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Rivière à Prestea, au sud-ouest du Ghana, non loin d'un site d’exploitation aurifère d’une grande compagnie canadienne.© Agnès Faivre

L’hydre de l’or

Au Ghana, l'or abonde, tant dans les alluvions des rivières que dans les filons de roche. Le développement anarchique des mines artisanales a poussé le gouvernement à légiférer en faveur de l'environnement et de la santé. Une politique inédite en Afrique qui a privé le tiers de la population de ses revenus et fragilisé ses relations avec son premier partenaire commercial, la Chine.

A travers les interstices, je ne distingue qu'une vague lueur tremblotante au fond d'un trou étroit. «Regarde bien, quelqu’un remonte», me souffle-t-on à l'oreille depuis l'extérieur d'une cabane en bois dissimulée au milieu d'une colline de bananiers. A l'intérieur, trois matelas, une trentaine de sacs à dos et ce trou noir: une mine d’or artisanale en plein cœur de la petite ville de Tarkwa, 300 kilomètres à l’ouest d’Accra. L’homme qui tente péniblement de s'en extraire, en cet après-midi pluvieux d'octobre 2018, revient des galeries qui serpentent à plus cent mètres de profondeur. Il est à bout de force. Ses haltes se multiplient. Une main saisit bientôt le dernier barreau de l’échelle de bois, et le voilà qui se hisse enfin à la surface. Depuis quand ce corps sec aux épaules surdimensionnées et à la peau blanchie par l’argile n'a-t-il pas vu la lumière du jour? Ses collègues ne savent plus trop. Deux jours, peut-être trois. Le mineur d'une vingtaine d’années dépose sur le sol de terre battue ses cailloux grisâtres, puis ôte ses vêtements qu’il essore machinalement. «Cette eau, elle ne vient pas d’en bas, elle vient du stress, commente Salif*, le superviseur planté à l’entrée de la cabane, aussi placide que méfiant. C’est un métier très dur. Tu descends avec un marteau, un burin, une lampe. Le reste n'est que force humaine. Tu dois creuser, creuser. Tu ne peux pas revenir les mains vides.»

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Un homme remontant avec son chargement de la mine d'or souterraine de Joe* creusée par les Britanniques, Tarkwa. ©  Agnès Faivre

Pour quelques grammes d’or, ils sont des milliers comme Kobi* à s’enfoncer sous terre, la peur au ventre. Peur d’être enseveli. Peur aussi de se faire épingler par les forces de l'ordre. Depuis que le gouvernement ghanéen a instauré, en avril 2017, un moratoire sur l’exploitation aurifère artisanale, il traque les mineurs illégaux avec une force spéciale de 400 soldats et policiers (Opération Vanguard). Deux mille personnes ont déjà été arrêtées, mais plus nombreuses encore sont celles qui continuent à braver l’interdiction. A moins d’un kilomètre de la cabane, dans une mini-ville de bric et de broc, nous croisons des travailleurs affairés autour d’une autre mine d’or souterraine. Leurs regards sont glaçants. «Allez-vous-en!» scande un groupe d’hommes en nous barrant la route. «Les militaires sont intervenus juste en face, nous explique sur un ton plus amène, Joe*, 66 ans, leur patron. Ils pourraient débarquer.» Autour de lui, un ballet continu d'hommes suintants et voûtés évacue à la hâte des sacs de riz de 50 kg chargés de gravats, sous l'oeil attentif d'une dizaine de gardes informés par téléphone des mouvements de Vanguard. Ce site emploie 3'000 personnes et fonctionne non-stop, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Sur le plateau surplombant l’entrée du tunnel ont été construits un restaurant et de spartiates salles de repos. Malgré son appréhension, Joe, chapeau détrempé, regard fatigué, nous invite à nous asseoir avec lui sur un banc. «Depuis le moratoire, il n’y a plus d’argent, soutient-il. Ici, l’Etat ne t’aide pas, tu dois trouver toi-même les solutions. Cette mine, c’est tout ce qu’on a pour s’en sortir. Elle a été ouverte par les Britanniques pendant la colonisation. C’est avec cet or qu’ils ont construit la ville de Londres. Et de l’or, il y en a encore plein à l’intérieur!» Quant à la sauvegarde de l’environnement, au nom de laquelle les autorités ghanéennes ont décidé de suspendre l’exploitation d’or artisanale, il ne se sent pas concerné. «Qu’est-ce qu’on abîme? On est sous terre. On ne pompe pas d’eau, comme ceux qui exploitent l’or dans les rivières ou les forêts. Et pourtant...» s’épanche Joe, tandis que trois gaillards le pressent d’abréger.

