Persépolis, entre ruines et magnificence (2/4)

© Diego Delso
Taureau ornant le portique nord de la salle des 100 colonnes à Persépolis, capitale de l'ancien empire achéménide fondé par le roi Darius I, Iran.

Joyau de l'empire perse achéménide inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1979, Persépolis est aujourd'hui une étendue de ruines où le réel se mêle à un imaginaire mythique.

Persépolis, un plongeon dans la grande Histoire! Avec tout l’imaginaire fantastique des épopées grandioses et des héros surhumains. C’était la capitale d’un empire gigantesque créé par Cyrus qui s’étendait du Danube à l’Indus regroupant vingt-trois provinces. Une ambition universelle du «Roi des rois» il y a plus de deux millénaires sur un monde géographique traversé de routes, canaux, ponts, relais postaux et caravansérails. Avec une nouvelle cité royale célébrant la grandeur impériale, commencée par Darius le Grand et poursuivie pendant cent cinquante ans. Monumentale. Mais c’est l’histoire contemporaine que je vis ce vendredi matin de septembre! En ce jour férié nous quittons Chiraz et ses routes encombrées de voitures. Pour les habitants de ce pays producteur d’or noir, l’essence est presque un cadeau. Dans les derniers ombrages s’installent déjà les tapis des pique-niques familiaux. Aux limites de la ville le paysage s’ensauvage et le désert de pierres piqueté de touffes d’herbe rase l’horizon, borné de montagnes dénudées. Le site de Persépolis, éblouissant de lumière dans un petit cirque montagneux, brûle à plus de 40 degrés. Le double escalier monumental flanqué de deux silhouettes de taureaux ailés masque encore la cité antique. J’attendais la grandeur des pierres. Les pierres sont présentes, mais à terre! Un champ de ruines rythmées ici et là de quelques colonnes et de portiques estropiés. Des bases de colonnes rondes comme de gros champignons dessinent la surface d’un palais. En déambulant dans ce théâtre de ruines je rencontre des personnages impassibles et immuables, griffons au bec crochu, taureaux ailés et autres géants volants, qui me défient de leur haute stature. Dans l’immensité du site les visiteurs dispersés progressent à grandeur de fourmi. Le soleil brûle implacable, l’ombre fuit, le sable glisse sans bruit. 

Des historiens grecs aux archéologues du XIXsiècle, Persépolis s’est endormie sous le sable. Xénophon, Hérodote, Strabon, Plutarque ont raconté l’épopée perse, la puissance de l’empire, le faste de la cour, les conquêtes pacifiques ou guerrières, la concurrence des voisins grecs. Jusqu’à la victoire d’Alexandre le Grand le Macédonien. Une victoire violente par l’incendie de Parsa la perse. Une dévastation totale, encore ruinée par deux millénaires de vents, de pluies et de tremblements de terre. Etudes et légendes ont commenté cet acte définitif. Vengeance contre la mutilation de quatre mille prisonniers grecs, ou contre la domination perse ? Les derniers historiens ont tranché: pas de lancement de torches rageur mais un acte politique réfléchi. Plutarque rapporte qu’avant le feu destructeur, dix mille mulets et cinq mille chameaux ont emporté plus de cent mille trésors! Une opération de pillage organisé. Brûler les lieux sacrés de l’empire, c’était détruire la dynastie achéménide et imposer l’ordre grec du monde. Une loi de la guerre trop universelle. Pourtant le cylindre d’argile identifié par cette formule: «Je suis Cyrus, roi du monde, grand roi, puissant roi, roi de Babylone, roi de Sumer et d’Akkad, roi des quatre quarts du monde », découvert dans les ruines de Babylone, ainsi que les écrits des historiens confirment que les rois perses pratiquaient une gouvernance de tolérance, respectant rites religieux, diversité culturelle et modes de vie des peuples. Pas la force des armes pour régler l’empire mais des systèmes unifiés d’écriture cunéiforme, de mesure et de monnaie, et un vaste réseau de communication routière et d’irrigation. Dans les quelques inscriptions retrouvées sur sa tombe, Darius homme de sagesse précise: «Je n’ai pas été menteur ou méchant, j’ai agi conformément à la justice.» Une leçon d’histoire au-delà des champs de bataille. Quelques voix ont émis l’idée que le cylindre de Cyrus, au VIsiècle avant notre ère, serait la première «Charte des droits de l’homme». Liberté de culte, abolition de l’esclavage, égalité raciale, un vocabulaire très occidental du XXsiècle qu’on trouve déjà acté sur ce cylindre. En outre dans sa conception de l’empire, – améliorer la vie des habitants, restaurer les temples, libérer les esclaves, – Cyrus témoignait de valeurs humanistes ignorées par les Européens dans leurs colonisations impérialistes des XIXet XXsiècles. Dans cette Charte émise après la prise de Babylone, il précise: «Je ne permis à personne d’effrayer les peuples de Sumer et d’Akkad. J’ai recherché le bien-être de la cité de Babylone et de tous ses centres sacrés (...) Je retournai les images des dieux à leur place et je les laissai résider en leurs demeures éternelles. Je rassemblai tous leurs habitants et leur redonnai leurs résidences (...) J’établis toutes les terres en de pacifiques demeures.» Sur le continent africain, au XIIIsiècle, un autre texte de l’empire malien, transmis en tradition orale par la «Confrérie des chasseurs», condamne l’esclavage et garantit la liberté dans la dignité. Un ami historien me l’avait révélé à la fin des années 90. Deux textes fondateurs de l’histoire des hommes créés en Asie et en Afrique il y a des siècles! Ironie de la civilisation, la planète a attendu 1948 pour se doter d’une Déclaration universelle des droits de l’homme issue des traumatismes de la Seconde Guerre mondiale et de l’oppression coloniale. Lente culpabilité. Quant à la déclaration de Cyrus, elle fut consacrée universelle en 1971 par sa traduction dans les six langues des Nations Unies.

