Don Quichotte contre les géants du vent

Reconnu unanimement dans le monde francophone, l’écrivain fribourgeois Jean-François Haas raconte son combat contre l’implantation des éoliennes dans son coin de pays et comment cette affaire a été cachée à la population par les autorités communales, cantonales, fédérales et les promoteurs du vent électrique. Coup de gueule salutaire et surtout récit d’un sursaut démocratique nécessaire.

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Les slogans contre l’implantation des éoliennes fleurissent dans la campagne fribourgeoise.  © Manel Santiso

Le 9 décembre 2019, j’assiste à l’assemblée communale de Courtepin, mon village, situé à une petite dizaine de kilomètres de Fribourg, notre capitale cantonale. Ce terme d’«assemblée communale» désigne dans mon canton les citoyens actifs qui ont répondu présents à la convocation de l’exécutif local. Idéalement, ce devrait être tout le corps électoral. Mais c’est rarement le cas. Sur chaque objet traité, tout participant peut s’exprimer, avant de l’accepter ou de le rejeter par un vote. J’ai pris part à ma première assemblée en 1972, une année après l’octroi du droit de vote et d'éligibilité aux femmes. J’avais vingt ans, l’âge de la majorité civique à l’époque. J’étais enthousiaste; la démocratie gagnait du terrain. Un enthousiasme que j’ai ensuite essayé, en tant qu’enseignant, de transmettre à mes élèves du collège de Gambach durant les leçons d’histoire que j’y dispensais avant ma retraite en 2013.

Cette assemblée du soir du 9 décembre 2019, comme toutes les réunions politiques de ce genre, s’est terminée par la rubrique des «divers» qui permet de poser des questions, d’émettre des propositions, des critiques. Cela peut aller d’un carrefour dangereux à une fontaine publique qui ne coule plus ou une subvention trop faible pour le club de foot ou celui des accordéonistes. Le moment n’est pas toujours facile pour le Conseil communal, l’exécutif, et pour son patron, le syndic. Et ce 9 décembre n’a pas fait exception. Voici un extrait du procès-verbal officiel: «Une personne demande si le Conseil communal a des informations au sujet de l’implantation d’un parc éolien. M. Martin Moosmann (syndic) répond que ce projet fait partie du Plan directeur cantonal et que le Conseil communal n’en sait pas plus.»

Depuis le projet d’implantation d’éoliennes dans la localité voisine de Misery en 2013, je n’avais plus entendu parler de parc éolien dans notre district du Lac ou dans celui de la Sarine, tout proche. J’avais sans doute manqué d’intérêt pour le sujet, probablement parce que je me disais que s’il nous arrive parfois de brasser de l’air dans mon coin de pays sur certains sujets politiques, mon village n’est de loin pas balayé par des courants puissants ou même réguliers. Bref, un tel moulin à vent de plus de 200 mètres de hauteur à deux pas de ma petite bourgade, ça me semblait totalement hors sujet. J’avais tort. Comme d’autres citoyens, j’allais découvrir dans les années suivantes que les promoteurs d’Ennova, des Services industriels de Genève (SIG) et du Groupe E, avec sa société Greenwatt, tous porteurs du vent électrique dans nos campagnes, avaient travaillé de manière occulte. Le maître-mot de cette période semble bien avoir été «confidentiel», et son corollaire, l’absence d’information aux populations concernées. Une véritable omerta.

«Le Conseil communal n’en sait pas plus», affirme le syndic qui en laisse plus d’un sceptique dans la salle. En sait-il davantage, malgré ses allégations? En tout cas, les citoyens de Courtepin n’apprendront rien de plus ce soir-là. Cependant, l’assemblée terminée, certains la prolongent:
– Donc, il y a bel et bien un projet. C’est tout de même bizarre que le syndic nous dise que le Conseil communal n’en sait pas plus.
– Si le projet est suffisamment avancé pour figurer dans le Plan directeur cantonal (PDCant), le syndic est en train de nous promener. Et il n’est probablement pas le seul. Les conseillers sont au courant de ce plan directeur, c’est obligé; ils en savent donc peut-être plus, au moins certains d’entre eux.
– Ça sent la combine!
– Pourquoi on ne veut rien nous dire? Le législatif, c’est nous. Nous avons le droit d’être informés.
– On nous écarte de l’information. Ça veut dire qu’on nous écartera aussi de la décision.
– C’est peut-être déjà décidé.
– C’est ça, la démocratie?
– Comment ont-ils fait pour déterminer ces parcs éoliens?
– Qui les a déterminés? Comment? Avec quels critères? Il n’y a pas beaucoup de vent par chez nous.

Autant de questions. Si peu de réponses officielles. Or elles existent, ces réponses et, grâce à l’acharnement d’un groupe de citoyens lanceurs d’alerte qui n’ont eu de cesse de les réclamer à l’Etat et à ces entreprises en invoquant la Loi sur la transparence, nous avons petit à petit mieux compris ce qui s’était passé dans ce dossier. Comment a-t-on arrêté les sites fribourgeois pour les éoliennes, dont le nôtre, celui des collines de La Sonnaz, que des milliers de gens verront de leurs fenêtres s’il sort de terre et dont la mélodie des monstrueuses pales de plus de 80 mètres de longueur se fera entendre jusqu’à nos tables familiales? La plongée dans les documents officiels mis au jour malgré nos autorités qui ont passé leur temps à nous mettre des bâtons dans les roues vaut le détour!