Déjà démantelé deux fois la semaine précédente par Vanguard, le centre de traitement de l’or que gère Kwame*, en contrebas de la mine, est aussi sur le qui-vive. Dans cette baraque de tôles branlantes, les fragments de roche extraits par les creuseurs sont d'abord concassés, puis broyés dans des moulins avant d'être acheminés dans une seconde cahute à peine dissimulée en bordure de route, où ils sont lavés pour séparer l’or des autres éléments minéraux. Pour Kwame, qui suit les opérations à l’abri d’un ample parapluie transparent, la journée n’est pas mauvaise. «Là, on a du 24 carats, la meilleure qualité, sourit ce trentenaire roublard en exhibant un sachet de sable noir et de paillettes d’or guère plus gros qu’un pouce. On peut en tirer environ 3'000 dollars (quasi équivalent en francs, ndlr).»

Pilier de l’économie ghanéenne avec le cacao et le pétrole, l’or raconte plus de mille ans d’histoire. Mentionné la première fois en 788-789 par une source arabe, le Ghana est alors un vaste royaume de la savane qui contrôle les routes du commerce transsaharien de l’or (John Iliffe, Les Africains, Histoire d’un continent, Flammarion, 2009). Peu après l'arrivée des premiers colons portugais au XVe siècle sur ce territoire qu'ils baptisent «Côte de l'Or» se tissent des échanges maritimes avec l'Europe dont vont profiter les Ashanti, qui appartiennent au groupe des peuples akan. Le métal jaune leur permet de se développer économiquement, d'acquérir des armes et de s'imposer comme une puissante fédération au début du XVIIIe siècle, avant de céder aux Britanniques tous les territoires de la côte. Symbole de leur opulence: le célèbre trône d’or du premier roi ashanti Oseï Tutu, tombé du ciel un soir d’orage, selon la légende. «L’or est un don de Dieu au Ghana», martèle Rachid Mohamed, mineur de 36 ans, qui ne comprend pas pourquoi «le gouvernement pose tant de problèmes». Depuis 2008, le métal jaune empoisonne pourtant les pouvoirs successifs. L’essor des exploitations artisanales a rendu l’activité très polluante. Trop, d'après le président Nana Akufo-Addo. En fonction depuis janvier 2017, il a bâti sa campagne électorale sur l’«assainissement» du secteur: «Je suis prêt à mettre ma présidence en jeu sur cette question», a même déclaré le 10 juillet 2017 cet ancien avocat dans un discours sonnant comme un fervent plaidoyer pour la préservation de la nature. Une telle prise de position détonne en Afrique. Alors que l'exploitation d'or artisanale à petite échelle y est pratiquée dans 40 pays, les Etats ont coutume de fermer les yeux sur cette pratique qui, si elle affecte l’environnement, permet à des millions de personnes de sortir de la pauvreté. Au Ghana, le secteur représentait avant le moratoire d’avril 2017 quelque deux millions d’emplois directs et huit millions d’emplois indirects dans le commerce et les services, pour plus de 28 millions d’habitants, selon l’Association nationale des mineurs à petite échelle (GNASSM). Soit l’une des plus importantes «industries» de petits exploitants d’or de la planète!

Bien distincte de l’extraction des multinationales qui opèrent au Ghana (premier producteur d’or africain depuis mai 2019 et douzième producteur mondial en 2016), l'exploitation d'or artisanale s’est accrue de manière phénoménale. Dans un premier temps, en 1989, lorsque la libéralisation du secteur a été légalement encadrée, alors que les programmes d’austérité imposés par le Fonds monétaire international (FMI) frappaient le pays de plein fouet. «Des dizaines de milliers de personnes licenciées de la fonction publique dans le cadre des plans d’ajustement structurel et des paysans luttant contre la libéralisation des marchés se sont immédiatement tournés vers cette activité qui, en raison de ses faibles barrières à l’entrée, leur a fourni une source d’emplois stables et bien rémunérés», écrivent les auteurs d’un rapport de l’Institut international pour l’environnement et le développement (IIED) sur l’exploitation d’or à petite échelle au Ghana. Puis dans un second temps, vers la fin des années 2000, quand le cours de l’or s’est envolé. Depuis le sud-ouest, les mines artisanales se sont étendues à huit des dix régions que compte le Ghana. Des ressortissants de pays voisins et des milliers de travailleurs chinois chevronnés sont arrivés en masse avec de nouveaux outils de production. En 2014, la production artisanale atteignait près de 35% du volume d’or produit au Ghana, selon les chiffres du ministère ghanéen des Terres et des Ressources naturelles. En dix ans, elle a triplé de façon aussi fulgurante qu’anarchique. «Demander à une partie de la population ghanéenne de tout arrêter, ce n’est pas simple. Mais à un moment donné, il faut dire "non", sinon il n’y aura plus de cours d’eau intact et notre santé sera dangereusement affectée, alerte Sam Adu-Kumi, chef de la division Produits chimiques de l’Agence de protection de l’environnement (EPA). Des études ont établi que la pollution au mercure atteint des niveaux très élevés. Même le poisson est contaminé.» Un comble pour ce pays côtier qui est l'un des plus gros consommateurs mondiaux des produits de la mer.

