Drame au sommet

© Collection Gay-Couttet
Corniche à l’aiguille d’Argentière. 

15 septembre 1968, Hubert Gay-Couttet, 17 ans, fait une chute en montagne qui aurait dû lui coûter la vie. Le futur journaliste de la Télévision suisse romande en réchappe. Miraculeusement. Récit tiré de son livre «Les photographes Gay-Couttet, un siècle d’images autour du Mont-Blanc» paru aux Editions Slatkine.

Népal. Novembre 2018. Avec mes trois compagnons et nos deux guides sherpas, nous venons de nous poser sur l’un des aéroports les plus dangereux du monde. Nous sommes à Lukla – 2’800 mètres d’altitude – la porte d’entrée du Khumbu, la région de l’Everest. C’est le point de départ des expéditions et des treks souhaitant rallier le camp de base du plus haut sommet de la planète ou le sommet lui-même, foulé pour la première fois en 1953 par Edmund Hillary et Tensing Norgay. Sur la piste d’atterrissage, c’est un ballet incessant. Les avions dont les moteurs tournent en permanence n’ont droit qu’à quelques minutes pour permettre aux clients de débarquer et de récupérer leurs bagages. Accompagnés de quatre porteurs locaux, nous avons hâte de quitter cet endroit le plus vite possible. M’étant rendu plusieurs fois au Népal depuis les années 1970, j’ai du mal à accepter que ce pays extraordinaire se retrouve aujourd’hui totalement victime de son succès. Trop d’expéditions, trop de treks: en un mot, trop de monde. On pense inévitablement à Chamonix… Et pourtant nous sommes bien là, tant le besoin est grand de se glisser une fois encore au cœur de l’une des régions les plus spectaculaires et les plus photogéniques de la planète.

Par chance, notre objectif, le Mera Peak (6’470 mètres) ne semble pas cette année-là avoir attiré autant de monde que les années précédentes. Il faut dire que la saison touche presque à sa fin et que le froid commence à se faire sentir. La marche d’approche se déroule dans d’excellentes conditions, le long de la Hinkhu Kola. La région est d’une exceptionnelle beauté. Les jeux de lumière sont constants. Au camp de base de Khare, à 4’900 mètres, la situation se présente plutôt bien mais nous savons que la fenêtre météo qui devrait nous permettre d’atteindre le sommet sera de courte durée. Nous devons saisir notre chance et ne pas attendre un jour de plus, au risque d’être moins bien acclimatés. Mais notre guide, Passang, a confiance. Après une nuit un peu mouvementée au camp 2 (5’760 mètres), le summit push sera finalement une belle réussite. L’ascension du Mera Peak par son versant nord ne présente guère de difficultés techniques. Elle est très semblable à celle de la voie normale du Mont-Blanc, que j’ai gravi à plusieurs reprises. Mais l’altitude, le froid et le vent peuvent rapidement poser problème. Par chance, aucun d’entre nous ne souffrira du mal d’altitude ni des aléas de la météo, même si un vent très violent et une température «ressentie» très basse, proche des moins trente degrés, ne nous permettent pas de rester bien longtemps au sommet. Un petit regret tant la vue offerte depuis là-haut est exceptionnelle. Dans les objectifs de mon fidèle Nikon, c’est toute la dimension himalayenne qui nous apparaît, d’ouest en est, de l’Everest au Makalu… Deux jours après notre passage, l’ascension ne sera plus possible. D’importantes chutes de neige viennent de mettre soudainement un terme à la saison. Nos sherpas avaient raison. Il fallait faire vite. En redescendant au camp de base, passablement embrumé par les effets de l’altitude, je réalise à quel point cette nouvelle escapade himalayenne a été importante pour moi. Elle m’apparaît d’une étonnante densité symbolique, mais aussi comme un incroyable marqueur de vie. Alors, à l’occasion d’une longue pause sur le glacier situé en contrebas du Mera Peak, je décide de raconter mon histoire à mes compagnons de cordée et à nos amis sherpas: une histoire qui a cinquante ans.