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Simulation informatique du paysage vu de Courtepin après l'installation des éoliennes. ©  Paysage Libre Suisse

Notre histoire commence avec une «boîte» sise d’abord à Chiasso au Tessin, REnInvest, cofondée par un certain Sergio Ermotti, actuel directeur général d’UBS. Si elle est en liquidation depuis mars 2024, elle a travaillé, dès 2009 au moins, sur le canton de Fribourg, ainsi que le confirme un rapport interne dit «Juel II» destiné aux discussions entre partenaires, à savoir: les Services industriels de Genève (SIG), les Tessinois de REnInvest et leur société Green Wind, fondée en juin 2011 à Court dans le canton de Berne. Société anonyme qui changera de nom en 2012 et deviendra Ennova avant d’être rachetée en 2014 par les SIG… En décembre 2010, «l’étude REnInvest – SIG» atteste d’une nouvelle phase de prospection des sites fribourgeois pour les éoliennes. Aucune suite opérationnelle n’est cependant donnée à ces deux dossiers. En novembre 2011, Green Wind effectue une mise à jour des éléments constitutifs de ces deux documents afin d’entreprendre un développement éolien et découpe «grossièrement» notre canton en deux «entités topographiques», l’une «à l’ouest de l’A12: régime de plaines et petits vallons», l’autre «à l’est de l’A12: régime montagneux et alpin… Présence de glaciers», l’A12 étant l’autoroute qui traverse notre canton, entre Berne et Châtel-Saint-Denis. «Pour la partie ouest, le régime de vent est sensiblement similaire à celui connu et mesuré dans le canton de Vaud en raison d’une topographie identique», commentent les experts de Green Wind. Et de moduler ensuite: «Il est évident que ces considérations sont approximatives, voire très approximatives, car aucun calcul concret n’a été réalisé. L’ordre de grandeur de ces estimations reste toutefois cohérent au regard de l’existant sur Vaud.» L’auteur du rapport observe également que «pour les deux sites en étude dans le canton de Vaud, à la frontière du canton de Fribourg, que sont Moudon et Sottens (qui a intégré la commune fusionnée de Jorat-Menthue en 2011, nda), les calculs en interne avec extrapolation des données mesurées à partir des stations de Pully, Payerne et Genève révèlent des résultats satisfaisants». Extrapoler des données pour Moudon et Sottens en se fondant sur des mesures faites à Genève (à plus de 70 km à vol d’oiseau), à Pully ou même à Payerne manque cruellement de rigueur scientifique. Qu’importe! Pour le canton de Fribourg, on extrapole sur la base de ces extrapolations. L’un de mes amis critiquera un jour notre approche trop émotionnelle en lieu et place de demeurer rein wissenschaftlich (purement scientifique)... Amusant, non? C’est donc à partir de ces «approximations» – le terme est employé par l’auteur du rapport lui-même – que va être décidée la priorisation du parc éolien des collines de La Sonnaz et d’autres sites en plaine.

En prenant connaissance de ce dossier du 23 novembre 2011, je me dis que tout se serait joué chez les investisseurs tessinois de REnInvest. J’imagine que quelqu’un a dû décréter dans un bureau, du côté de Chiasso, probablement même sans se déplacer dans le canton de Fribourg, sans se soucier de savoir s’il y a du vent dans notre région et avec l’aide de Google Earth, que La Sonnaz méritait d’accueillir un parc éolien comprenant jusqu’à neuf machines. Mieux, que cette infrastructure industrielle perdue au milieu d’un territoire de collines, de champs cultivés, de prairies et de forêts qui s’étend entre les communes de Courtepin, La Sonnaz, Belfaux et Misery-Courtion devait devenir une priorité du développement des énergies renouvelables helvétiques. Sous le nom de code: «SON».