Dans l’un des livres de son grand œuvre Géographie paru au tournant du premier millénaire, Strabon raconte la découverte du tombeau de Cyrus à Pasargades par Aristobule, compagnon d’Alexandre. Une tour peu haute cachée dans des ombrages et une chambre sépulcrale où Aristobule dépose une offrande: «Il y vit un lit en or, une table chargée de coupes, un cercueil également en or, enfin une quantité de belles étoffes et de bijoux précieux enrichis de brillants.» Des témoignages de grandeur royale et d’imposante richesse. Des «mages, qui recevaient un mouton chaque jour pour leur nourriture, plus un cheval tous les mois» gardaient ce lieu et y faisaient des sacrifices périodiques en l’honneur du fondateur. Sur le tombeau une inscription: «Passant, je suis Cyrus; j’ai donné aux Perses l’empire du monde; j’ai régné sur l’Asie: ne m’envie donc point cette tombe.»

Pendant des siècles les sources écrites sur l’Empire perse proviennent d’auteurs grecs ennemis des Perses, les décrivant en stéréotypes méprisants à l’envers de leur propre modèle de sagesse, démocratie et liberté. Un paradoxe. Il en résulte des interprétations biaisées et déformées idéologiquement, souligne l’historien Pierre Briant. Des images dépeignent faiblesse et lâcheté, comme un discours d’Isocarte au IVe siècle av. J.-C.: «La richesse leur avachit le corps, la monarchie leur rend l’âme misérable et craintive.» D’autres condamnent décadence et luxe effréné des vêtements et de la table dans des palais gorgés d’or, au milieu d’une cour dédiée aux complots des courtisans et aux rivalités des femmes. Une vision fantasmatique d’un Orient envié et détesté à la fois, qui s’est prolongée aux XVIIIe-XIXe siècles dans «l’orientalisme en tant que rêverie (...) cette construction imaginale, un ensemble d’interprétations dans lequel chacun puise à l’envi», écrit Mathias Enard dans Boussole. Or les découvertes de vestiges archéologiques, tablettes et inscriptions sur les monuments, archives et lettres sur parchemins précisent la réalité historique et revisitent les interprétations partisanes. S’impose l’évidence d’un empire très structuré, de gouvernements provinciaux efficaces, de gouvernants éclairés, d’infrastructures performantes, d’une administration impériale en matière d’armée et de finances, comme l’évoque la collecte de l’impôt régularisée par Darius. «C’est en argent que se perçoivent les tributs des provinces maritimes, mais, dans l’intérieur, l’impôt se paie en nature avec les produits mêmes de chaque province, substances tinctoriales, drogues, crins, laine, etc., etc., voire en têtes de bétail», rapporte Strabon. En Inde, il se collecte en «poussière d’or». De quoi financer les dépenses royales, les serviteurs et les officiels, les travaux publics, l’armée, la construction de palais, routes et canaux, d’après les inventaires et comptabilités précises établis sur des tablettes en élamite trouvées à Suze et Persépolis. Une pratique qui signe la puissance de l’empire et sa gestion publique. En outre des recherches récentes par images satellites révèlent par exemple un canal de quinze kilomètres conduisant l’eau de la montagne de Seyedan jusqu’à la terrasse de Persépolis pour irriguer jardins et cultures.