1968. En France, l’année a été particulièrement mouvementée. Les événements du mois de mai ont ébranlé le pays tout entier. Mouvements sociaux sans précédent, révolte estudiantine, gouvernement déstabilisé: c’est le printemps de tous les dangers. Alors pensionnaire au lycée de Bonneville en Haute-Savoie, j’ai tout juste dix-sept ans. Le lycée Guillaume Fichet a la réputation d’être un établissement qui soumet ses pensionnaires à une discipline sans faille. Les événements de mai vont bousculer cet ordre des choses. Compte tenu de la situation, l’année scolaire est raccourcie de quelques jours, voire de quelques semaines pour certaines classes. Une aubaine pour nombre d’entre nous, jeunes adolescents plus portés sur les loisirs et le sport que sur la politique. A Chamonix, nos occupations sont intimement liées à notre cadre de vie avec, en premier lieu, tout ce qui touche au tourisme et à l’alpinisme. Certains d’entre nous s’orientent déjà vers les métiers de guide et de moniteur de ski. Ce n’est pas mon cas. Mes parents ne souhaitent pas me voir prendre cette direction. «Priorité à l’école. Le seul moyen d’avoir un vrai métier. Point final!» C’est leur leitmotiv. Pourtant, mon père tient à me faire découvrir à sa manière la moyenne et la haute montagne tout en m’éveillant à la pratique de la photo. Un vrai souci pour ma mère, d’origine citadine et sans la moindre fibre montagnarde, toujours inquiète de nous voir partir ensemble pour plusieurs jours, piolets et crampons à la main. Il est vrai aussi qu’en tant que photographe de haute montagne, mon père voit en ma présence une aide précieuse. Dans les années 1960 en effet, le matériel photo est encore très lourd. Un coup de main est toujours bienvenu. Je fais donc souvent office de porteur, mais aussi de figurant. Je remplis bien sûr cette mission avec plaisir. C’est pour moi l’occasion non seulement de découvrir de magnifiques randonnées, mais aussi de m’initier à la pratique de la haute montagne, très souvent en présence d’un guide, et avec l’assentiment de mon père.

Ainsi, lorsqu’à la mi-septembre de cette année un peu particulière celui-ci me propose de l’accompagner à l’aiguille d’Argentière dans le cadre d’une «sortie photos», j’ai hâte. Je viens de passer une quinzaine de jours de vacances avec des amis sur la côte Adriatique, en Italie. Farniente et fête jusqu’au bout de la nuit… Avant la rentrée scolaire, il est temps de retrouver les plaisirs de la montagne, pour quelques jours encore. L’automne est une période magnifique dans les Alpes. De surcroît, il est possible que Jean-Franck, le fils de Jean-Paul Charlet, le fidèle et célèbre guide de mon père, nous accompagne. Un beau moment en perspective, d’autant que Jean-Franck, plutôt doué et encouragé par sa famille, est déjà un excellent grimpeur. Le départ est fixé au 15 septembre au matin. Malheureusement, la veille, Jean-Franck a la malchance de se blesser à la cheville. Il ne sera pas de la partie. Après avoir emprunté le téléphérique des Grands-Montets, nous sommes donc trois à rallier le refuge d’Argentière, au terme de la traversée du glacier du même nom. En cette fin d’après-midi, la neige est molle et nous contraint à une grande prudence. Les crevasses sont nombreuses. Il faut dire que l’été a été particulièrement sec et qu’en ce mois de septembre, beaucoup d’itinéraires deviennent très dangereux.