Le 14 décembre 2020, je me rends à une nouvelle assemblée communale. J’y vais avec une certaine nostalgie: c’est l’ultime manifestation de démocratie locale de ce genre qui se tient dans notre commune. A partir de 2021, elle sera remplacée par un Conseil général, un législatif où siégeront des élus, dont je ferai partie. Je regrette la perte de démocratie directe, mais je sais aussi combien une assemblée est manipulable: il suffit de faire venir un groupe suffisant de partisans d’un projet pour l’imposer au vote. Le déroulement de l’assemblée du 14 décembre 2020 se déroule sous contrainte du Covid-19; pour respecter la distance entre les chaises, nous sommes réunis dans la grande salle de gymnastique, les gens sont masqués et on se désinfecte les mains à l’entrée. Arrive le moment des «divers». Les questions sur les éoliennes pleuvent. Voici ce qu’en a retenu le procès-verbal officiel, que je cite in extenso, par souci d’exactitude:
«Mme D. R. (citoyenne) demande comment se positionne le Conseil communal concernant les éoliennes de La Sonnaz.
M. Martin Moosmann (syndic) répond que le Conseil communal ne se positionne actuellement pas. Ce parc éolien fait partie du Plan directeur cantonal et, pour l’instant, le Conseil communal n’a pas été approché.
Mme V. B. (citoyenne) demande si une lettre d’intention a été signée par le Conseil communal au sujet des éoliennes et la position du Conseil communal.
M. Martin Moosmann répond qu’aucune lettre d’intention n’a été signée par le Conseil communal et que le Conseil communal n’a pas discuté de ce sujet à ce jour.
Mme V. B. demande si des informations seront données aux citoyens lorsque le Conseil communal sera approché.
M. Martin Moosmann répond qu’il y aura certainement des informations prévues lorsque des projets concrets arriveront. Il rappelle toutefois que, dans ce cas, des mises à l’enquête publique paraîtront lors desquelles tous les citoyens pourront consulter les dossiers et, s’ils le souhaitent, faire opposition.
Mme V. B. demande si une information sera faite avant la mise à l’enquête.
M. Martin Moosmann répond qu’il n’est pas possible au Conseil communal d’informer la population, sans avoir reçu des informations au préalable.
Une personne demande pour quelle raison certaines communes se sont déjà prononcées et que celle de Courtepin n’a pas été approchée.
M. M. G. informe qu’il habite près de la frontière de la commune de La Sonnaz et que toutes les informations nécessaires se trouvent sur le site des pétitionnaires contre les éoliennes qui a été créé par des habitants de la commune de La Sonnaz. (Il s’agit des opposants au projet regroupés dans l’association Non au parc éolien «Les collines de La Sonnaz», nda.)
Mme M. Ch. demande en quelle zone doit être situé le parc éolien et comment la population va être informée.
M. M. G. explique que le parc éolien doit être situé en zone forêt.
M. Mario Wüthrich (Conseiller communal en charge du dossier) informe que le projet en est à ses débuts (à noter que selon le syndic, il n’y a pas de projets concrets, nda.) La Confédération vient d’approuver le Plan directeur pour le canton de Fribourg. L’entrepreneur du projet de parc éolien devra entreprendre les procédures habituelles, contrôler la conformité de la zone et approcher la commune si un changement d’affectation doit être fait. Dans ce cas, une mise à l’enquête publique doit avoir lieu. Il rappelle qu’un projet de cette envergure prend des années. Il y a une année, Greenwatt avait présenté le projet au Conseil communal, mais qu’il n’y a pas eu de contact depuis.»

Oui, vous avez bien lu: Greenwatt qui, pour le compte du Groupe E – l’un des monstres de l’électricité en Suisse –, «conçoit, réalise et exploite, entre autres, des installations photovoltaïques, de la mini-hydraulique ainsi que, à la demande des communes, des parcs éoliens» – dixit son site internet –, a repris le flambeau, en collaboration avec les SIG et Ennova, et a présenté le projet au Conseil communal une année plus tôt. Et – souvenez-vous – le syndic, à l’assemblée précédente, affirmait: «Ce projet fait partie du Plan directeur cantonal et le Conseil communal n’en sait pas plus.» Mieux, ce 14 décembre 2020, quelques minutes avant l’intervention du conseiller communal Mario Wütrich, le chef de l’exécutif certifiait que «le Conseil communal n’a pas été approché». On relèvera aussi dans cet extrait du procès-verbal de l’assemblée la façon de répéter, tant de la part du syndic que du conseiller communal, que l’on ne sait rien. Ce soir-là, je rentre très perplexe. Je ne suis pas encore engagé, mais j’ai envie de savoir. Les flous, les contradictions, l’opacité me dérangent: si des citoyens opposés aux éoliennes ont pu accéder à des informations importantes et les présenter sur leur site, comment notre exécutif peut-il avancer qu’il ignore tout de ce projet? Désagréable impression qu’on prend les citoyens que nous sommes pour des imbéciles et qu’on manœuvre dans notre dos.

Le projet éolien entre Belfaux, Misery et Courtepin près de Fribourg. © Association Non au parc éolien «Les collines de La Sonnaz»; vidéo réalisée par Paysage Libre Suisse.

Au mois de janvier 2021, un ami musicien m’envoie un message diffusé sur Youtube de la cantatrice Marie-Claude Chappuis qui dénonce: «Ma commune s’apprête à donner le feu vert à la construction de trente éoliennes… Les choses se planifient en cachette… Lorsqu’on est fier et convaincu d’un beau projet, on en parle, on ne le fait pas en cachette et de façon sournoise.» Cela se passe dans le district de La Glâne; cela se passe chez nous aussi. Je décide de rejoindre l’association Non au parc éolien «Les collines de La Sonnaz». Les événements se précipitent. Nous sommes plusieurs à écrire aux communes de Belfaux, Misery-Courtion et Courtepin afin d’obtenir une copie des différents documents en leur possession concernant le parc éolien de La Sonnaz. La transparence semble faire peur: Belfaux lâche quelques documents; Courtepin et Misery-Courtion refusent d’accéder à notre demande. Un courrier du Groupe E Greenwatt adressé à la commune de Misery-Courtion le 11 mai 2021 mérite d’être cité: «Certains exécutifs communaux reçoivent de nombreuses demandes d’accès au dossier éolien… En tant que tiers intéressé, nous vous serions reconnaissants de nous informer lorsque vous êtes sollicités par un citoyen et de nous communiquer la liste des documents que vous comptez transmettre s’ils impliquent Groupe E. De plus, nous nous tenons à votre entière disposition pour vous accompagner aux séances de médiation...» Cette volonté du Groupe E, pourtant majoritairement propriété de l’Etat de Fribourg, de contrôler les communes, voire de les tuteurer en médiation, laisse songeur.