Devant le spectacle de la cité déchiquetée, comment puis-je lire l’histoire de l’empire perse? En contournant les tracés des anciens palais je découvre les livres de pierre écrits par les artistes au service de Darius. Des bas-reliefs au trait précis, aux silhouettes presque stylisées, à l’élégance saisissante. Des fragments sortis des ruines et ajustés bout à bout reconstituent les frises d’origine. Des «bandes dessinées» d’il y a deux mille cinq cents ans! Elles racontent l’empire perse. Ponctuée de textes en caractères cunéiformes, une mise en scène anime des centaines de personnages cheminant en cortège vers la salle d’audience. J’en vois porteurs de mouton, coupe de fruits, cruche, chevreau, vase, tissu, arc, chamelon, et même de parchemins ou lettres de créance au souverain. Des cadeaux somptueux qui signent l’appartenance régionale de chaque délégation. Diffèrent les coiffes, les costumes, les attributs. Des pancartes muséographiques en précisent le sens. Elles me laissent imaginer des cérémonies d’hommages où les quelques membres des représentations des vingt-trois satrapies viennent présenter soumission et fidélité au Roi des rois. Ils sont Mèdes aux robes courtes, Parthes, Babyloniens, Egyptiens, Arabes, Thraces, Scythes, Indiens, Cappadociens.

Inlassablement je photographie ces pages de pierre l’une après l’autre dans la chaleur brûlante de mi-journée. Me frappe la forte unité dans «l’écriture» sculptée et dans le ton ocre de la pierre. Une esthétique austère. Pourtant au moment de leur création les bas-reliefs affichaient des couleurs vives, rouges, turquoise, jaunes d’or, pourpre foncé, bleu lapis-lazuli sur fond noir. Les traces du temps les ont effacées. Un phénomène qui parcourt les œuvres sculpturales de l’antiquité grecque et romaine, du moyen âge européen, jusqu’à ce temple hindouiste où j’ai vu, à ma grande surprise, des artistes repeindre toutes les divinités de teintes voyantes. Sites antiques, églises romanes, musées ont modelé notre vision d’une statuaire délavée, couleur de pierre. Le marbre blanc des dieux grecs et romains n’est qu’un leurre. Même les artistes de la Renaissance s’y sont trompés. Je me surprends prisonnière d’un esthétisme quelque peu intellectualisant. Mon imaginaire presque confisqué. Où se trouve monde réel ou monde virtuel? Le monde virtuel, je le rencontre dans cette salle climatisée qui projette un film sur Persépolis recréée, connue comme «la plus riche cité sous le soleil» il y a plus de deux millénaires. Les nouvelles techniques numériques ouvrent l’imaginaire à des décors et scènes de vie reconstitués. Palais grandioses et salles somptueuses entre colonnes de marbre noir, ornements d’or, tapis extraordinaires, faste cérémonial, musiciens enchanteurs. Des inscriptions rapportent que les bâtisseurs engagés venaient d’Egypte, Grèce, Inde, avec des maîtres émailleurs mèdes, des orfèvres égyptiens, des maîtres-maçons, forgerons et charpentiers grecs, babyloniens et assyriens. Un art à la gloire de l’empire qui reflète sa politique et sa vision du monde. Sur les images virtuelles on déambule à travers les ruines actuelles, Parsa reconstituée, peuplades nomades d’origine, jardins paradisiaques tels que j’en ai vus à Esfahân et Chiraz, musique grandiloquente inspirée des firmes hollywoodiennes. Costumes originaux des différentes satrapies perses, et lanciers superbement harnachés de la garde prétorienne complètent le scénario. Les gardes étaient dix mille, surnommés les «Immortels», dont une division d’élite de mille lanciers à «grenades d’or» d’après Hérodote, et de neuf mille autres lanciers à «grenades d’argent».