Gay-Coutett Mont-Blanc Gay-Coutett Mont-Blanc
Séracs dans le secteur des Grands-Montets, face à l’aiguille d’Argentière.  © Collection Gay-Couttet

Au refuge, je fais la connaissance du gardien, Daniel Burnier, un jeune guide d’une trentaine d’années qui se prépare à fermer son établissement. La saison se termine et il y a beaucoup à faire. Néanmoins, lors du dîner, et après discussion, celui-ci nous annonce qu’il se joindrait volontiers à nous, de manière à faire encore une belle course avant de redescendre définitivement dans la vallée pour retrouver son épouse Colette et ses deux jeunes enfants. Au passage, le gardien nous informe que notre objectif, le couloir en Y, n’est pas en de bonnes conditions: manque de neige, beaucoup de glace dans la partie supérieure et un risque réel de chutes de pierres: les conditions d’ascension seront donc bien meilleures pour deux cordées que pour une seule composée de trois grimpeurs, surtout en termes d’assurance et de rapidité. Nous pourrons aussi mieux répartir les charges. Avant de rejoindre le dortoir, je m’aperçois que j’ai oublié mon casque. M’affirmant qu’il en a quelques-uns en réserve – des casques oubliés par des clients – Daniel m’en tend un. C’est un casque à pression, utilisé à cette époque par les skieurs de compétition. Mais il me le reprend et m’en présente un autre: le sien, avec fermeture à lanière, beaucoup plus sûr.

Au petit matin, la météo s’annonce parfaite. Le départ est fixé à 4 h 30. Nous remontons le glacier des Améthystes sous un ciel clair et étoilé. Au pied du couloir, la rimaye est large et profonde. La franchir se révèle laborieux. Mais ce qui suit s’annonce plutôt bien. Effectivement, il n’y a quasiment plus de neige dans le couloir, et hormis quelques plaques de glace friables peu engageantes sur lesquelles les crampons sont indispensables, le terrain est plutôt favorable. Il fait froid et les pierres «tiennent» encore bien. Nous progressons assez rapidement, souvent les anneaux de corde à la main. Seules quelques longueurs seront sécurisées par les deux guides à la sortie du couloir ou la pente est très raide. Il est environ 8 h lorsque nous sortons de la branche droite du couloir, à l’aplomb de Flèche Rousse, la cime Est de l’aiguille d’Argentière, à environ 3’900 mètres. Les premiers rayons du soleil commencent tout juste à caresser les sommets environnants. Les Droites, les Courtes, l’Aiguille verte et, plus loin, les Grandes Jorasses et le Mont-Blanc: une vision magnifique doublée de la sensation toujours agréable d’avoir réussi une belle ascension. Même si nous avons peu échangé tout au long du parcours, Daniel Burnier s’est montré très prévenant à mon égard, toujours soucieux de me voir progresser normalement et sans difficulté particulière. En haut, je m’empresse de le remercier. Lui aussi est visiblement très satisfait. Aussitôt, assuré en permanence par son ami Jean-Paul, mon père se met au travail. Recherche du bon angle, attente de la bonne lumière et, bien sûr, gestion des figurants que nous sommes devenus, Daniel et moi. Pendant ce temps, le soleil commence à taper sérieusement. J’enlève mes gants, ma veste et mon casque. Mais cela ne convient pas à mon père qui me demande de me rhabiller, de manière à coller à la réalité du grimpeur qui vient de fouler un sommet. J’obtempère, comprenant les exigences du professionnel de l’image. Avec Daniel, toujours encordés, nous sommes à l’aplomb de la branche gauche de l’Y du couloir, une section exposée que nous avons évitée à la montée. Soudain, sans le moindre signe précurseur, le vide se fait sous nos pieds. Sur 40 mètres de longueur, c’est tout le pan de l’arrête sur laquelle nous nous trouvons qui s’effondre dans le couloir. L’appel d’air provoqué par la rupture brutale de la masse de neige nous précipite dans le vide. En une fraction de seconde, je réalise que c’est fini. L’évidence. On ne peut survivre à une chute de 600 mètres. Au premier choc, je perds connaissance.

