en particulier avec le développement actuel des techniques d’animation. Mais l’existence même de ce musée célèbre le cinéma! Heureuse reconnaissance d’un nouvel art parmi la richesse artistique de ce pays.

Dans mes bagages un passager discret et invisible, Le guide culturel de l’Iran de Patrick Ringgenberg, qui fouille en profondeur la Perse et tous les secrets de son immense civilisation. Il pointe le Golestan comme le plus prestigieux ensemble de palais safavides restaurés et remaniés jusqu’à l’époque Qadjar, dans un vaste espace de jardins et bassins. Je me concentre sur ma petite obsession de spécialiste, le musée d’ethnographie dans le Palais Blanc. L’occasion de comprendre un peu le peuplement diversifié de la Perse et de voir en vitrines les témoins de la diversité ethnique. A côté de l’ethnie iranienne majoritaire, d’origine indo-européenne, aux quatre coins du pays à l’ouest des Lors et des Arabes, au nord-ouest des Azéris, au nord-est des Kurdes et des Turkmènes, au sud-est des Baloutches. Hérodote soulignait déjà cette caractéristique multiculturelle: «Les Perses sont le peuple le plus ouvert aux coutumes étrangères.» Encore cent une tribus nomades recensées aujourd’hui vivent d’élevage, – moutons, chèvres, chevaux, chameaux –, et de la vente de tapis de laine. J’en ai entrevu seulement dans des films de Kiarostami, Panahi ou de documentaristes: femmes kurdes sans voile, montagnards kurdes que les citadins téhéranais ne comprennent pas et réciproquement, fiers chefs de clan. Je découvre le style muséal iranien comme sorti des anciens musées poussiéreux d’Europe, scènes reconstituées tableau par tableau révélant ici une tente turkmène et son style de vie, là une cérémonie du thé, les festivités d’un mariage, des instruments de musique, un vieux conteur barbu, des outils agricoles et artisanaux. Une série de petits personnages aussi reproduisant la mosaïque culturelle du pays. J’espère que dans son développement touristique l’Iran n’a pas encore folklorisé ses peuplades comme dans les tristes reconstitutions que j’ai observées en Amazonie ou en Afrique, qui tiennent plus du répertoire de cirque que du vécu authentique. Une réalité multiethnique du pays. Au XIIIsiècle Saadi parlait déjà d’unité humaine qui fonde l’appartenance: «Les hommes sont les membres d’un même corps, ils furent créés à partir de la même essence.»

Le sous-sol de l’édifice voisin, le Palais Bâdgir, expose une série de photographies anciennes datant du milieu du XIXe siècle. Un vrai complément aux reconstitutions scéniques que je viens de contempler. Des clichés souvent jaunis, quelques sépias en variations de bruns. Ils me touchent plus que les tableaux de théâtre du musée précédent pour leur part de vérité d’un moment historique. Instantanés d’un vécu qui n’existe plus mais fidèlement figé et enregistré pour les mémoires futures. Comme les cercles colorés sur la coupe d’un tronc d’arbre témoignent année par année des variations climatiques des temps passés. Ces clichés me plongent dans un monde imaginé par mes lectures, dans des faits quotidiens que la modernisation a métamorphosés. J’y trouve des lignes de changement et d’évolution que d’aucuns nomment progrès ou régressions humaines, des clés d’explication sur les soi-disant malaises ou avantages de civilisation. Ils me projettent aussi vers de vieux albums de famille où je fouille des fragments d’histoires qui fondent mon identité. Défilent des épisodes perses. Mais les photographes ont pris la peine de mettre en scène leurs propos. Un campement nomade, au centre un couple avec son métier à tisser, un âne d’un côté, des anciens de l’autre côté et des tentes dans le fond. Un orchestre de sept musiciens aux hautes coiffes assis sagement alignés, leurs babouches en ligne au premier plan, mais orchestre muet qui ne vibre pas de musique. Les instrumentistes restent figés comme leurs instruments, des luths aux noms de tanbûr, târ et setâr, et deux santur à cordes frappées, tous exposés au musée ethnographique. Plus loin une scène de rue au masculin concentre un diseur de cartes, un groupe en discussion animée et d’autres hommes pratiquant un jeu non identifiable. Encore une autre scène avec des acteurs costumés pour un spectacle religieux ta’zieh. Une immense collection de plus de quarante mille photos qui documentent la vie iranienne de la dynastie qâdjâr jusqu’à nos jours. Y compris des clichés de son pays pris par Nassereddine Shah, premier monarque perse à visiter l’Europe. La philosophie de la photographie a considérablement changé ses approches depuis la première caméra offerte par l’empereur de Russie en 1842: aujourd’hui un impératif de spontanéité souvent illusoire domine et l’individu-roi contemporain se magnifie dans des selfies.

