«Google veut tuer la mort»

© Frédéric Michaud
Google, entreprise américaine de services technologiques, est en réalité bien plus qu'un moteur de recherche mondialement connu. Ce dernier a pour ambition de changer l'humanité, et s'en donne les moyens. 

Le géant américain de l'internet investit massivement dans la biotechnologie, l’intelligence artificielle et la robotique. Pourquoi? Google veut changer l'humanité et tuer la mort, estime le médecin français Laurent Alexandre.

Pour la majorité des gens, Google n’est qu’un innocent moteur de recherche sur Internet. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, la société américaine est devenue, en peu de temps, par ses acquisitions dans la biotechnologie, l’intelligence artificielle et la robotique, un véritable incubateur de nouvelles technologies. Dans un but ultime: augmenter l’espérance de vie humaine. Passionné par le sujet, Laurent Alexandre, médecin français et président de DNA Vision, société belge spécialisée dans le séquençage ADN, et auteur du livre La mort de la mort, analyse la croisade contre la mort à laquelle se livre le géant de la Silicon Valley.

Vous dites que Google est devenu le premier embryon d’intelligence artificielle au monde. Pourquoi?
Depuis maintenant deux ans, le géant de Mountain View multiplie les acquisitions dans les secteurs de la recherche de pointe. Dans la biotechnologie d’abord, avec notamment le rachat des start-up DNNresearch, active dans les neurosciences, et 23andMe, spécialisée dans le séquençage de l’ADN humain. Dans le secteur de l’intelligence artificielle (AI en anglais, ndlr) ensuite, avec le rachat de DeepMind, une start-up britannique qui a développé un modèle de réseau de neurones artificiels capable d’apprendre par lui-même. Dans la robotique enfin, avec l’acquisition, notamment, en 2013, de Boston Dynamics, connue pour concevoir des robots pour l’armée américaine.

Quel but poursuit Google avec sa nouvelle stratégie?
Faire reculer la mort et développer l’intelligence artificielle. Le voile a été levé sur ses intentions fin 2013 lorsque Google a annoncé coup sur coup la création de sa filiale Calico, qui vise à augmenter l’espérance de vie humaine de 20 ans, et l’engagement du célèbre informaticien Raymond Kurzweil, connu aux Etats-Unis pour être le «pape» du transhumanisme, ce mouvement qui espère fusionner l’homme et la machine pour tendre vers l’immortalité, au poste de directeur de l’ingénierie de Google.

Ce but – celui de vaincre la mort – semble n’être que purement humaniste. N’y a-t-il aucun business plan là-derrière?
Cet objectif dépasse de beaucoup l’argent et le business. C’est un objectif idéologique quasi messianique. C’est le fruit d’une conviction: celui de pouvoir changer l’humanité.

Ce qui a motivé les dirigeants de Google – Larry Page, Sergueï Brin et Eric Schmidt – à investir dans le transhumanisme, n’est-ce pas leur santé fragile?
Non, ils s’intéressaient au transhumanisme bien avant leurs problèmes de santé. Mais il est clair que cela les a poussés à s’intéresser au domaine médical (Sergueï Brin est porteur d’un gène qui le prédispose à la maladie de Parkinson, et Larry Page a une santé fragile. Il a souffert d’une paralysie des cordes vocales, ndlr).

Fusionner l’homme et la machine pour tendre vers l’immortalité, c’est sur quoi les scientifiques de la Silicon Valley travaillent actuellement?
Dans la Silicon Valley, de plus en plus de gens pensent que l’homme peut devenir immortel grâce à la technologie. Google veut concrétiser ce mouvement de pensée: tuer la mort en développant l’intelligence artificielle dans le but de l’interfacer avec le cerveau humain. L’humanité doit se préparer à la pensée hybride. Une pensée qui viendra pour une part de notre cerveau, et d’une autre part d’implants électroniques. Ce sera l’avènement de ce qu’on appelle «l’humain augmenté» ou «humain 2.0».

Quand «l’humain augmenté» deviendra-t-il une réalité?
Ray Kurzweil a prédit que dès 2035, nous serons connectés à l’Internet par le biais d’implants électroniques dans le cerveau.