Le bruit est assourdissant. L’hélicoptère du Secours en montagne (PGHM) est devant moi, à quelques mètres, en position stationnaire. Je suis prisonnier de la neige, incapable de bouger. Les douleurs sont insupportables. Dans un vrai brouillard mental et visuel, je ne comprends absolument pas ce qui en train de se passer. Mes habits sont déchirés, mes mains en sang, certains de mes ongles sont arrachés, des cordes me compressent et, surtout, j’entrevois quelqu’un, en contrebas, totalement immobile. Un premier secouriste saute de l’hélicoptère et semble disparaître… Il est effectivement happé par une crevasse, mais parvient à se rétablir. On me dégage avec précautions. Puis je dis quelques mots: «Dépêchez-vous… j’ai vu deux gars tomber dans le couloir… Il faut aller les chercher…» En fait, je raconte mon histoire. Je suis à l’extérieur de moi-même. Un phénomène bien connu des neuropsychiatres, me dira-t-on plus tard. Les secouristes parviennent enfin à me glisser dans l’Alouette III. Mais les douleurs sont telles que je sombre une nouvelle fois. Je me réveille quelques heures plus tard sur un lit d’hôpital. Le bilan est lourd: traumatisme crânien, fracture du fémur, des poignets et des clavicules, sans parler des gelures aux mains, ayant passé deux heures et demie dans la neige avant l’arrivée des secours. J’apprendrai ensuite que Daniel n’a pas eu ma chance. On me dit qu’il a perdu son casque… le fameux casque à pressions... Terrifiant destin pour ce jeune guide talentueux qui avait l’avenir devant lui. J’apprendrai aussi que ce sont deux alpinistes savoyards se trouvant sur le glacier situé en contrebas qui, après nous avoir vus tomber, sont parvenus à donner l’alerte depuis le refuge dont ils avaient forcé la porte. De leur côté, Jean-Paul Charlet et mon père ont vécu un véritable cauchemar. Trois heures leur ont été nécessaires pour rejoindre le refuge. Ils sont alors persuadés que nous n’avons pu en réchapper. Par radio, ils apprennent toutefois qu’un des deux grimpeurs retrouvés au pied du couloir est vivant. Mais de qui s’agit-il? Ils ne le découvriront qu’après avoir été redescendus dans la vallée par hélicoptère. Pour ma mère, ce fut encore pire. Durant des heures, compte tenu des informations dont elle disposait, elle était certaine que l’alpiniste hospitalisé était mon père, que son guide était décédé et que je n’avais pas été retrouvé. En effet, elle ne savait pas que Daniel Burnier avait été, au dernier moment, le quatrième homme de cette tragique aventure. Ironie du sort: trois jours après l’accident, Jean-Franck Charlet se retrouvera lui aussi à l’hôpital. Parti faire un jogging en forêt pour se remettre en forme, il n’eut pas meilleure idée que de grimper sur un pylône soutenant une ligne à haute tension. Croyant que celle-ci était neutralisée depuis longtemps, il n’hésita pas à saisir le câble. Ce sont alors 200’000 volts qui lui traversèrent le corps avant qu’il ne chute de huit mètres. Par chance, il ne fut pas électrocuté. Il dut simplement patienter quelques jours avant de récupérer complètement.

Gay-Coutett Mont-Blanc Gay-Coutett Mont-Blanc
Cordée sur Flèche Rousse à l’aiguille d’Argentière (1968). © Collection Gay-Couttet

Cet événement marqua un tournant majeur pour la famille tout entière. Sur le plan personnel, nombre de choix que je fis par la suite ont été liés à cet épisode tragique. La reconstruction physique, mais aussi une inévitable nouvelle approche existentielle, apparaissaient comme des perspectives incontournables. Ce fut laborieux. Je n’étais qu’un adolescent, et la prise en charge post-traumatique était balbutiante à cette époque. Aujourd’hui encore, tout n’est pas résolu et ne le sera sans doute jamais. Mais contre toute attente, cet épisode ne m’a pas détourné de la montagne et de ce rapport particulier que j’ai toujours entretenu avec l’image. En particulier celle issue de la photographie et donc, finalement, de ce que fut la longue et étonnante histoire de ma famille.