Au mois de février 2021, nous participons, mon épouse et moi, à une campagne de distribution d’un flyer pour informer la population au sujet du parc éolien et l’inviter à voir le film concernant ces aérogénérateurs. Notre rôle de «facteur» nous met en contact avec plusieurs citoyens inquiets. Un couple de retraités, qui a bâti sa maison en dessous du Bois de l’Hôpital, à proximité de la zone d’implantation projetée, est particulièrement soucieux. Pour eux, leur attache avec la forêt est primordiale: lieu de promenade propice à leur santé, intimité avec les animaux, en particulier des chevreuils qui s’approchent de chez eux, présence des oiseaux. Une autre crainte les habite: ils ont travaillé dur tous les deux pour construire leur maison, qu’ils espèrent léguer à leurs enfants. Mais leur bien risque de perdre de sa valeur, jusqu’à 20%. En admettant que celui-ci vaut entre 700'000 et un million de francs, la perte pourrait donc s’élever entre 140'000 et 200’000 francs. Une dame évoque les milans, les faucons crécerelles et les chauves-souris menacés par les éoliennes. Et le bruit généré par les machines qu’elle a pu mesurer au cours d’une excursion du côté de Saint-Brais, dans le Jura: «Elles seront tout près de nous. Ce sera pire qu’à Saint-Brais.» Un homme insiste sur la destruction de la forêt pour construire des routes de six mètres de large nécessaires au transport des dispositifs et les tonnes de ciment pour les socles des éoliennes: «Certains vont s’en mettre plein les poches sur notre dos.» Un autre, d’origine portugaise, nous assure que «les éoliennes, c’est bien, il y en a beaucoup au Portugal, mais loin des habitations. Et il faut beaucoup de vent. Celles qui sont projetées ici sont bien trop proches des maisons et il n’y a jamais de vent.» Une jeune femme soulève la question de l’effet stroboscopique provoqué par les pales et se réfère à un reportage en France où des gens subissent, des heures durant, dans leur maison et leur jardin, le passage de l’ombre des pales. Un amateur de champignons proche de la septantaine lâche sa colère: bien qu’il éprouve des difficultés à marcher, il n’a pas le droit d’entrer dans la forêt en voiture pour ne pas déranger la faune. Pour lui, les éoliennes feront bien plus de tort à la faune qu’un champignonneur en voiture. Il a le sentiment de deux poids, deux mesures. Le constat est partagé par la majorité: on agit à notre insu, on ne veut pas nous dire la vérité, on nous ment. Plus personne ne fait confiance au Groupe E ni aux autorités politiques communales et cantonales. Qui tire les ficelles? Ceux qui ont compris qu’il y avait de l’argent à se faire? Promoteurs, développeurs, entreprises de construction, politiciens... Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est la perte de confiance à l’égard de nos élus, à tous les niveaux. Une perte de confiance de plus en plus grande en la démocratie. Pas seulement à cause des éoliennes, mais en raison surtout du drôle de jeu que jouent les communes et le Conseil d’Etat dans ce dossier.

La première séance du Conseil général de Courtepin, où je suis élu dans les rangs du groupe de citoyens apolitiques Pluriel/Plural, a lieu le 28 avril 2021. Je prends la parole au moment des «divers» pour demander au Conseil communal de réaliser rapidement une consultation de la population. Extrait du P.-V. de la séance:
«Mme Plancherel soutient la proposition de M. Haas, elle précise que la volonté populaire doit être respectée.
M. Daniel Werro est scandalisé, le Conseil communal doit réagir, un sujet aussi sensible doit être une priorité.
M. Leon dit que ce n’est pas la première fois que le Conseil communal n’est pas transparent et qu’il joue sur les mots. Il leur demande de prendre position et de transmettre ce qui a déjà été fait à ce sujet.
M. Walter dit que ce sujet est sensible et propose qu’il soit mis à l’ordre du jour de la séance du 27 mai 2021 afin que le Conseil communal puisse se préparer.
Le Conseil communal prendra la parole à ce sujet lors de la prochaine séance.»

Dans les jours qui suivent, la commune annonce sur son site internet que la population sera consultée le 26 septembre 2021. Je me réjouis de cette évolution qui va dans le sens de la démocratie directe, même si je reste prudent. A la séance du Conseil général du 27 mai 2021, le conseiller communal Wüthrich prend la parole au sujet des éoliennes qui font partie de son cahier des charges. Il admet «quelques échanges de courriels entre 2017 et 2019 pour organiser la séance d’information et de présentation de l’état du projet "Les collines de La Sonnaz" par Groupe E Greenwatt en date du 5 septembre 2019.» On s’éloigne de plus en plus des déclarations du syndic en 2019 et 2020, et j’ai la désagréable impression que nous devons mener un combat rue après rue. Ce n’est pas le propre d’une démocratie. Et d’ajouter: «Le Conseil communal a certes discuté du projet durant cette période, tout en gardant toujours la même position, à savoir qu’il n’est, à ce stade, pas possible de prendre position. Cette position neutre du Conseil communal repose sur le manque d’informations concrètes sur les conséquences d’un tel projet.» Un échange d’emails datant de 2018 est à ce titre fort intéressant: après l’avoir remercié pour la bonne soirée de la veille, un conseiller communal de Courtepin demande à un responsable du Groupe E Greenwatt de lui fournir des arguments pour convaincre ses collègues. En réponse, l’expert expose les retombées directes de deux éoliennes, mais sans les chiffrer. En revanche, il détaille les retombées indirectes: l’investissement du projet est de l’ordre de 30 à 40 millions de francs pour un parc de six éoliennes, dont un tiers serait redonné à des entreprises locales (génie civil, transport, entretien, etc.); impôt de la société d’exploitation basée sur le territoire communal (chiffre d’affaires estimé à environ 5 millions de francs par année sur 20 ans); sponsoring pour les sociétés locales. Et de conclure son message par «Faites-nous signe». Or, rappelez-vous, fin 2019, le syndic de Courtepin, Martin Moosmann, ne sait rien.