Assise à l’ombre d’une colonne, je m’évade dans les poussières du temps, sur les traces des héros légendaires. Imaginer Darius il y a deux mille cinq cents ans foulant le sol, sous mes pieds peut-être, accompagné de quatre lanciers aux «grenades d’or». Des siècles et des siècles invisibles ont passé par là. Des voleurs aussi, fouillant entre débris calcinés et pierres sculptées. Comment créer ma propre image des Perses avec des indices cueillis ici et là? Toute restitution est marquée par les raccourcis de la mémoire, par la dynamique des découvertes. Comme l’exprime Ryszard Kapuscinski dans Voyages avec Hérodote: «Nous n’avons accès qu’à des variantes du passé plus ou moins crédibles (...) Seules existent des versions inachevées.» Pourquoi le faste de la cour du roi me fascine-t-il dans ses célébrations somptueuses? Notre identité enracinée dans la démocratie rêve peut-être de héros d’exception autres que les reines de beauté, les rois du ballon, les princes du show-biz. Les auteurs anciens s’y intéressent aussi, commentant la coutume du déplacement du souverain de capitale en capitale entre Babylone, Suze, Persépolis, Ecbatane. Les explications varient entre raisons climatiques et calendrier des sacrifices rituels. Surtout «le pouvoir est là où est le roi», écrit Pierre Briant et, dans cet immense empire, le roi visite ses provinces et ses peuples. De vraies migrations collectives de plusieurs milliers de personnes, les visites du roi! Elles s’organisent des mois à l’avance avec envoi d’émissaires et réserves de nourriture. Les tablettes de Persépolis ont livré des archives comptables sur les rations alimentaires et parts de vin, les chevaux de remplacement, le nom du chef de la caravane. La préparation donne tâches à chacun, les satrapes accueillant le souverain à la frontière et les dirigeants aux portes de la ville, les populations chargées de la table du roi et les petits paysans soumis à obligation, comme le décrit dans Histoires variées l’historien romain Elien: «Lorsque le roi passe, chacun expose sur son trajet ce qu’il a eu soin d’apporter. Tout cela est appelé du nom de présent (...) Les plus pauvres présentent du lait, du fromage, des dattes, des fruits de la saison.» Des récits anciens racontent la marche de Darius III de Babylone à Persépolis. En toute magnificence le cortège royal prend tête avec le roi sur son char entouré de sa garde personnelle et de ses parents proches, accompagné d’un cheval blanc voué au Soleil et de chars dédiés à Ahura Mazda et au Feu sacré, suivi des mages lettrés, puis la mère et l’épouse du roi, ainsi qu’une foule de compagnes et d’eunuques. Des milliers de personnes prolongent la caravane. Quel émerveillement devait saisir ces voyageurs quand ils découvraient au terme du voyage d’imposants palais érigés sur une terrasse à quatorze mètres de hauteur!

Le couronnement d’un nouveau roi s’inscrit aussi dans la continuité de la dynastie achéménide. Des chroniqueurs rapportent qu’à la mort de Darius, un jour de novembre 486 av. J.-C., des messagers rapides portent la nouvelle dans toutes les provinces et l’ordre d’éteindre les Feux sacrés. Suit tout un cérémonial présidé par les mages dans un temple pour l’investiture de Xerxès le successeur, qui «devait goûter un gâteau de figues, mâcher du térébinthe (pistachier) et boire jusqu’à la dernière goutte une coupe de petit-lait», avant de revêtir la robe du fondateur Cyrus, rite de transmission du pouvoir dynastique. Un geste magique qui fait de lui le nouveau Grand Roi. Une mise en scène prestigieuse assure grandeur et majesté à son rôle de souverain: il se déplace accompagné d’un porteur de parasol et d’un porteur de chasse-mouches, dans la salle du trône, sur une estrade, il est assis dans une posture hiératique une fleur de lotus à la main gauche et son long sceptre à la main droite, entouré de figurants et de lanciers. Des scènes figurées aperçues dans les bas-reliefs de Persépolis ou rapportées par les témoignages des visiteurs provinciaux. Dans la salle d’audience, les satrapes, généraux et ambassadeurs s’inclinant devant le roi font rapport sur les problèmes concernant provinces et cités. Des cadeaux somptueux – coupes d’argent, bracelet, épée courte, collier et robe spéciale appelée «dôrophorique» – ainsi qu’un banquet accompagnent les audiences, comme le rapporte l’historien Pierre Briant. L’auteur anonyme du Livre d’Esther, dont le texte hébreu remonterait au IVe siècle av. J.-C., décrit avec détails la pratique du «banquet». Entre lits d’or et d’argent, tentures rehaussées de broderies, colonnes de marbre, le roi «offrit à tout le peuple qui se trouvait à Suze, dans la citadelle, grands et petits, un festin de sept jours dans l’enclos du palais royal». Quinze mille personnes nourries chaque jour par l’administration de la Table royale. En outre, le souverain prodigue largement victuailles et plats recherchés ainsi que de riches cadeaux «à ceux de ses amis pour lesquels il entendait que fût signalée son attention ou sa bonne amitié», relate Xénophon. Quant à Hérodote, il évoque le plus important de l’année, le «banquet royal, le jour anniversaire du roi» qui ce jour-là «se parfume, et il fait alors des cadeaux aux Perses». Il est servi par de très nombreux serviteurs en robe blanche appartenant à la domesticité, comme les cuisiniers, marmitons, panetiers, fabricants de laitages et autres filtreurs de vin, tresseurs de couronnes, fabricants de parfum, et beaucoup de femmes définies par les Grecs en «concubines royales musiciennes» jouant de la lyre et de la flûte. S’y joignent d’autres artistes danseurs, rhapsodes, jongleurs ou lutteurs invités pour leur renommée. Mais existe aussi une pratique ordinaire des repas somptueux où «il y a toujours grande quantité et grande variété de viandes», car «c’est à table et la coupe en main que les Perses agitent les plus importantes questions», explique Strabon.