© Agnès Faivre pour sept.info

60 à 80% des exploitants d’or à petite échelle n’ont aucun permis ou licence, d'après l’IIED. Ils s’adonnent à ce que les Ghanéens appellent le galamsey, un terme dérivé de gather them and sell (ramassez et vendez) qui caractérise les activités illégales. Longtemps tolérée, car ancestrale, cette pratique a proliféré depuis le début du siècle «sans que les gouvernements cherchent à (la) réguler», constate Jones Mantey. Ce doctorant en sciences de l’environnement a grandi dans un village de galamsey du district de Tarkwa où il a vu, adolescent, l'un de ses cousins mourir dans l’effondrement d’une mine souterraine. Dans le cadre de sa recherche sur le galamsey, Jones Mantey a recensé onze types d’exploitations différentes dans la région de l’Ouest, de l’extraction d’or primaire et alluvionnaire à sa transformation. Parmi les plus populaires, deux ont été introduits par les Chinois: le dragage des cours d’eau (système de pompage motorisé qui aspire les sables aurifères) et le chamfi, qui combine plusieurs opérations sur une petite surface (défrichage, creusage manuel ou mécanique, broyage, tri sur des rampes de lavage). Techniques simples, outils bon marché, systèmes mobiles grâce aux petits concasseurs au diesel importés de Chine, tous les ingrédients sont réunis pour amasser rapidement le précieux métal. Sauf que ces pratiques sont aussi «celles qui affectent le plus l’environnement», relève Jones Mantey. Elles contribuent à décimer des hectares de forêt tropicale – un enjeu préoccupant au Ghana où la moitié de la forêt a disparu en 20 ans - et à polluer les cours d’eau, réceptacles des substances utilisées dans le traitement de l’or (mercure, cyanure, acide nitrique). «Dans certaines régions, des usines de production d’eau potable ont dû stopper leurs opérations, car sa turbidité était si élevée qu’elles ne pouvaient plus la traiter. Tout ça nous coûte très cher et, en plus, la plupart des mineurs illégaux ne paient pas de taxes», déplore, dans son débit ultrarapide, Kojo Boateng, chroniqueur à Citi FM. Radio anglophone la plus écoutée du pays, elle a lancé début 2017 une gigantesque campagne de sensibilisation #StopGalamsey. Le hashtag a envahi les réseaux sociaux, fleuri sur les tee-shirts et les tracts tant et si bien que le mouvement s'est mué en «coalition des médias contre le galamsey», avec le soutien d’une majorité de députés et de l'opinion publique de plus en plus sensible aux enjeux environnementaux dans le contexte du réchauffement climatique.

Cette rhétorique «antigalamsey» n’est pas pour déplaire au gouvernement ghanéen, qui, ainsi qu'il l'a annoncé, fourbit ses armes. Outre la force répressive Vanguard, il a mis sur pied un programme de prévention et d'amélioration de la gestion administrative. Plus de 3'000 mineurs ont suivi des formations sur la sécurité et la protection de l'environnement, tandis que le renforcement des institutions s'organise (mises en place d'un groupe de travail interministériel, de bureaux nationaux pour favoriser l'obtention de licences pour les petits exploitants, et d'assistance technique au niveau des districts). Dans ce pays très connecté où même l’église propose ses propres applis, Accra mise surtout sur les nouvelles technologies pour traquer les mineurs illégaux: imagerie satellite afin de cartographier les zones exploitées, drones et puces sur les équipements miniers, etc. Les données récoltées sont centralisées grâce au programme GalamSTOP à disposition des agences étatiques concernées. Tout n’est pas encore fonctionnel, mais le dispositif fait la fierté d’Isaac Karikari. Dans son costume crème aux subtiles touches de wax ghanéen, ce coordinateur au ministère des Terres et des Ressources naturelles nous exhorte à feuilleter le projet intégré multisectoriel minier (MMIP) qu’il tient pour sacré. «Nous l’avons développé seuls, avec nos experts, et tout y est: les chiffres, les objectifs, la stratégie. Même la Banque mondiale a dit qu’elle allait s’en inspirer. C’est inédit!» savoure-t-il dans son vaste bureau vide dans le quartier administratif de la capitale à deux pas du front de mer. Sous-entendu: le Ghana ne se laisse dicter par personne sa politique intérieure, et surtout pas par les institutions internationales desquelles il tient à s’affranchir.

