L’entre-deux de «plus jamais» ou «pas encore» (4/4)

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La tour Azadi ou mémorial des rois est l'un des symboles de la capitale iranienne.

Les Iraniens vivent dans une situation ambivalente entre une modernité qui peine à être assimilée et une tradition qui ne sera jamais plus ce qu'elle fût. Une béance qui effrayent les uns et enflamment les autres.

C’est dans un jardin imaginaire que je rencontre Cyrus aujourd’hui. Iranien élevé en Suisse, il a tenté plusieurs retours dans son pays entre son travail de diplôme dans un quartier pauvre de Téhéran, des projets de construction, la direction de la Faculté d’architecture dans la capitale. Un regard attentionné sur la destinée de l’Iran, une langue douce comme je l’ai entendue dans ce pays. Autour d’une table nous examinons le jardin qu’il a dessiné à la demande d’une association iranienne de Genève. La cité de Calvin avait proposé un lieu proche du Palais des Nations Unies, mais des tiraillements entre administrations genevoises ont finalement enterré le projet. Un partage culturel manqué, un symbole de paix perdu dans sa signification persane de «jardin-paradis». 

Sur les plans que déroule Cyrus, pistes et idées se rejoignent. Une tradition de botanistes voyageurs, née dans l’esprit naturaliste de Genève au XVIIIsiècle, favorise l’intérêt scientifique pour les flores exotiques variées du monde, à l’image de Pierre Boissier et d’autres savants. Genève cultive une tradition de «cité verte» par ses parcs couvrant un cinquième du territoire urbain, par sa collection d’herbiers et sa bibliothèque botanique d’importance mondiale. Autre tradition ancienne de cette ville, sa vocation multiculturelle institutionnalisée aujourd’hui par le siège des Nations Unies et d’autres Offices internationaux. Un jardin persan en terre genevoise n’aurait rien d’une colonisation étrangère ni d’une implantation artificielle! Plutôt un témoignage de diversité culturelle. Sur le plan de base étalé devant moi, je retrouve quatre parties dessinées par deux grands axes perpendiculaires de canaux, avec un bassin central et des plantations aux silhouettes étagées entre plantes, arbustes et hautes futaies, et un pavillon kiosque. Le schéma que j’ai admiré entre autres au Jardin de Fin à Kashan. Cyrus et ses collègues, soucieux de rigueur scientifique, ont plongé dans les herbiers pour répertorier des espèces végétales perses adaptables à notre climat: un inventaire de deux cent vingt-cinq espèces! Se côtoient acacias, hêtres, pins, érables, chênes, cèdres et cyprès, des fruitiers tels pruniers, figuiers, arbres à kaki, et des plantes de jasmin, roses, myosotis, rhododendrons. Les planches défilent, des silhouettes s’esquissent, des ombres jouent avec le soleil, les teintes des végétaux chatoient, l’eau murmure de fraîcheur, des branchages sculptent le ciel. Un très bel espace de méditation, de rêverie, de plénitude, de convivialité. Mon imagination me ramène à Esfahân et Kashan, où les jardins vivent d’inspiration mythique et vibrent de poésie. A Genève il n’est resté malheureusement que jardin de papier.

Au cours de mon voyage je n’ai pas rencontré de pauvres, comme ceux qui sillonnent les trottoirs de nos capitales occidentales. Pourtant ils existent. En Iran, ils se concentrent dans des bidonvilles en bout de périphéries des villes, à l’écart des circuits parcourus par les bus. Cyrus a côtoyé ses habitants de fortune il y quarante ans. Aujourd’hui y vivent des Iraniens des campagnes en recherche d’une meilleure existence, ainsi que des réfugiés Afghans qui seraient environ trois millions. Petites vies en survie, petits boulots en marge dans les décharges, petits trafics illégaux. Habitants sans droits, territoires sans lois cadrés par la violence et la règle du plus fort. Ayant parcouru allées et recoins d’une quarantaine de bidonvilles sur tous les continents dans mes activités professionnelles, j’y ai vu le poids de la précarité mais aussi l’énergie créatrice et la vitalité débrouillarde des résidents. Des souffles puissants pour survivre. Les nouvelles sanctions économiques, qui assaillent le pays aujourd’hui, renforcent ces zones marginales où se réfugient des personnes de condition modeste, déclassées en «nouveaux pauvres» et refoulées dans des zones urbaines sans services ni infrastructure.