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Carte de la distance entre éoliennes projetées (en rouge) et habitations dans le projet «Collines de La Sonnaz»: en jaune, de 0 à 250 m, en bleu de 250 à 500 m, en vert de 500 à 750 m. Bilan: 178 bâtiments à moins de 750 m, environ un millier de bâtiments de Lossy, Belfaux, Formangueires, Cournillens, Pensier, Courtepin, Grolley à quelques centaines de mètres de plus.  © Association Non au parc éolien «Les collines de La Sonnaz»

En juin 2021, malgré ses engagements et le vote de soutien du Conseil général, le Conseil communal de Courtepin repousse le vote consultatif annoncé pour le 26 septembre. Il s’est entretemps associé avec les autorités de Belfaux et de Misery-Courtion pour organiser des séances d’information dans chaque localité et planifier le vote dans les trois communes le même jour. Un Conseil communal peut donc ne pas respecter le vote du Conseil général. Les trois exécutifs se fendront du communiqué de presse suivant: «Communiqué de presse des communes de Belfaux, Courtepin et Misery-Courtion concernant la coordination intercommunale sur le projet éolien. Les communes de Belfaux, Courtepin, La Sonnaz, et Misery-Courtion sont concernées par le projet éolien "Les collines de La Sonnaz" du promoteur Groupe E Greenwatt. Suite au retrait de ce dernier du projet (communication du 18 mai dernier), la balle est dans le camp des communes. En effet, la zone retenue reste définie comme potentiel site d’un parc éolien dans le Plan directeur cantonal déjà approuvé. Prenant notre responsabilité au sérieux, et voulant agir ensemble face à ce projet dont l’impact serait majeur pour toute notre région, nous avons décidé de coordonner nos démarches vis-à-vis de la population, de l’Etat, des partisans et des opposants à ce projet ou à sa continuation sous une autre forme. A cette fin, un groupe de travail a été constitué avec une délégation de deux personnes de chaque Conseil communal. Nous sommes donc convenus d’organiser le même jour un vote consultatif des citoyens, coïncidant avec un jour de votation fédérale et/ou cantonale, qui doit avoir lieu en automne 2021 ou au printemps 2022. Concrètement, les deux dates envisagées sont dimanche 28 novembre 2021 ou dimanche 13 février 2022.» On retiendra cet engagement commun.

Au cours de l’été, deux communes fribourgeoises vont clairement manifester l’orientation de la majorité des citoyens concernés. Le 28 juin, les citoyens de Vuisternens-devant-Romont sont réunis en assemblée communale extraordinaire. Il n’y aura qu’un sujet à l’ordre du jour: les éoliennes. Différents intervenants sont annoncés: pour Groupe E Greenwatt se sont déplacés Jacques Mauron, directeur, et Léonie Berset; l’association Paysage Libre Fribourg, opposée aux éoliennes, est représentée par Antoinette de Weck du parti libéral radical (PLR). Serge Boschung du Service de l’énergie de l’Etat de Fribourg a décliné l’invitation du Conseil communal. Une absence étonnante. L’information des citoyens n’intéresse-t-elle pas Serge Boschung ou ne se sent-il pas le courage d’affronter les questions des personnes présentes, dont beaucoup sont critiques de la manière dont l’Etat a traité le dossier? Pourtant, cet employé de l’Etat est en contact avec Ennova depuis décembre 2011, au moins. Pour l’aspect scientifique, Jacques Mauron a fait appel au médiatique Jacques Dubochet, biophysicien et Prix Nobel de chimie 2017, misant sans doute sur l’aura du citoyen Dubochet, dont l’accent bien vaudois suscite la sympathie. Qui mieux que cet homme de gauche «progressiste» soutenant les jeunes activistes pour le climat, rencontrant Greta Thunberg, défenseur de la colline du Mormont contre l’avidité du cimentier Holcim, pourrait séduire et influencer le vote du public? Le bon Dubochet a répondu présent, mais le Conseil communal a refusé sa participation; une atteinte à la science et à ses lumières, selon Jacques Mauron. J’aurais trouvé piquant que le professeur réussisse à retourner l’assemblée et que l’on érige des éoliennes à Vuisternens-devant-Romont avec du ciment fourni par Holcim provenant de la colline du Mormont... La votation concernant l’entrée en matière sur la création d’une zone éolienne sur le territoire de la commune se fait à bulletin secret. «Le résultat du vote est clair: bulletins distribués, 424; bulletins rentrés, 422; bulletins nuls, 2; bulletins blancs, 10; bulletins valables, 410. Oui: 44. Non: 366. Les citoyens présents de la commune de Vuisternens-devant-Romont refusent l’entrée en matière sur la création d’une zone éolienne sur le territoire communal. Le Conseil communal prend acte de la décision et s’engage à respecter et à défendre cette décision. L’assemblée applaudit.»