«Tous des menteurs!» Amina Tahiru, exploitante d’or licenciée, frémit de colère dès qu’on aborde la dimension écologique de cette politique minière. «S’il s’agit vraiment d’environnement, la Commission des minéraux (département de l’agence de l’Environnement) a tous les moyens pour tracer nos activités, contrôler si on extrait de l’or au-delà de nos concessions et si on reboise bien les carrières», argue-t-elle. Au lieu de ça, cette quadragénaire «reste assise à la maison» depuis près de deux ans. Autodidacte, sans diplôme, Amina, courtes dreadlocks pointant sous un chapeau et pépite 22 carats autour du cou, s'est lancée corps et âme dans le filon aurifère en 2002 à Kwabeng, 200 kilomètres au nord d’Accra. A se «taper la tête contre les murs», comme elle dit, pour décrocher une, puis plusieurs concessions minières – neuf de 10 hectares - et développer son affaire dans les règles. Avant le moratoire, elle employait 120 personnes. Et elle «adorait» son job: trouver des fonds, tenir les comptes, agir pour le développement social des communautés, manoeuvrer l’excavateur et même ouvrir de nouvelles carrières. «Je creuse en aménageant des rampes pour descendre progressivement, c’est moins dangereux. En 16 ans, je n’ai jamais eu un seul accident sur mes sites. On m’appelle Ramp Woman», sourit l'entrepreneuse. 

Des femmes comme Amina, occupant des postes à responsabilité, sont rares dans le métier. «Je voulais prouver que ce travail n’est pas réservé qu’aux hommes», insiste-t-elle en enfilant ses bottes de caoutchouc avant de glisser un Smith & Wesson de calibre 9 mm sous sa ceinture. Et de tenter de nous rassurer en précisant que «dans les mines, tout le monde a un revolver ou un fusil à pompe», tandis que nous nous dirigeons vers deux de ses concessions. Les routes qui menaient deux ans auparavant aux carrières à ciel ouvert ont fait place à des plantations de bananiers, cocotiers et palmiers aménagées par ses soins, à travers lesquelles se faufile un sentier. Deux hommes menus le remontent, un chalumeau dans la main du plus jeune. «Ils ont trouvé de l’or, ils vont aller faire l’amalgame avec le mercure, puis le vendre, nous explique Amina. Ce sont ces gens-là que le gouvernement empêche de travailler. Lui, il est marié, il a des enfants.» Sont-ils d’anciens employés? «Non, tous mes travailleurs ont quitté Kwabeng pour chercher du boulot ailleurs. Eux, ce sont des gens du coin qui font le galamsey avec une pelle et des petits outils. Je les laisse faire, ça fait partie des services rendus aux communautés riveraines. Ici, c’est la mine ou la famine», répond-elle d'une voix dépitée. Une tolérance à géométrie variable. Bien souvent, Amina a dû faire face à des incursions massives de mineurs illégaux sur ses concessions. Une fois, elle s’est trouvée nez à nez avec une armée de travailleurs équipés de 12 excavateurs de 30 tonnes… et de fusils. Sur le premier site, rien à signaler. Mais sur l’autre, il y a du monde. On entend des voix et des bruits d’activités humaines. Un homme chargé de bidons jaunes remplis de diesel s’enfonce dans la brousse. «Tu vois? Ils emmènent des machines pour extraire mon or, alors que moi je dois rester à la maison, fulmine Amina, ses grands yeux ronds révulsés. Si tu donnes beaucoup d’argent aux chefs traditionnels, ils t’autorisent à faire le galamsey. Et Vanguard n’intervient pas.»