En 2002, j’ai rencontré un grand Iranien, Majid Rahnema, ancien ministre soucieux d’améliorer le sort des paysans et des petites gens. Il nous apprend que la langue persane nuance la pauvreté en près de huitante teintes entre misère, malheur, dèche, détresse, dénuement, disgrâce, gêne, indigence, impuissance, incommodité, précarité, privation, fragilité, vulnérabilité. Cyrus les synthétise en trois: badbakht malchanceux, bitchareh sans issue, faghir mendiant. Un univers d’infortune. Loin de la seule pauvreté monétaire occidentale, interprétée par le vocabulaire de l’homo œconomicus, alors que dans l’Europe moyenâgeuse plus de quarante termes latins la désignaient, soulignant sa valeur profondément sociale. Richesse suprême que la pauvreté pour les soufistes iraniens aux Xe-XIsiècles, et pour le poète persan Rûmî au XIIIe siècle, le pauvre n’a rien et ne peut subir aucune perte. Il ne devient pas riche par la possession de quelque chose, ni indigent par l’absence de toute possession: ces deux conditions lui sont indifférentes. Il lui est permis d’être joyeux quand il n’a rien.» Majid Rahnema la définit comme «pauvreté conviviale», cette condition d’avant la révolution industrielle où les populations apprenaient à vivre ensemble dans une éthique fondée sur la subsistance, la convivialité et la simplicité. Etre pauvre diffère profondément entre pays du Nord et du Sud d’après les régimes politiques et les systèmes de redistribution, d’après les critères de marchandisation et de progrès et les modes de vie séculaires face à la nécessité. Majid Rahnema rappelle comment, après la deuxième guerre mondiale et les phases de décolonisation, les élites nationales du Sud voyaient l’avenir dans le modèle dominant productiviste. Une course pour dépasser leur retard avec le slogan populaire de l’époque: «rattraper et dépasser l’Occident», parcours aussi emprunté par l’Iran, malgré les voix de penseurs tel Gandhi et d’autres. Au-delà de la problématique de la pauvreté, c’est un projet politique de société: quelles valeurs fondent une communauté, un pays?

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Le philosophe iranien Daryush Shayegan 81935-2018). © Darafsh Kaviyani

Cyrus me parle de Daryush Shayegan, un philosophe, un ami, qui a fouillé L’âme poétique persane et approfondi les visions philosophiques, religieuses, révolutionnaires d’Orient, ainsi que les rapports de l’Asie avec l’Occident. Un questionnement philosophique de plus de quarante ans sur l’état actuel des civilisations non occidentales. Cyrus en garde une clé de lecture très éclairante à ses yeux. «Tout Iranien vit dans une situation ambivalente. Il vit dans un “entre-deux” ni réellement traditionnel ni tout à fait moderne. Entre le "plus jamais” et le “pas encore”, entre ce qui ne retrouvera jamais sa forme originelle et ce qui n’a pas encore atteint son terme, et c’est dans cette béance que nous vivons», dit Shayegan. Une transition qui trouble, effrayant les uns et enflammant les autres. Dans une démarche parallèle, des penseurs post-coloniaux arabes, indiens et chinois ont critiqué l’ethnocentrisme occidental, il y a près d’un demi-siècle, pour sortir des savoirs et outils théoriques façonnés par l’Occident et repenser la modernité à l’aune de leurs propres valeurs. Le critique palestinien Edward Saïd le résume dans une formule: «Le jugement des Occidentaux sur les pays situés à l’est de l’Europe, était une construction idéologique liée à l’impérialisme colonial.»