Le 1er juillet, c’est au tour des citoyens de La Sonnaz de se réunir en assemblée extraordinaire. Celle-ci se déroule à Forum Fribourg afin de disposer d’une salle suffisamment grande pour respecter les consignes de sécurité post-pandémie. 271 citoyens sont présents. Il n’y a pas d’information préalable au vote, chacun étant suffisamment informé. Plusieurs questions posées sont traitées. Le vote à bulletin secret n’étant pas demandé, le syndic propose de passer au vote à main levée. «Etes-vous favorable au développement d’un parc éolien "Les collines de La Sonnaz" de huit à dix machines d’environ 200 mètres de hauteur, dont deux à trois installées sur le territoire de notre commune?» Le résultat est sans appel: oui 2; non 265; abstentions 4. «L’installation d’éoliennes sur le territoire de la commune est refusée à la majorité.»

Le 4 juillet, des membres de notre association habitant Misery-Courtion déposent au secrétariat communal une pétition réclamant une assemblée communale et un vote. Total des signatures récoltées: 489. Soit: Cournillens, 198; Misery, 155; Cormérod, 78; Courtion, 53. L’annonce du vote consultatif dans les derniers jours de récolte a un peu freiné l’élan. Quinze jours plus tard, soit le 19 juillet, les communes de Belfaux, Misery-Courtion et Courtepin invitent notre comité à une séance d’échanges à Belfaux. La syndique de Belfaux nous reproche notre agressivité sur les réseaux sociaux et nous invite à calmer le jeu. Lorsque l’un de nous expose notre point de vue sur les éoliennes, le syndic de Courtepin regarde ostensiblement son téléphone portable, se penche vers le syndic de Misery-Courtion pour lui montrer son écran, et ils se mettent à rire comme deux adolescents. Il ne ressortira rien de cette rencontre qui n’en était en réalité pas une: on nous a convoqués pour nous faire la leçon et nous commander de bien nous tenir. Voici quelques notes prises par l’un d’entre nous: «Informations reçues: la volonté est explicitement exprimée ici d’impliquer la population, donc le souverain, par une consultation. Le problème qui est apparu est le temps de préparation d’un vote consultatif avec séances d’information pour chacune des communes. Le 26 septembre semble bien trop proche pour les communes. Décisions prises: il en est résulté la décision d’arrêter la date commune de consultation au dimanche 13 février 2022. Il y aura plusieurs séances d’information communales séparées, étalées entre novembre et janvier. Aucun représentant du Groupe E et de Suisse Eole ne sera invité à y prendre part. Il est suggéré l’idée d’inviter directement le directeur de l’OFEN, Benoît Revaz, qui habite à Fribourg, ou, à sa discrétion, un représentant de l’OFEN, pour ces débats. Concernant la question qui sera posée aux citoyens, elle n’est pas encore définie, mais elle sera précise, claire et sans ambiguïté.»

Aucune suite ne sera donnée à cette pseudo-séance et la date de la votation se volatilise. Ce n’est finalement qu’en novembre 2022 que sont organisées deux séances d’information, l’une à Misery, l’autre à Courtepin, en présence des représentants de Suisse Eole qui, selon son site internet, «s'investit en faveur de la promotion et du développement de l'éolien en Suisse» depuis sa fondation en 1998 et compte quelque 150 membres («des particuliers, des fournisseurs d’énergie, des communes et des entreprises s’intéressant à l’énergie éolienne»), et sous la surveillance de deux gendarmes en uniforme. Nos représentants pourront y prendre la parole lors du débat qui a suivi les longues et unilatérales présentations de deux partisans officiels de l’éolien, soit une représentante de l’OFEN et le conseiller d’Etat fribourgeois Olivier Curty, en charge de l’économie – donc des éoliennes en quelque sorte. Lorsque, à Misery, je m’inquiète des méthodes qui ont présidé à la mise en place du projet éolien et du danger que cela représente pour la démocratie, Olivier Curty me répond que «la démocratie est là. La preuve, c’est que vous pouvez prendre la parole». N’empêche qu’en nous refusant que nous puissions présenter nos arguments sur le beamer lors de deux séances et en limitant notre temps de parole, il a favorisé la démocratie asymétrique où certains sont plus égaux que d’autres, pour paraphraser Georges Orwell. La votation est finalement agendée au 12 mars 2023 à Courtepin et Misery-Courtion. Pas de scrutin prévu à Belfaux.