Google est-elle seule à l’avant-garde de ce mouvement?
Google est la plus avancée. Aujourd’hui, un tiers des meilleurs spécialistes en intelligence artificielle travaillent chez Google. C’est la première société à avoir pris conscience du potentiel extraordinaire des NBIC (un champ scientifique multidisciplinaire qui se situe au carrefour des nanotechnologies (N), des biotechnologies (B), de l’intelligence artificielle (I) et des sciences cognitives (C), ndlr) et à investir dedans. Mais tous les acteurs de la Silicon Valley s’intéressent à l’intelligence artificielle.

Il y a donc d’autres sociétés que Google qui exploitent ce créneau…
Oui. Facebook est en train d’engager une équipe spécialisée dans ce domaine pour rendre son réseau social plus intelligent et plus pertinent. Amazon a dévoilé fin 2013 son projet de livraisons par drones. Apple de son côté a développé un centre sur l’intelligence artificielle et a présenté en juin 2014 son Health Kit: des applications médicales avancées pour l’iPhone et l’iPad. Le but étant de faire du smartphone le stéthoscope du XXIe siècle. Enfin, IBM a commercialisé Watson, un programme informatique d’intelligence artificielle. Une version de Watson a été développée dans le domaine de la santé, pour aider les médecins dans la lutte contre le cancer du poumon. Les scientifiques se sont rendu compte que Watson faisait de meilleurs diagnostics que les cancérologues.

Comment l’expliquez-vous?
Les données sur les patients sont en train d’exploser. Avec 50 ou 100 données, il est toujours possible pour un médecin de faire un diagnostic, mais pas avec 100 milliards. D’ici 2025, Watson dépassera les médecins.

Cette avancée fulgurante des nouvelles technologies signe-t-elle la fin du pouvoir médical?
L’algorithme va remplacer le médecin, mais au final, ce sera toujours le médecin qui signera l’ordonnance. Même si ce n’est plus lui qui l’aura faite. L’intelligence artificielle deviendra le nègre littéraire du médecin.

Et la fin d’autres professions?
Bill Gates, fondateur de Microsoft, s’est inquiété au printemps 2014 du fait que beaucoup de métiers pourraient disparaître à terme. Il a déclaré que les infirmières pourraient être remplacées d’ici 2035 par des automates. Les chauffeurs de taxis pourraient aussi disparaître avec l’invention de la Google Car (la voiture sans conducteur mise au point par Google et dont le prototype a été présenté en mai 2014, ndlr). Personne n’avait imaginé cette accélération des progrès de la robotique. C’est pour cette raison que la réflexion sur ce sujet-là n’en est qu’à ses débuts.

En parlant de réflexion, les recherches de Google sont-elles encadrées?
Non. Mais Google s’interroge sur les limites à donner à son pouvoir. La société a d’ailleurs crée un comité d’éthique sur l’intelligence artificielle. Comment l’encadrer? Comment éviter qu’elle ne devienne nocive pour l’humanité? Beaucoup de scientifiques ont lancé un cri d’alarme sur cette question-là. En mai 2014, le physicien britannique Stephen Hawking a mis en garde contre les dangers de l’intelligence artificielle dans une tribune publiée dans le quotidien britannique The Independent. Fondateur de PayPal et de Space X, physicien reconnu, le Sud-Africain Elon Musk a de son côté affirmé en août 2014 sur Twitter que l’intelligence artificielle représentait «certainement un danger encore plus grand que celui des armes nucléaires».

Ne vaudrait-il donc pas mieux que ces recherches soient encadrées par les pouvoirs publics?
Oui, elles devraient l’être. Mais ont-ils intérêt à limiter le pouvoir de Google? Pas sûr. Google contribue à maintenir le leadership technologique américain. Google fait partie du pouvoir des Etats-Unis.

Tout de même, c’est d’un grand bouleversement dont on parle. L’Etat ne va-t-il pas mettre son holà à un moment donné?
Les transhumanistes veulent changer l’homme et il est fort à parier que l’opposition politique sera violente. Le clivage gauche-droite risque de disparaître et d’être remplacé par l’opposition entre transhumanistes et bio conservateurs, ceux qui seront contre les manipulations génétiques chez l’homme.

Le transhumanisme est régulièrement mis en doute pour son manque de fondements scientifiques. Pourquoi? N’est-ce que de la science-fiction?
Le transhumanisme est une vision: celle de l’immortalité. Nous sommes encore dans le domaine de la prophétie, voilà pourquoi. En réalité, les NBIC se développent très rapidement et beaucoup de choses qui semblaient impossibles sont en train de devenir réalité. La Google Car en est un très bon exemple.