Cyrus porte un regard «métisse» sur l’Iran avec des yeux d’ici et de là-bas, selon son expression. Il voit distinctement le «plus jamais» dans les nouvelles constructions architecturales et les modes d’habiter, dans les comportements consommateurs et la fascination pour les produits occidentaux. Aujourd’hui en Iran, les femmes ont une présence, au volant d’une voiture, à l’université, dans les efforts de juristes progressistes sur leurs droits, tout récemment dans un stade de football pour la Coupe du monde. Leurs mèches de cheveux s’échappant du voile choquent des Saoudiens. Dans les cafés se côtoient hommes et femmes. Certes le code civil encadre la femme dans un statut inférieur valant la moitié de celui d’un homme en matière d’héritage, de témoignage en justice, de «prix du sang» pour la perte d’une personne. Pourtant, les statistiques dévoilent des changements profonds: au cours des quatre dernières décennies les femmes en moyenne ne se marient plus à 19 ans mais à 24 ans, et elles n’ont plus sept enfants mais moins de deux enfants. Majoritaires parmi les étudiants dans les universités, elles sont aussi présentes dans les conseils municipaux, progressant lors des élections de 2017. Une réalité d’«entre-deux» qui s’évade d’un seul rôle assigné de mère et d’épouse.

Les jeunes citadins lisent le monde sur les réseaux sociaux, fréquentent des coffee shops et arpentent les centres commerciaux. Plus de la moitié des Iraniens a moins de trente ans, maniant smartphones et applications VPN qui contournent les interdits dans un réseau 4G omniprésent. «Trente millions d’internautes», soit l’«un des pays les plus connectés du Moyen-Orient», relève le journaliste Armin Arefi. Une certaine modernité qui se glisse dans les rues, dans les maisons, dans les têtes aussi. Libertés individuelles, droits de la personne, expression personnelle nés dans les Lumières du XVIIIe siècle ont inscrit «l’aventure de la modernité comme un immense mouvement de libération de l’homme », explique encore Shayegan. Aujourd’hui, «le réseau de la modernité omniprésente» touche la planète entière mais à des degrés divers. Cette aspiration place l’Iran dans l’«entre-deux», encore en recherche des couleurs et valeurs de sa propre modernité, une modernité dans la marche de l’histoire. Entre accents orientaux plus émotionnels et accents occidentaux plus rationnels, entre mythe et raison. En quarante ans, «les Iraniens sont devenus républicains, créant un rapport de force unique dans la région», observe le géographe Bernard Hourcade. Une dynamique qui alerte les pays arabes. Plus de la moitié de la population a moins de trente ans, et n’a connu ni les causes ni la brutalité de la révolution. Un contexte nouveau qui tend à s’ouvrir à la démocratie et à une participation pacifique à la mondialisation.

L’Iran est pris dans la grande instabilité et insécurité qui habite la région depuis plusieurs années. Des tirades idéologiques enflamment les dirigeants, des armes en fureur et leurs projectiles tuent des populations civiles, des manœuvres diplomatiques court-circuitent les traités internationaux. Des interprétations en pagaille se contredisent et se démentent l’une l’autre. De toutes couleurs et toutes colères. Mesures économiques et politiques usent de la force, nouvelles et informations manient le vrai et le faux, entre le «presque véridique» et l’«à peine mensonger». L’Iran s’y trouve en plein, dévoilant l’«entre-deux» qui le tient. D’autres y sont à feu et à sang, la Syrie et le Yémen, ou en larmes et infamie, la Palestine. Dans le théâtre régional, il y a encore l’Arabie saoudite qui userait des sourates du Coran, Israël qui manierait plutôt le sabre, les Etats-Unis qui prétexteraient le péril pétrolier, la Communauté européenne qui se mobiliserait contre le choc des civilisations, et d’autres voix assourdies. En outre, Turquie et Russie, nostalgiques d’anciens empires, y chercheraient des rôles de leaders, régional pour l’une et mondial pour l’autre.