Le 6 février 2023, je reçois une lettre de Suisse Eole estampillée: «A l’attention des riveraines et riverains des secteurs propices à l’éolien, identifiés dans le Plan directeur du canton de Fribourg.» Etrange! Nos communes nous invitent à voter pour savoir si nous sommes favorables à un projet d’étude qui devrait permettre de décider ensuite si notre secteur est propice à l’éolien. Or, dans le courrier de Suisse Eole, la cause est déjà entendue: notre secteur est propice à l’éolien. L’en-tête comprend Suisse Eole et SuisseEnergie, «un programme de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) qui relève du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication». Nous voici donc devant une association où Suisse Eole, représentant des intérêts privés, est soutenue par un organe de la Confédération. Laquelle subventionne généreusement les promoteurs de Suisse Eole. Cela me fait penser à la remarque d’un ami à notre propos: «Don Quichotte va se battre contre les moulins à vent!» On se moque de Don Quichotte, ce vieux fou qui croit que les moulins à vent sont des géants. Nous, nous découvrons des géants derrière les moulins à vent. Des géants qui nous menacent par leurs moyens financiers et pour qui les éoliennes représentent une manne financière, non pas en termes de production d’électricité, mais plutôt de subventions. En sus des producteurs d’électricité, ce juteux marché intéresse aussi les producteurs de ciment, les entreprises de construction, les bureaux d’études et les politiciens. La Confédération n’est pas en reste puisque nos impôts subventionnent ceux qui vont détruire notre environnement en jouant la carte de l’écologie. Bref, un marigot qui grouille et grenouille allègrement. Que nous réserve-t-on encore jusqu’au 12 mars? Le site de Suisse Eole propose déjà des affiches gratuites aux partisans. Nous avons bonne mine avec notre cagnotte de quelques milliers de francs. Nous sommes bien montés sur Rossinante, le pauvre maigre destrier de Don Quichotte, et, comme lui, nous rêvons «un impossible rêve» (Jacques Brel). Une quête raisonnable, celle de vivre dans un environnement qui ne soit pas altéré par des machines monstrueuses.

A la suite de ce tout-ménage, le 12 h 30 de la Radio suisse romande donne la parole le 10 février à Antoinette de Weck: «C'est une provocation, s’insurge l'élue de droite. Suisse Eole se moque complètement de l'avis des communes, puisque plusieurs d'entre elles – Vuisternens-devant-Romont, Sorens et La Sonnaz – se sont prononcées contre ce projet dans un vote consultatif. Pour Suisse Eole, la volonté du peuple n'a aucune importance, ils marchent au pas de charge. Suisse Eole est entièrement subventionnée par l'Office fédéral de l'énergie: c'est choquant de savoir qu'ils utilisent notre argent pour faire de tels dépliants.» Les dépliants en question sont intitulés «Un nouveau souffle pour Fribourg». Pour la présidente de Suisse Eole, Isabelle Chevalley, cette action n'a rien d'antidémocratique. «La démocratie, c'est d'abord de laisser chacun s'exprimer. Les votes en question étaient purement consultatifs sur des projets non définis, sur un principe, rappelle la Vaudoise. Ce qu'on a constaté avec ces votes, c'est qu'il était nécessaire d'informer correctement la population afin qu'elle puisse faire un choix éclairé. D'où notre démarche.» Pour l’ancienne conseillère nationale des Verts libéraux, «Informer correctement» signifie diffuser les arguments en faveur du oui; «le choix éclairé» revient à mettre beaucoup d’argent de l’Etat dans les poches des promoteurs. A noter que la présidente de Suisse Eole est payée par la Confédération, donc par nos impôts... Démocratie, vous avez dit démocratie?

Nous préparons, avec nos moyens, la campagne en faveur du Non aux éoliennes. Car, malgré le flou de la question – procédure hautement démocratique sans doute –, il s’agit bien de refuser l’implantation d’éoliennes dans notre région. Le résultat de la votation du 12 mars 2023 est irrévocable, comme le reconnaîtra le lendemain le quotidien fribourgeois La Liberté, dont quelqu’un rappellera autour de la table où nous commentons les résultats, qu’il est clairement favorable aux éoliennes et qu’il compte le Groupe E parmi ses actionnaires: «Non net à l’étude d’un projet éolien. Les habitants de Courtepin et Misery-Courtion ont balayé hier dans les urnes l’idée d’une étude de parc. Les bulletins glissés dans les urnes lors du vote consultatif donnent une direction univoque: non à l’étude d’implantation d’un parc éolien sur le site Les collines de La Sonnaz à 69,92% à Courtepin, et même à 77,5% à Misery-Courtion où le taux de participation était de 47,1%.» On peut jouer sur les mots, comme l’ont fait les auteurs de la question posée aux citoyens et le quotidien fribourgeois, mais ce n’est pas l’étude du projet qui a été balayé, ce sont bien les éoliennes elles-mêmes ainsi que les méthodes employées pour les imposer.

Cette votation a peut-être été un baroud d’honneur, une ultime salve démocratique dans notre pays sur les éoliennes. En effet, les lois urgentes sur l’énergie, le fameux windexpress qui vise à accélérer les procédures d’autorisation pour les parcs éoliens et qui est entré en vigueur le 1er février 2024 et son compère mantelerlass qui imposera au pas de charge la transition vers les énergies renouvelables, retirent aux citoyens suisses le droit de s’opposer et de voter sur les projets éoliens, photovoltaïques et hydroélectriques. Dans le canton de Fribourg, le législatif suit un mandat initié par les députés Pierre Mauron, du parti socialiste, et Nicolas Kolly, de l’Union démocratique du centre, habituellement défenseur des droits des citoyens dans la ligne de son parti, mais membre du conseil d’administration du Groupe E. Ce mandat entend imposer la pose de mâts de mesure sur les sites du Plan directeur choisis par Ennova, malgré les votes négatifs des citoyens.