A Dunkwa-on-Offin, ville de la région centrale à 240 kilomètres et sept heures de car de Kwabeng, l’opération Vanguard semble avoir été plus efficace. Dans ce haut lieu de l’exploitation d’or alluvionnaire, ancien fief de puissants chefs et du grand royaume Denkyira (XVIIe siècle), tout est «à louer»: camions, voitures, maisons... même ces excavateurs parqués par dizaines en bordure de route. Plus loin, le long d’une rue en terre battue, un cimetière de matériel de pompage d’eau. «On n’a plus de clients, on rapatrie tout vers Kumasi (deuxième ville du pays, dans la région ashanti voisine, ndlr)» soupire, maussade, l’un des quatre vendeurs agglutinés avec un chat apathique sous une bâche blanche. Au marché central, comme pour tromper la monotonie ambiante, des haut-parleurs crachent en boucle des annonces chantées et saturées indiquant les prochains départs de minibus. Parmi les étals vides, trois maraîchères derrière leur stand de bananes, d’aubergines et de piments, une ribambelle d’enfants entre les jambes, nous certifient que leurs gains ont été divisés par dix depuis le moratoire d’avril 2017. «Pas de clients, pas de clients, tout le monde vous dira ça, peste Elliot Larme, un mineur de 66 ans. Avant, le marché était bondé, car Dunkwa est un carrefour minier. Il y avait aussi des boutiques de matériel spécialisé, des revendeurs d’or, des bijouteries. Mais tout a fermé. Des milliers de personnes ont fui. Certains ont divorcé, d’autres ont bu du poison. Je ne peux même pas raconter tout ce que j’ai vu.»

En février 2018, la GNASSM, qui revendique 800'000 membres, du petit orpailleur solitaire à la PME de 500 personnes, chiffrait à 551 millions de dollars (plus de 557 millions de francs) les pertes accumulées par le secteur. «Ce montant correspond au manque à gagner pour les petits exploitants d'or sur une période d’à peine 6 mois», commente Emmanuel Antwi, directeur des opérations de l’association. Un chiffre qui ne prend pas en compte les répercussions indirectes du moratoire: l'absence de débouchés pour les commerçants et agriculteurs, la masse salariale qui n’est plus injectée dans l’économie locale, ou encore le fait que tout un pan de la société ghanéenne se retrouve au chômage. «Il faut arrêter cette politique qui n’aide pas les citoyens ordinaires», soupire Nuhu Mustapha. Depuis les hauteurs de Prestea, ville minière proche de la Côte d’Ivoire, au sud-ouest du pays, ce mineur, la cinquantaine, calot blanc et djellaba gris foncé, nous montre sa villa cossue dont seule la base est crépie. «Je ne peux pas finir les travaux, je cherche à la vendre, m’assure-t-il, désenchanté. Les créditeurs nous tiennent à la gorge.» Quant aux alternatives à la mine, comme l’agriculture, le sujet est balayé par son collègue Rachid Mohamed: «Ça n’a pas de sens d’arrêter de chercher de l’or. Il y en a partout, et c’est lucratif.»

Prestea, avec ses 35'000 habitants, incarne à elle seule la problématique paradoxale des trois grandes régions aurifères du Ghana (Ashanti, Centre, Ouest). Non loin du centre-ville où quelques jolies maisons colorées en dur bordent des routes défoncées, on découvre un pan de colline complètement dévoré par la grande industrie aurifère, sur lequel s'activent des machines. En contrebas, le contraste est saisissant: de petites unités de traitement de l’or en bois et en tôle sont à l'arrêt, démantelées par Vanguard. Une situation qui ne semble heurter personne dans les couloirs des administrations d’Accra où on serine que l'extraction d’or à grande échelle – non visée par le moratoire - est «facile à contrôler». Sauf que ce régime spécial crée de l’incompréhension chez les petits exploitants. Leur point de revendication majeur vise toutefois l’amalgame entre mineurs illégaux et mineurs licenciés, entretenu par le moratoire. «On ne peut pas frapper de la même interdiction ceux qui contournent la loi et ceux qui se conforment à toutes les régulations instaurées depuis la libéralisation du secteur en 1989. Cela n’encourage pas à formaliser l’activité», s’indigne le directeur de la GNASSM. Samuel Anku, un ancien ingénieur chimiste qui a repris l’exploitation familiale à la mort de son oncle, espérait, lui aussi, plus de discernement. Droit dans sa chemise chamarrée, cet homme posé salue la volonté politique du président Akufo-Addo: «Il a 70 ans et s’il agit pour l’environnement, ce n’est pas pour être réélu: il se soucie vraiment de notre avenir.» Une préoccupation qu'il partage, lui qui, en 2012, s’est rapproché de l’ONG Solidaridad pour former ses 300 employés à l’extraction «responsable». Il s’en est fallu de peu, en 2016, pour que son entreprise, maintes fois primée pour ses bonnes pratiques, décroche le label international Fairmined, basé sur des critères environnementaux, de commerce équitable et de développement social. C'eût été une première en Afrique de l’Ouest. L'année suivante, en 2017, «on avait emprunté pour se former et combler nos points faibles, et on pensait l’avoir», lâche-t-il. Las, avec le moratoire, tout est tombé à l’eau. Etranglé financièrement, il se dit démuni face aux travailleurs qui continuent de compter sur lui pour une hospitalisation, des fournitures scolaires... «Notre voix n’a pas été entendue par les autorités», regrette-t-il.