Voyager à travers l’Iran m’a offert l’occasion d’observer un peu du quotidien des Iraniens au hasard des rencontres, mais pas d’approcher des analystes politiques pour décrypter la géopolitique du pays et de la région. Pour confirmer ou contrer mes intuitions j’ai fait appel à des voix autorisées et expertes pour défricher le terrain. L’historien Jean-François Bayart ouvre le débat: «Il serait grand temps d’entrer dans la chambre de dégrisement idéologique si l’on veut comprendre ce qui nous arrive.» Ingérences, attentats ciblés, présence militaire, terrorisme islamique, légitime défense alimentent un «enfumage idéologique qui a intoxiqué médias, opinions publiques et classes politiques». Dans la presse occidentale dominent les voix des décideurs israéliens alliées à celles des décideurs états-uniens et saoudiens, et elles façonnent notre entendement. En qualité d’historien, il rappelle le grand jeu des puissances occidentales et de la Russie pour redessiner les Etats du Moyen-Orient sur les ruines de l’empire ottoman après la première Guerre mondiale. Dans la suite du Great Game du XIXe siècle qui animait les rivalités coloniales et diplomatiques entre empires russe et britannique, l’Accord secret Sykes-Picot en 1916 a redistribué à nouveau les cartes territoriales entre les Occidentaux, Anglais et Français. Un double enjeu: consolider les routes commerciales vers la Perse et l’Inde, et s’approprier les ressources pétrolières.

En 1916, les accords Sykes-Picot entre le Royaume-Uni et la France ont redessiné le découpage du Moyen-Orient. © France 4

L’historien Peter Frankopan, qui sillonne une multitude de Routes de la Soie d’Asie en Europe à travers les siècles, raconte les manœuvres entre chancelleries et entreprises sur les enjeux du pétrole. Un terrain de mines fait de pseudo-négociations, missions diplomatiques, bras-de-fer, pots-de-vin, déclarations incendiaires. Les visées et les intentions sont évidentes comme l’expriment les positions de Dostoïevski, qui «soutient en 1881 que la Russie doit s’affranchir des fers de l’impérialisme européen» et s’intéresser à «l’Asie où nous serons des seigneurs», et celles de Winston Churchill en été 1913, croyant à la «nécessité vitale du pétrole pour l’avenir de l’Angleterre» et l’exprimant dans un document intitulé Approvisionner en pétrole la marine de sa Majesté. En 1901, le shah signe un papier qui préfigure toutes les tensions du XXe siècle à aujourd’hui entre l’Occident prédateur et l’Iran, tensions à la base d’une «haine profonde et permanente du monde extérieur» créant nationalisme et «rejet affirmé de l’Ouest». Ce document constitue la base d’une entreprise à milliards de dollars, l’Anglo-Persian Oil Company, future British Petroleum, et accorde aux investisseurs étrangers la maîtrise des gisements pétrolifères d’Iran. Double trahison pour les Iraniens: par les Occidentaux qui n’ont qu’un objectif, prendre le contrôle du pétrole et des oléoducs, insouciants des intérêts iraniens, et par le shah avec sa cour qui accapare les devises de la compagnie pétrolière. Un poète persan de l’époque exprime ce sentiment d’aliénation: «Dis au vaillant Artaxerxès aux longues armes / Que l’ennemi a rattaché son royaume à l’Angleterre.» Promesses trahies, peuples trompés, droits usurpés, mépris des Anglais envers les Iraniens qualifiés de «brutes sournoises et puantes», noircissent le tableau.