Devant ce délabrement orchestré de nos droits, je me demande dans quel état ma petite-fille, née en 2021, trouvera notre démocratie quand elle aura vingt ans. Quand elle sera assez grande, je l’emmènerai pas très loin de chez moi, du côté de Cressier-sur-Morat, un village qui ne figure pas dans le projet, même s’il a été un temps considéré par Ennova comme candidat aux éoliennes. Nous irons un peu à l’extérieur, dans la campagne, là où se trouve la petite chapelle de Saint Urbain, érigée après la bataille de Morat du 22 juin 1476 à l’endroit où les Confédérés se seraient agenouillés pour demander l’aide de Dieu et se faire bénir par les prêtres avant de déferler sur les troupes bourguignonnes. Le conflit opposait les huit premiers cantons suisses et leurs alliés au redouté duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, qui avait perdu quelques mois plus tôt une première bataille à Grandson. Quand j’étais écolier, vers 1960, on nous enseignait que ses richesses lui avaient été dérobées, son camp pillé par les Suisses après le combat et la débandade de son armée. Et le voici qui marchait sur Berne. Sur son chemin, la petite ville fortifiée de Morat dont il fit le siège. A l’intérieur, la garnison qui résiste est pourtant dirigée par l’un de ses amis, Adrien de Bubenberg, qui, malgré son affection, n’écoutera que son devoir de soldat. Les troupes confédérées se rassemblent et prient ce matin du 22 juin sur le terrain de la future chapelle de Saint Urbain. Il a plu la veille et durant la nuit. Au matin, le temps s’éclaircit, les nuages s’écartent. Le chef de l’avant-garde Hans von Hallwyl lance alors ce cri pour motiver ses troupes: «Confédérés, le soleil vient éclairer notre victoire.» Je l’entends encore, ce cri, comme je l’entendais en lisant notre livre d’histoire. Les Confédérés se mettent en mouvement, dévalent sur Morat et le camp des Bourguignons, encerclant finalement les troupes de Charles le Téméraire et se livrant – mais ça, on ne nous le disait pas – à un massacre qui serait vraisemblablement qualifié de nos jours de crime de guerre. Plusieurs milliers de soldats, peut-être dix mille, poursuivis jusque dans les eaux du lac. Le Téméraire a perdu son armée à Morat.

Enfant, je connaissais le récit de ces événements qui constituent l’un des mythes fondateurs de la Suisse. L’éclatante victoire des Confédérés sur le duc de Bourgogne représentait la victoire d’un peuple vivant en démocratie et jaloux de ses libertés sur l’ambition démesurée d’un conquérant qui voulait envahir la Suisse et la soumettre à son pouvoir tyrannique. Silence, en revanche, sur les ambitions territoriales de ces Messieurs du canton de Berne et de quelques autres. Au début des années 1940, ce récit résonnait aux oreilles des écoliers de ce pays encerclé par les armées d’Hitler au nord, à l’ouest et à l’est, et par celle de Mussolini au sud. Un ancien du village de Barberêche m’a raconté qu’en 1941, au plus sombre de cet encerclement, les enfants des écoles de Barberêche et Courtepin ont participé à un cortège patriotique dans le village de Courtepin où ils ont défilé costumés en soldats de ces temps anciens pour fêter le 650e anniversaire de la Confédération. Sur une photo, dont je garde vaguement la trace, l’un d’eux joue le rôle de Guillaume Tell. Dans les années 1950-60 où les stigmates de la dictature hitlérienne et de ses guerres de conquête étaient encore bien vivaces dans les mémoires et où l’URSS et son armée rouge se profilaient à l’Est, nous avons hérité de ce mythe. Mon premier souvenir «historique» est lié à l’invasion de la Hongrie, aux chars dans Budapest, à l’inquiétude de mes parents et de mes aînés écoutant les nouvelles à la radio. La courageuse Suisse des guerres de Bourgogne gardait tout son sens. J’ai vu s’étioler ce mythe auprès des générations qui m’ont suivi, au point que, de nos jours, même le fait historique de la bataille de Morat est ignoré de beaucoup. Pourtant, certains parcourent le sentier conçu en 1976 pour le 500e anniversaire de cette bataille reliant la ville de Fribourg à Morat. Un tracé qui pourrait bientôt se trouver sous la garde des éoliennes du projet des collines de La Sonnaz. D’autres prolongent le mythe par la course annuelle Morat-Fribourg. Longue d’un peu plus de dix-sept kilomètres, elle fait revivre le légendaire coureur de Morat parti annoncer la nouvelle de la victoire à la ville de Fribourg et qui, arrivant devant l’Hôtel de Ville un rameau de tilleul à la main, s’écria: «Victoire», avant de tomber mort. Cette histoire rappelle évidemment celle d’un autre coureur mythique qui a annoncé à la démocratie athénienne en train de naître sa victoire sur l’expansionnisme de l’Empire perse et son régime autocratique. Mais combien de participants de la mythique course à pied Morat-Fribourg se préoccupent de la défense de la démocratie? Il me semble pourtant que nous devrions constamment rester en alerte.

Ma petite-fille aura vingt ans l’année où on célébrera le 750e anniversaire de la Confédération. Ce ne sont pas 750 ans de démocratie que l’on fêtera. La démocratie que nous connaissons est récente, elle est née en 1848. Depuis, elle s’est perfectionnée grâce notamment à l’octroi du droit de vote aux femmes. Beaucoup tentent de l’affaiblir, dont les promoteurs de l’éolien, et le pouvoir des lobbies s’est accru. J’étais un adolescent confiant; je suis un vieil homme inquiet.