Les auteurs grecs s’intéressent aux pratiques éducatives qui participent à la formation des citoyens dans une société. «De cinq ans à vingt-quatre, les jeunes Perses apprennent uniquement à tirer de l’arc, à lancer le javelot, à monter à cheval et à dire la vérité», rapporte Strabon. Une éducation militaire et morale qui suit le «séjour auprès des femmes» explique Hérodote et qui fait des bergers vigoureux, des soldats valeureux, des sujets respectueux du droit. Un apprentissage physique avec exercices «d’une prise d’armes ou d’une chasse» à l’aube, et entraînements à résister à la chaleur, au froid, à la pluie, à la faim, détaille Strabon. En régime de vie ordinaire, «tous les jours, après les exercices du gymnase, chacun d’eux reçoit un pain, une galette de froment, du cresson, du sel en grain, et un morceau de viande rôtie ou bouillie», et boit de l’eau. Quant au travail de l’après-midi, il «consiste pour eux à planter des arbres, à cueillir des simples (plantes médicinales), à fabriquer des armes et des engins de chasse, à faire du filet notamment». En complément, d’après Hérodote, un apprentissage moral condamne le mensonge en général et les tromperies des marchands grecs, dire la vérité étant un devoir absolu pour les Perses. Xénophon précise que «c’est l’égalité des droits qui est regardée comme la justice». Ainsi toute une éducation complémentaire accompagne la «chose militaire», dispensée par des hommes vertueux et sages dépositaires de la mémoire collective, qui initient à l’œuvre des dieux et à l’histoire des grands hommes à travers chants et récits.

Persépolis n’a rien d’une rencontre surprise en bord de chemin. Je l’imaginais comme un rendez-vous avec l’Histoire, entre rêverie romantique et leçon de civilisation. Déconcertée sur place devant ce site dévasté! Les ruines entrent dans notre imaginaire occidental. Ecrivains et peintres les ont célébrées. Comme une métaphore de notre destin mortel? Chateaubriand voit que «les empires se plongent de la sorte dans l’éternité où ils gisent silencieux». Comment me parlent ces ruines, entre pierres mortes, légère nuée de poussière soufflée par la brise, ruines où je ne perçois ni fleur sauvage ni goutte d’eau dans ce lieu antique qui fut autrefois maître en irrigation? J’ai en mémoire l’exaltation de civilisations éteintes dont on ne voit que la grandeur dorée et jamais la vie dans des cabanes de paille. Je pense à la pérennité des cultures à travers les rivalités de puissance, leurs brisures et blessures. Visiteuse d’un autre temps, puis-je ressentir la «poétique des ruines» évoquée par Diderot?

Très vite le réalisme remet le monde en place. Sur les bas-côtés ombragés des allées menant au site, des familles pique-niquent dans ce rituel social iranien déjà entrevu à Chiraz. Un épisode typique qui étonne les étrangers. Surprenant en effet ces moments collectifs visibles dans un pays qui sépare si distinctement l’espace public de l’espace privé, qui surveille la rue, qui contrôle les mœurs. A l’inverse l’espace privé est lieu de liberté, vécu quelquefois jusqu’à l’extravagance et l’excès dans les maisons urbaines d’après certains chroniqueurs. Ainsi le territoire du pique-nique marqué par un tapis paraît comme un espace mixte intermédiaire. Hommes et femmes se côtoient en public, le repas familial se partage sous les yeux de tous, proches et étrangers se rencontrent. S’atténuent les frontières habituelles en vigueur. Une symbolique qui remonte à une tradition préislamique du Sizdah Bedar ou «treizième dehors», c’est-à-dire le treizième jour après Norouz, le nouvel an persan. Un jour de chaos d’après les croyances des anciens Perses, célébré dans la nature à pique-niquer en famille pour éviter malchance, maladie et désordre chez soi. Sous les murs de Persépolis l’ambiance est festive et joyeuse. Une famille accepte ma photo, une autre me prie de poser à leurs côtés. Des images conviviales et démocratisées de l’Iran du XXIe siècle.