Puis, à partir des années 20, c’est au tour de la nouvelle puissance économique émergente, les Etats-Unis, de s’intéresser au marché pétrolier de l’Iran. Un éditorial d’un journal de Téhéran voit les Américains comme identiques aux Anglais, «des adorateurs de l’or et des étrangleurs des faibles». Dès lors, les convoitises concurrentes de l’Angleterre, de la Russie et des Etats-Unis sur le pétrole perse, dominent la politique du pays. Leurs visées de domination s’accompagnent d’arguments idéologiques pour remodeler un monde sous influence capitaliste ou communiste par la force des armes, de l’aide financière et de la radio, dont Voice of America en farsi. En Iran, une prise de conscience se construit contre le monopole impérialiste et pour la nationalisation des richesses, contre l’occidentalisation et pour l’identité iranienne. Nommé Premier ministre en 1951, le réformateur Mossadegh fait voter une «loi de nationalisation» avec effet immédiat. Une «fête nationale de la haine» instaurée quelques mois plus tard par l’Ayatollah Kashani encadre l’esprit du moment. Crise et désastre pour les puissances étrangères, autodétermination pour le pays. Une situation alarmante suivie de manœuvres entre services secrets MI6 britanniques et CIA américains pour écarter le Premier ministre et installer un changement de régime en Iran. L’opération Ajax planifiée se réalise par un coup d’Etat et l’arrestation de Mossadegh en 1953. Cependant, les idées de ce réformateur perdurèrent et influencèrent de nombreux dirigeants en quête d’une vision pour une nouvelle Asie impliquant le reflux de l’Occident.

Pour les Etats-Unis c’est le moment-clé d’ouverture de la Route de la Soie américaine, d’après la terminologie de Peter Frankopan, pour assurer leur politique étrangère de contrôle régional et de diffusion démocratique. Cette «route» repose sur une «ceinture d’Etats entre Méditerranée et Himalaya» et vise trois objectifs: contrer l’expansion soviétique, préserver la sécurité des richesses du Golfe, fournir stations d’écoute et bases militaires. L’appuient une aide économique et militaire, ainsi qu’une sensibilisation pro-occidentale, de la Turquie et de l’Irak, à l’Iran et au Pakistan jusqu’à l’Afghanistan. Progressivement, un château de cartes états-unien se construit par missions diplomatiques, aide au développement, contrats sur pétrole, infrastructure, armement. Une politique aveugle malgré des signes visibles d’instabilité et de corruption, un montage obstiné à courte vue qui s’effondre en 1979 par un coup de théâtre, la Révolution islamique d’Iran. 

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Rouhollah Moussavi Khomeini (1902-1989) était le guide spirituel de la révolution islamique de 1979 qui renversa le shah d'Iran Mohammad Reza Pahlavi. © DR

Deux référendums nationaux définissent la «République islamique d’Iran» et sa Constitution où «lois et règlements du pays (...) seraient basés sur des critères islamiques.» Pour les Etats-Unis, il en résulte un coût financier énorme en inflation, quasi-triplement du prix du baril de pétrole, nationalisation, annulation de contrats et de commandes, fermeture des installations de surveillance américaine, et un fort coût politique en haine généralisée. Dans un discours, Khomeini déclare: «Tous les problèmes de l’Est viennent de ces étrangers de l’Ouest (...) tous nos problèmes viennent de l’Amérique», alors qu’en URSS, Brejnev se préoccupe de la menace américaine de créer un nouvel «empire ottoman» enjambant l’Asie centrale. Il s’ensuit toute une chaîne d’événements, de la prise d’otages américains à Téhéran aux guerres d’Afghanistan, d’Irak-Iran, d’invasion du Koweït, installant désordre et désolation dans toute la région.