Si Téhéran légitime sa vocation de capitale par des musées qui restituent la grandeur de la Perse, elle ouvre aussi ses portes à des thématiques plus secrètes. A l’exemple du Musée de la paix ou Mouzeh-ye Solh-e Tehrân. Courageux. Un petit pavillon mentionné sur une seule source touristique, difficile à dénicher dans les nombreuses allées du Parc Shahr, inconnu des promeneurs. Le Musée de la paix ne parle que de la guerre! Les guerres antiques de la Perse, les deux conflits mondiaux du XXe siècle, la dernière campagne d’Irak dénommée «Qādisiyyah de Saddam», soit «guerre imposée» ou «défense sacrée» en Iran. La première salle consacre en statues de cire les plus grands héros belliqueux: Caïn, Zahhak, Hitler, Saddam. Evocation des faiseurs de mort, du «premier assassin» ou symbole du mal, au président irakien, en passant par un personnage despotique de la Perse antique et un criminel germanique. La salle consacrée aux armes chimiques évoque principalement la guerre Iran-Irak, où ce dernier pays menait bataille avec le soutien des deux superpuissances américaine et soviétique ainsi que de pays occidentaux et arabes. Des luttes sur litiges frontaliers, ombre révolutionnaire iranienne, dominance régionale politique et religieuse. La muséographie rappelle la souffrance des victimes, marque la mémoire du peuple iranien, héroïse ses martyrs que je vois aussi en photos aux carrefours des principales villes iraniennes. Réalisé par une association d’aide aux victimes des armes chimiques, ce jeune musée ouvert en 2007 vit en cohérence avec ses guides, tous survivants de la guerre devenus acteurs de paix. J’y questionne une jeune femme sur l’origine des gaz chimiques en Irak. Les Irakiens les confectionnaient à partir de produits phytosanitaires destinés à l’agriculture et de munitions livrés par un certain nombre de pays majoritairement occidentaux, m’explique-t-elle. Encore aujourd’hui dans le monde, des dizaines de milliers de victimes souffrent des séquelles des attaques chimiques. Lourds traitements médicaux contre cancers, maladies chroniques pulmonaires et oculaires, traumatismes mentaux au Japon, au Viêtnam, en Iran. Maladies et mutations marquent les gènes des générations futures. Entre vision d’apocalypse et pressentiment de délire humain.

Des écrans en vision continue projettent une imagerie d’horreur: reportages de guerres, statistiques de morts civiles et militaires, massacres de populations en Bosnie, au Rwanda, au Darfour. Une histoire ininterrompue. Ce parcours muséal me met mal à l’aise, me blesse dans mes convictions pacifistes. Les guerres continuent sur terre. Pas à la sortie du musée, mais dans des zones ravagées par des luttes ethniques ou l’oppression de pouvoirs. Alimentées aussi par une industrie d’armement meurtrière. A quand la fin du sabre et de la violence? Les bustes de deux figures pacifistes, Henri Dunant et Gandhi, apportent un éclat de lumière en fin de visite. La paix, une idée qui se voudrait positive. Spinoza le disait déjà au XVIIe siècle: «La paix n’est pas l’absence de guerre, c’est une vertu, un état d’esprit, une volonté de bienveillance, de confiance, de justice.» J’aimerais y croire. Des symboles le disent à travers le monde. La colombe de retour vers Noé avec un rameau d’olivier dans son bec raconte la fin du Déluge. Dans une Europe tourmentée qui renaît de la guerre, Picasso l’a immortalisée en 1949. A Hiroshima j’ai reçu en pliage papier une grue, message de paix porté par Sadako jeune victime de la bombe décédée en 1955 s’inspirant de la légende des mille grues. Et les images d’Amérindiens fumant le calumet ont peuplé mes lectures d’enfance, ce long pétunoir sacré destiné à communiquer avec le Grand Esprit et fumé dans les négociations de paix. 