Le 17 décembre 2018, après 21 mois de moratoire sur les mines d’or artisanales, le gouvernement ghanéen a finalement décidé de lever cette interdiction, uniquement pour les mineurs licenciés. Accra a bien conscience de s’attaquer à une hydre de Lerne. Préserver la nature sans détruire des millions d’emplois est une équation ardue; une lutte «plus difficile que celle menée pour l’indépendance en 1957», juge le ministre de l’Environnement Kwabeng Frimpong-Boateng. La formule fait sourire à travers le pays; il se dit que le fils de ce ministre serait lui-même impliqué dans le galamsey. Pour compliquer la donne, Accra doit aussi composer avec la Chine, son premier partenaire commercial, qui voit d’un mauvais œil la répression contre ses ressortissants dans les mines d’or artisanales – un secteur réservé selon la législation aux citoyens ghanéens. «Il serait extrêmement préjudiciable aux relations bilatérales entre les deux pays» s’il y avait des incidents lors des arrestations de mineurs chinois, a averti en avril 2017 la Mission diplomatique chinoise au Ghana. La semonce vise en creux la presse ghanéenne, qui fait ses choux gras de la «lutte antigalamsey» et tend à stigmatiser les Chinois en publiant presque systématiquement les photos de ces étrangers arrêtés. Or, dans les chancelleries d’Accra et de Pékin, chacun a en tête le délicat précédent de 2013. En avril de cette année-là, dix-sept mineurs ghanéens illégaux ont péri dans l’effondrement d’une mine supposément abandonnée par des Chinois. Dans un contexte où de violents conflits dans les exploitations défraient régulièrement la chronique, le président Mahama décide alors de réagir… avec la manière forte. Il déploie une task force pour «nettoyer» les mineurs illégaux. En juillet, les Services de l’immigration font les comptes: 4'592 mineurs chinois expulsés du Ghana en deux mois. Mesures de rétorsion ou non, Accra peine à obtenir l’argent du prêt de trois milliards de dollars, signé un an plus tôt avec la Banque de développement de Chine. Et les critères d’obtention du visa chinois se durcissent pour les Ghanéens.

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Le pan d'une colline dominant Prestea dévoré par la grande industrie aurifère surplombant un centre de traitement illégal de l'or fermé par la Vanguard.  © Agnès Faivre

Autant dire que le président Akufo-Addo marche sur des œufs. A Pékin, lors du grand sommet Chine-Afrique de septembre 2018, il a assuré, droit dans ses bottes, qu’«aucun citoyen chinois pris en train de faire le galamsey ne serait épargné.» Tout en négociant un prêt de 50 milliards de dollars sur un siècle avec son homologue Xi Jinping, au nom de la «vieille amitié de 58 ans». Historiques, les liens entre ces deux pays remontent à la lutte anti-impérialiste et à la volonté de coopération Sud-Sud scellées lors de la Conférence de Bandung en 1955, à laquelle participait le président de la Côte de l’Or, Kwame Nkrumah. Cinq ans plus tard s’instauraient des relations diplomatiques. En 2018, la Chine était le premier investisseur au Ghana, son 7e partenaire commercial en Afrique… Et, fait notable pour Pékin, le plus vertueux: le symbole de l’Afrique qui marche, des transitions démocratiques réussies, de la liberté de la presse et des taux de croissance économique insolents. En Chine, les Ghanéens représentent le plus gros contingent d’étudiants africains - ils étaient 5'516 en 2017. «Il y a entre la Chine et le Ghana une relation très cordiale qui remonte au traité d’amitié de 1961», note Camillus Sakzeesi, administrateur de l’Association pour l’amitié sino-ghanéenne (GHACHIFA). Cette proximité, plutôt solide face aux soubresauts de l’histoire, change de nature à la fin des années 90, «quand le Ghana cherche d’autres sources de financements et d’autres approches que celles du consensus de Washington (ensemble de mesures comme la libéralisation du commerce ou les privatisations, qui vont conditionner dans les années 90 l’aide financière de la Banque mondiale et du FMI aux pays en développement, ndlr), explique Richard Aidoo, maître de conférence à la Coastal Carolina University, en Caroline du Sud. Les relations entre l'Empire du Milieu et le Ghana passent alors d’une approche idéologique façonnée par la lutte contre le colonialisme des années 50 à une relation plus pragmatique et économique, en vue de lutter contre la pauvreté et le sous-développement. La Chine fournit ainsi au Ghana des ressources et une orientation. L’objectif du Ghana serait de croître de manière agressive et de sortir une grande partie de la population de la pauvreté, comme l’a fait la Chine.»