Un siècle après l’Accord Sykes-Picot, décolonisations et révolutions arabes reconfigurent les territoires, déplacent les populations, brassent les identités. Murs de sable ou de béton modifient les frontières. Des forces omniprésentes se déclinent en violences institutionnelles, religieuses, policières, sociales, racistes, climatiques, marchandes. Un vaste terrain de manœuvres s’installe où fluctuent les alliances, les dominations, les dynamiques sécuritaires, les accords sur les hydrocarbures, où enflent tensions et conflits. Dans cette région qui s’embrase, un dernier acteur brouille les cartes pour déjouer le «complot occidental», Daech. S’intensifient les guerres, attaques terroristes, épurations ethniques. «Cette progression bénie ne s’arrêtera pas avant d’avoir fini de clouer le cercueil de la conspiration Sykes-Picot», clame Abou Bakr al-Baghdadi après l’invasion d’une partie de l’Irak et de la Syrie. Quelle impuissance, quel mal-être je ressens devant les images de brutalités sur écrans qui empoisonnent notre imaginaire de décapitations ensanglantées, de tortures sadiques, de doctrines malfaisantes! Fureur et stupeur. L’historien Rashid Khalidi résume: «Daech a transformé les accords secrets signés voilà un siècle en une question politique brûlante et contemporaine.» Cette conclusion ni ne soulage ni ne console, mais ouvre sur l’extrême complexité du montage géopolitique régional, installe la violence des mots, des actes, des images. Un bourbier en brouillage de valeurs et d’intérêts. Dans une formule, Marc Lynch, spécialiste en sciences politiques, définit qu’au Moyen-Orient «le nouvel ordre est fondamentalement une affaire de désordre.» Dans ce paysage mouvementé, point de narration simple qui arbitrerait entre les bons et les mauvais. N’existe qu’une multitude de forces en concurrence telles les pressions sur le sol, l’eau et la pêche, l’appropriation des ressources de pétrole et de minerais, la convoitise capitaliste, les intérêts conflictuels des Etats, qui se mêlent aux batailles religieuses.

Sur ce grand échiquier géopolitique traversé dans tous les sens par des stratégies plus ou moins dissimulées, l’Iran a une place assignée et assumée à la fois. Aux soi-disant menaces conquérantes iraniennes, Bernard Hourcade répond que «ce pays n’a plus d’ambition impériale depuis Darius», il y a plus de deux millénaires. Il le définit même comme «un pays historiquement loser» quand il rappelle sa domination par Alexandre, les Parthes, les Arabes, les Turcs, les Mongols, puis par les impérialismes russe, turc, allemand, anglais et américain. Dans les médias, un vocabulaire manipulé abonde entre «ingérences», «attentats ciblés», «rébellion», «colonisation des terres», «guerres préventives», «terrorisme international», «lancers de pierres», «pluie de roquettes», aux couleurs inverses selon les sources d’information. Autre clé de lecture de la région, les rivalités entre chiites et sunnites. Comprendre les affrontements d’aujourd’hui, c’est replacer les événements dans une profondeur de champ historique. Jean-François Bayart rappelle que «l’arc chiite, si tant est qu’il existe et transcende le système d’Etats-nations, repose moins sur les manipulations de Téhéran que sur ce sous-bassement historique pluriséculaire, irréductible au demeurant aux seules logiques politiques.» Depuis le XVIe siècle, l’Iran a les mêmes frontières et «cet Etat se perçoit comme le protecteur des chiites, comme la France a pu être celui des chrétiens d’Orient», avec seule ambition de protéger son régime et son territoire, explique Bernard Hourcade. Sans oublier les volontés impérialistes d’Arabie saoudite depuis un siècle relayant les visées régionales de l’Angleterre puis des Etats-Unis, et ses ambitions de conquête sunnite par le wahhabisme qui se dissémine dans le monde entier, alimentée par la puissance financière du pétrole.