J’ai vu la guerre en noir blanc, en couleurs, dans des jeux de miroirs kaléidoscopiques. Une exposition factuelle sans emballage moralisateur ni victimisation, un témoignage accablant. Mais aussi en creux, c’est le vécu d’un pays meurtri par cette guerre encore si vivace dans la mémoire du pays tout entier, dans les histoires de chaque famille. On perçoit une sensibilité à fleur de peau sur des soupçons de terrorisme, répétés en boucle par une certaine «communauté internationale». Un consensus mou alimenté et amplifié en menteries et rumeurs. Or le terrorisme se pare de toutes les couleurs, politiques, religieuses, idéologiques. Une forme de résistance agressive et violente qui tue pour survivre dans des rapports de force asymétriques. Le cliché d’«un terroriste pour l’un est un combattant de la liberté pour l’autre» souligne l’ambiguïté des perceptions. Une résistance considérée comme légitime ou illégitime selon les camps. Cette proclamation si souvent entendue en guise de bienvenue, «nous ne sommes pas des terroristes», illustre autant les intentions pacifistes d’une grande partie du peuple iranien que les blessures d’une condamnation internationale.

En cette fin d’après-midi dans le Parc Shahr sur un banc à l’ombre nous discutons de la guerre d’aujourd’hui.
– C’est de notoriété que la dernière guerre d’Irak a eu des répercussions catastrophiques, lance Gérard. Bâtie sur des dénonciations mensongères pour masquer des stratégies financières et pétrolières.
– Syrie, Daech, Yémen, des machines guerrières qui s’emballent, je lance à mon tour. La discussion se prolonge.
– Le ministre américain de la Défense avait promis que l’invasion de l’Irak se financerait d’elle-même par les revenus du pétrole, une guerre de cinq jours, cinq semaines, au pire cinq mois, résume Gérard l’économiste-géographe.
– Des batailles barbares, j’enchaîne, une guerre qui a coûté la vie à près de cinq mille soldats américains et cinq cents mille Irakiens, entraîné deux millions de réfugiés sur les routes, et dont le coût se monterait à trois mille milliards de dollars, soit vingt-cinq mille dollars par ménage d’après Joseph Stiglitz et Linda Bilmes qui se demandent: «Saurons-nous tirer des leçons de cette coûteuse erreur?» Un vrai bilan impossible à évaluer en douleurs physiques et mentales, en manques pour les budgets en santé, éducation, aide contre la pauvreté. «La guerre est bonne pour l’économie», un mythe définitivement démenti! Des desseins occidentaux machiavéliques? Aujourd’hui dans toute la région conflits et provocations s’enchaînent, Arabie saoudite et coalition internationale, Israël, Iran, Turquie, des jeux stratégiques complexes qui me déroutent. Un débat malheureusement sans fin.