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Le président de la Chambre de commerce chinoise au Ghana et homme d'affaires Tang Hong dans son palace à Accra. © Agnès Faivre

Signe de l’influence du modèle chinois, le programme «One district. One factory» (Un district. Une usine), impulsé en 2017, ambitionne de faire des 216 districts du Ghana des pôles de croissance économique au moyen d’une industrialisation portée par le secteur privé. «C’est une très bonne politique et, à la Chambre de commerce chinoise, nous encourageons les citoyens chinois à investir dans le développement d’usines dans différents secteurs au Ghana», réagit son président et homme d’affaires Tang Hong. Originaire de la province d’Anhui (Chine de l'Est), il a fait fortune au Ghana en misant dans des domaines aussi variés que les filets de pêche, les matériaux de construction ou les pièces détachées automobiles. Il nous reçoit chaleureusement au Tang Palace, un luxueux et rutilant hôtel-restaurant d’Accra qu'il a inauguré en 2015. «J’ai eu de la chance d’arriver tôt au Ghana, déclare-t-il. En 1995, quand je me suis installé, la valeur des échanges avec mon pays se chiffrait à 30 millions de dollars. Treize ans plus tard, elle a été multipliée par 200! Nous venons tous de provinces différentes et nous avons diversifié les secteurs d’investissements: l’énergie, l’agrochimie, la construction…» Quant aux mineurs illégaux qui ont afflué à la fin des années 2000, il tempère son enthousiasme: «Le chef de l’Etat a abordé ce point de façon moins rude qu’en 2013. Mais nous devons trouver les moyens de faire les choses légalement», estime-t-il. Environ 30'000 Chinois résident au Ghana selon les autorités consulaires. Dans les mines d’or, ils seraient 50'000, estimait en 2013 l'un de leurs représentants dans le Financial Times. Les deux tiers de ces clandestins seraient originaires de Shanglin, un comté très pauvre de la province méridionale du Guangxi. Après avoir épuisé, là-bas, les gisements aurifères, ces Chinois peu éduqués mais rompus à l’extraction d’or alluvionnaire ont émigré, poussés par leurs proches et motivés par les faibles taux d’emprunt dans leur pays. Le Ghana est devenu leur Far West. Sauf que certains s’y retrouvent désormais coincés. C’est le cas de ce trio de commerçants (deux hommes et une femme) rencontré à Tarkwa. Dans un hangar qui abrite des moteurs, des pompes et des concasseurs made in China, ils nous adressent des signes et de généreux sourires, tandis que nous négocions un entretien par l’entremise de leur employé ghanéen. «Ils ne parleront jamais à un journaliste», «ils ne parlent pas anglais», «ils ne sont pas fichus de comprendre un mot de twi (langue akan très répandue, ndlr)», nous certifie ce dernier avec insistance. Pourtant, ils nous rejoignent volontiers, avec leurs chaises de plastique bleu. C’est la femme, fluette trentenaire en chemisier vert jade et en escarpins, qui balbutie quelques bribes de phrases en anglais. Ils viennent de la ville centrale de Xian. Après un transit à Accra, ils ont atterri directement dans cette petite ville de l’Ouest «pour le galamsey. Avant, il y avait plein de magasins chinois ici, mais les prix ont chuté (avec le moratoire), beaucoup sont partis», baragouine-t-elle. Eux sont restés, car ils «doivent rembourser». Ils ont emprunté «beaucoup d’argent» pour constituer un stock de matériel. Lequel continue à leur être livré par bateau. «Si tu ne rembourses pas, tu ne rentres pas.» Et d’assurer qu’ils n’étaient pas au courant des lois ghanéennes en vigueur. S’entendent-ils bien avec les Ghanéens? «Here, all love», répond-elle tout sourire, tandis que l’employé ghanéen vitupère en anglais sans une once de ménagement: «Ce n’est pas vrai. Ils nous traitent mal, ils nous payent mal.»