Pour des Occidentaux qui voient la révolution en résonance progressiste, comment comprendre la Révolution islamique aux valeurs conservatrices? La démocratie est-elle soluble dans l’islam? Comme un corps-à-corps entre démocratie laïque, perçue en perfectionnement de la société, et république guidée par les principes religieux. Une histoire écrite dans le sang par diverses utopies qui animaient les Iraniens. Comme tous les mouvements de rupture elle fut «anti»: anticapitaliste, anti-impérialiste, antisioniste. Dans Je vous écris de Téhéran, l’auteur Delphine Minoui rapporte les propos d’un ancien révolutionnaire, «ex-Che Guevara de l’Islam»: «Khomeini devint l’unique issue de secours. C’était le seul qui osait dire non au shah, non à la corruption, non à l’occidentalisation à outrance! Il promettait de redonner à l’Iran toute sa dignité et son indépendance. C’était un leader spirituel.» C’était en 1979. Mais point ne s’arrêtèrent les vagues idéologiques. Après la séduction, les désillusions, suivies des entre-déchirements des factions politiques au conservatisme outrancier ou au réformisme novateur. Dans un pays déviant vers le «fascisme religieux», les réformistes emportèrent les élections, portant Khatami au pouvoir en 1997. Des foules joyeuses, des fleurs, des espérances de liberté. En 2005, avec Ahmadinejad, «une véritable machine à broyer l’Iran moderne était en marche. Au nom d’un danger extérieur tantôt américain, tantôt israélien, il avait sciemment déclaré la guerre à son propre peuple. Chaque jour, il peignait un peu plus le pays en noir», écrit Delphine Minoui. Jusqu’à aujourd’hui, mouvements des conservateurs contre ceux des réformateurs perdurent, et se légitiment au gré des élections. Tour à tour, alternent «les jeunes laissant exploser leur ras-le-bol», le président du Parlement déclarant que «la guerre nous a enseigné que les lois internationales ne sont que de l’encre sur le papier», ou les autorités décidant «de s’attaquer à la première cible qui se trouvait à portée de main: les médias occidentaux.» Tout se déroule dans une obsession de complots à double jeu, un complotisme interne iranien entre factions adverses, ou externe de la part des grands adversaires de l’Iran, sionistes, Américains, Anglais, qui se murmure dans les couloirs et sur les trottoirs. Insidieusement l’«occidentalite», penchant pour les valeurs occidentales dénoncé comme maladie par le régime, se glisse dans certains esprits.

Dans les vagues réformatrices et conservatrices en mouvements de balancier, garants d’une certaine stabilité du système d’après certains observateurs, le Mouvement vert à l’élection présidentielle de 2009 a marqué les esprits. Est monté un immense espoir de liberté suivi d’une répression féroce accompagnant la réélection d’Ahmadinejad. Dans une campagne vive et déterminée, les partisans de l’opposition soutenaient leur candidat Moussavi en affichant partout des couleurs vertes : tee-shirts, foulards, casquettes, drapeaux, rubans aux poignets. Une dynamique portée par les forces vives du pays, qui criaient leurs slogans le soir sur les toits et communiquaient par des messages griffonnés de vert sur des billets de banque après l’interdiction des SMS et la fermeture des blogs. Entre interpellations et confiscation de matériel, Serge Michel, journaliste correspondant à Téhéran, a noté ce poème écrit sur un billet de 5’000 tomans: «Le détritus, c’est toi / la passion, c’est moi / l’amant désespéré, c’est moi / la cruauté, c’est toi / l’aveuglement, c’est toi / je suis téméraire et impétueux / l’Iran est à moi.»

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Hossein Moussavi, le candidat de l'opposition durant les manifestations de 2009 après la réélection d'Ahmadinejad.  © Hamed Saber

Autre variable d’importance et bannière de l’Occident, la démocratie. Quelles couleurs en Iran? Décoder son cheminement n’est pas simple au-delà d’une opposition binaire dépassée entre réformateurs et conservateurs. Clément Therme, chercheur historien et sociologue, parle d’un découpage beaucoup plus complexe au sein du régime de la République islamiste depuis la Révolution de 1979. De nombreuses factions aux couleurs plus ou moins prononcées animent un jeu interne fait d’alternances qui assure un degré de pluralité et de stabilité du système. La tendance de fond se situe entre ouverture ou fermeture au monde extérieur, entre ceux qui s’inspirent du modèle chinois avec priorité à l’économie et ceux qui pensent le capitalisme inapplicable en Iran même derrière un discours de justice sociale. Des équilibres à trouver entre les nuances d’adhésion ou de refus liés aux concepts d’«autosuffisance (khod kafai) et de rejet de la dépendance (va bastegi)» de la Révolution. Depuis 1979 se succèdent un principe du retour à soi dans sa dimension religieuse créant l’homo islamicus, «le discours portant sur la démocratisation et la société civile très en vogue» dans les années 90, puis l’idée de civilisation associée à un Etat fort et à ses institutions au XXIe siècle.