Sur ma première vision devant le chaos du trafic, l’incompréhension de la grammaire urbaine, l’inconfort des piétons, point de jugement définitif. Le Pole-Tabiat ou pont Nature m’apporte une profonde respiration. Une structure métallique audacieuse qui survole l’autoroute Modares descendant du nord de la ville vers le centre. Œuvre de toutes les audaces si l’on pense technique: plus de 14’000 pièces d’acier pour un poids de 2’000 tonnes sur une longueur de 270 mètres à plus de 40 mètres de hauteur! Œuvre de tous les symboles aussi. Ce pont qui relie deux espaces de nature, le Parc Taleghani à l’est et le Parc Ab-o-Atash de l’Eau et du Feu à l’ouest, est une monture métallique arc-boutée sur trois colonnes en forme d’arbres aux branchages d’acier. Un passage destiné à la marche entre ciel et terre dans une ville dominée par les véhicules. «Habituellement les ponts sont conçus en ligne droite (...) ce qui ne dit qu’une chose: avancer», commente l’architecte dans une interview. Elle explique aussi la perspective en courbe et le cheminement sur trois plateformes pour inviter à rester et flâner. La première destinée aux cafés, la deuxième promise aux cyclistes, patineurs à roulettes et cavaliers, la troisième dédiée à la promenade et à la contemplation. Un moment volé dans le fourmillement bruyant continu de la capitale. Comme si la bande-son du film de la journée s’était tue. Pas lents, rires et sourires, jeux d’enfants, clins d’œil amoureux. Les familles retrouvent une quiétude de fin d’après-midi dans un décor surprenant suspendu dans l’espace. Ce pont, squelette d’acier futuriste audacieux qui brave le paysage, a été imaginé par une femme, jeune architecte de 26 ans à peine sortie de ses cahiers d’étude et lauréate d’un concours! Un défi à la hauteur des potentialités de la société iranienne secouée entre courants progressistes et conservateurs.

Gardiol Gardiol
Le pont piéton Tabiat d'une longueur de 270 mètres a été imaginé par deux architectes iraniennes et récompensé par plusieurs prix. © Diba Tensile Architecture

J’ai même vu Téhéran lumineuse! Un coup d’œil circulaire de la tour Milad ou Borj-e Milad à plus de 400 mètres de hauteur. La ville couleur de sable s’agrippe à la montagne au nord et s’éloigne à l’infini vers la plaine au sud. Une montagne puissante, rose au couchant. Une atmosphère diaphane efface l’agressivité urbaine. Des gratte-ciels hérissent le paysage au nord contre les flancs montagneux, ville haute aisée et internationale. Cités pavillonnaires et immeubles locatifs peuplent le sud. J’ai entendu parler des migrants qui s’y agglutinent mais je n’ai pas eu l’occasion de côtoyer des bidonvilles. A la sortie un panneau gigantesque traversant l’autoroute affiche la photographie de Ali Khamenei, Guide suprême de la Révolution, qui s’exprime en farsi et en anglais ainsi traduit: «Nous déclarons que la République islamique d’Iran soutient tous les musulmans tolérants dans le monde entier.» Une seconde maxime souligne que «l’intelligence et le courage du peuple d’Iran jouent un rôle important dans la civilisation globale.» Des manières d’affirmer la participation du pays à une conscience internationale.

Pour continuer notre voyage, une dernière initiation dans cette capitale de neuf millions d’habitants: acheter un billet de bus pour le voyage du lendemain. Manipulation de simple service dans notre esprit d’Occidental. Pourtant ni la conciergerie ni l’agence de voyage de l’hôtel international qui nous héberge ne sont en mesure de nous vendre un billet! Reste une opération commando à conduire nous-mêmes. Renseignements pris, un taxi nous emmène en cinquante minutes et nous laisse en bordure d’autoroute avec une vague indication de passerelles à suivre à pied. Nous comprendrons au retour que ce taxi de la zone nord n’avait pas accès à la station centrale des bus. Une gare gigantesque aux entrées multiples et aux nombreuses enseignes en farsi pour des agences accolées les unes aux autres. Une gare internationale aussi car les seules indications en anglais affichent Syrie, Géorgie, Istanbul, Azerbaïdjan. Perplexité devant ce monde indéchiffrable où des agents achalandent les futurs voyageurs par haut-parleurs, comme une «criée aux poissons». Nous nous sentons très désorientés. Des passagers bienveillants nous orientent vers un comptoir. Gérard s’engage dans de longs palabres à travers son petit dictionnaire farsi. Avant le voyage j’avais pressenti que cette culture aux rôles sexués strictement définis privilégierait un interlocuteur masculin pour toute tractation. Donc je lui laisse parole et initiative. Patient et sans précipitation il tente de conclure l’affaire, qui s’interrompt soudainement: panne informatique, réservations effacées! Attente sur un banc, les minutes passent, une bonne trentaine. Les ordinateurs respirent à nouveau pour deux précieux billets. Reste l’espoir de repérer le bon véhicule le lendemain.