Le galamsey, qui s’est fortement accru avec le savoir-faire et les outils importés d’Asie, contribue à exacerber un sentiment antichinois au Ghana. Parfois, ces mineurs clandestins issus du prolétariat sont en compétition directe avec des locaux déshérités pour qui l’or est une question de survie. Il est fréquent d’entendre aussi que ce sont les Chinois qui détruisent l’environnement, qui s’aventurent dans les aires naturelles protégées ou qui corrompent les chefs traditionnels avec des sommes mirobolantes pour pouvoir extraire le métal précieux dans certaines zones. La réalité semble plus nuancée. Au-delà des conflits, des partenariats se nouent aussi, comme en témoigne Peter Ayikey. Ce bijoutier de Dunkwa, membre de la GNASSM – qui possède son propre groupe d’intervention contre l’extraction illégale -, prête parfois main-forte à l’Opération Vanguard pour des missions «périlleuses», voire «effrayantes». Souvent la nuit, en pleine brousse ou au milieu des fleuves où ces «mineurs nagent mieux que des poissons et ne sont pas faciles à attraper». Parmi eux se trouvent des Chinois, mais pas uniquement. «Il y a aussi beaucoup de Ghanéens avec qui ils font affaire, des Togolais, des Béninois, des Nigériens, des Nigérians. Des Burkinabés et des Maliens également, qui ont introduit le traitement au cyanure pour trier les particules d’or», expose-t-il. «Les Chinois sont victimes d’une très mauvaise publicité au Ghana. Mais on devrait plutôt se demander qui a amené ces mineurs au Ghana, qui les a laissé entrer par milliers sur le territoire?» renchérit Camillus Sakzeesi, l’administrateur de l’Association pour l’amitié sino-ghanéenne. Il n’est pas le seul à s’interroger sur une éventuelle collusion entre responsables politiques et ce que certains nomment le «gang de Shanglin». Dans une publication intitulée L’économie politique du galamsey et le sentiment antichinois au Ghana, le politologue Richard Aidoo questionne la responsabilité des forces politiques locales dans le développement des activités minières illégales des Chinois, et, de fait, les relations entre le pouvoir central et la chefferie - pouvoir traditionnel minoré depuis l’indépendance et redevenu influent avec l’essor du galamsey. Fin août 2018, la GNASSM menaçait quant à elle de dénoncer des chefs et responsables politiques impliqués dans le galamsey si le gouvernement ne révisait pas le moratoire. Il n’a fallu que quelques jours à la ministre du gouvernement local et du développement rural pour annoncer avoir identifié des chefs métropolitains, municipaux et de district impliqués dans l’extraction d’or illégale.

«La lutte contre l’exploitation minière illégale est un enjeu énorme, et on ne va pas le régler par magie. Il faut réussir à associer tout le monde, y compris les chefs impliqués dans le galamsey qui disent que la terre leur appartient», résume le coordinateur ministériel Isaac Karikari. Cela revient-il aussi à consulter Pékin pour réajuster le programme minier qui a servi de socle à l’élection d’Akufo-Addo? «La campagne "antigalamsey" a certes mis à l’épreuve et remis en cause les relations sino-ghanéennes, mais elle ne les a pas totalement sapées», souligne le politologue Richard Aidoo. A cet égard, le fait de «réfléchir», comme l’indique Isaac Karikari, à la création d’un statut intermédiaire entre exploitations à grande échelle et à petite échelle, pose un problème. L’idée nous avait été soufflée, quelques semaines plus tôt, par Tang Hong, qui préside, outre la Chambre de commerce chinoise, l’Association des sociétés chinoises au Ghana. Il y voyait une manière d’intégrer les Chinois illégaux dans la filière de l’or. «Nous pouvons mécaniser davantage le secteur, tout en nous conformant au respect de l’environnement» assurait-il. Reste que cette mesure n’est pas une priorité pour la GNASSM ni pour l’ONG Friends of The Nation qui observe d’un oeil vigilant les répercussions des politiques publiques dans les communautés minières. «La régularisation de l’exploitation d’or à petite échelle est la clé, tranche Solomon Kusi Ampofo, son coordinateur de la gouvernance des ressources naturelles. Et la première étape, c’est la légalisation de tous les mineurs ghanéens.» Ces organisations entendent donc maintenir la pression pour alléger les procédures d’obtention de licence, établir un cadastre minier ou améliorer l’encadrement technique des travailleurs. «Il faut regarder l’exploitation artisanale à petite échelle comme une source de création de richesses, une piste de développement économique, et un moyen de diversifier l’économie en combinant la mine à d’autres activités», ajoute-t-il. Leur voix sera-t-elle entendue? Le Ghana pourrait-il ouvrir la voie à une formalisation de l’informel qui pèse si lourd dans les économies africaines? «Même si la volonté politique est là, des défaillances techniques subsistent», reconnaît Solomon Kusi Ampofo. Et tant qu'il y aura de l’or au Ghana, nombreux sont ceux qui continueront à creuser toujours plus profondément pour extraire ce «don de Dieu».

* Les prénoms ont été modifiés