L’Iran d’aujourd’hui propose aux Occidentaux un Etat stable dans une région instable, des institutions, une bureaucratie, des élections et une infrastructure industrielle. Solidité institutionnelle, force de l’éducation, une certaine ouverture d’esprit, comme une menace pour les monarchies théocratiques du Golfe! Dans cette situation ambiguë, intérêts et valeurs s’affrontent, positions et méfiances idéologiques se diabolisent, principalement entre Iran et Israël et leurs alliés respectifs. Aujourd’hui, les Iraniens parlent économie et non démocratie, critiquant à voix basse la décadence de la démocratie occidentale et l’insistance des droits humains. Dans une dimension de civilisation, le système «s’affirme comme une théocratie participative» empruntant «le meilleur de la démocratie et le meilleur de l’islam» selon Clément Therme. Un modèle positif de modernité non occidentale qui s’inscrit dans cette recherche d’une autre modernité décrite par le philosophe Daryush Shayegan: chacun est amené à composer avec des «identités à trois étages, iranienne, islamique, moderne». L’Iran a des ambitions modernes de concurrencer les Occidentaux par sa quête d’excellence académique avec des scientifiques renommés et un grand savoir technologique nucléaire et spatial. Cette dynamique de fierté nationale, née des humiliations historiques, se traduit jusqu’à la haine de l’Occident. Des rejets anti-occidentaux qui agitent de nombreux pays d’Asie, d’Amérique du Sud, d’Afrique, sur les mêmes sentiments de dépossession.

Quelle sera la portée dans le monde de la sortie des Etats-Unis de l’accord nucléaire signé en 2015 entre les «5+1» et l’Iran, respectueux du droit international? Quelle sera la réaction de l’Iran aux très lourdes sanctions décidées en 2018 par les Etats-Unis? Première évidence soulignée par les analystes internationaux, ces mesures créeront «une crise systémique façonnant le système international pour plusieurs décennies», comme l’exprime Jean-François Bayart. Des retombées importantes pour les Etats-Unis, l’Europe et le Proche-Orient. Deuxième évidence, le coût est dramatique pour les Iraniens privés d’accès bancaire pour toutes transactions, de médicaments essentiels, de pièces de rechange pour avions et voitures, subissant inflation, renchérissement des aliments de base, perte d’espoir pour un avenir meilleur. Une situation d’inégalité, de pauvreté, d’injustice qui nourrira une conscience anti-impérialiste à la base de la Révolution, mais aussi un mécontentement contre le régime des mollahs. Des observateurs décrivent des manifestations et grèves sans mouvement pour renverser le système, et un climat de morosité, déception et résignation. Mes amis en Iran viennent de me confirmer qu’ils vivent un quotidien en privation mais pas en capitulation. Troisième évidence, ce retrait ne réussira pas à faire tomber la République des mollahs et à instaurer un régime démocratique. Dans son édition du 6 novembre 2018, l’Iran Newspaper écrit que «le fait qu’une force étrangère veuille changer le régime est la pire insulte à une société.» A cause des suites du coup d’Etat destructeur de 1953 contre Mossadegh, «les Iraniens ne laisseront aucun pays étranger faire à nouveau de même. Tout changement doit venir de l’intérieur et du peuple lui-même.» Une position sans ambiguïté, de résistance sur un principe de non-ingérence. Jean-François Bayart considère que la décision des Etats-Unis, hors du droit international, a réenclenché la machine à détester l’Occident, et l’«aggiornamento n’ira pas dans le sens qu’ils espéraient. Il n’y aura pas de “changement de régime” sous la menace étrangère, mais son durcissement.»