«Faire courir le FBI» (2/3)

© FBI

Hamid Hayat ne pouvait croire que son plus proche ami était un agent payé par le gouvernement. Mais alors qu’il attendait son procès, il apprend que Nassim Khan sera le témoin vedette de l’accusation.

La lettre du directeur du pénitencier est arrivée trois jours avant Noël. En automne 2016, j’avais écrit à une prison de moyenne sécurité en Arizona pour demander un entretien avec le détenu du nom de Hamid Hayat. Il purgeait une peine de 24 ans de réclusion après avoir été condamné le 10 septembre 2007 pour avoir reçu un entraînement terroriste au Pakistan. Même si Hamid avait fait les gros titres de la presse internationale au moment de son arrestation pour appartenance à une prétendue «cellule dormante» d’Al-Qaïda à Lodi, une ville de la Californie rurale, il n’avait encore jamais parlé à un journaliste. Les entretiens en prison ne sont pas inhabituels. Généralement, le journaliste remplit un formulaire et convient avec l’établissement d’une date et d’une heure. L’avocat de Hayat et sa famille m’avaient assurée qu’il était un prisonnier modèle, j’étais donc optimiste. J’ai rempli les formulaires adéquats au mois d’octobre. Un mois plus tard, la prison fédérale m’a demandé une attestation de The Intercept, qui lui a été transmise. Début décembre, un employé de la prison m’a indiqué qu’ils étaient en train «d’éclaircir un dernier point». Mais le 22 décembre, le directeur du pénitencier a rejeté ma demande en prétextant des «raisons de sécurité et des considérations de bonne gestion». Le directeur a refusé de me parler, et il n’existe ici aucun processus d’appel. 

Bloquée par la prison, j’ai transmis à l’avocat de Hayat une liste de questions détaillées sur le dossier et la vie actuelle de son client. J’avais vu Hamid uniquement sur les vidéos des interrogatoires du FBI – vieilles de dix ans, toute une vie. Quand j’ai reçu ses réponses et les photographies récemment prises en prison, j’ai été surprise. Le jeune homme mince et timide, aux épaules basses et à la longue barbe, avait disparu. La place était occupée par un homme musculeux, queue de cheval et lunettes de soleil, le regard fixant froidement l’objectif. Hamid ne m’a pas détaillé les conditions de sa détention, si ce n’est qu’il avait peu de contact avec le monde extérieur – une visite par année, de sa famille – et que son père se voyait dénier la permission de le voir depuis huit ans. Son temps au téléphone, lui aussi, était limité en comparaison de celui de ses codétenus. Même si ces restrictions l’énervaient clairement, Hamid m’a répondu que la prison, de façon étrange, lui avait ouvert des perspectives en le mettant pour la première fois en contact avec des gens dont la foi et le parcours étaient différents. De l’extérieur, son enfance, passée entre la Californie et le Pakistan, paraissait riche. En réalité, il a grandi confiné dans une communauté de Pakistanais ruraux, fermement attachés à leurs traditions religieuses et à leur culture conservatrice, qu’ils restent dans leur village ancestral ou traversent le monde vers Lodi ou Londres. «J’étais simplement dans ma communauté, et je ne savais vraiment pas grand-chose sur ce qui se passait autour de moi, écrit-il. Je regarde en arrière presque tous les jours, et je me dis que j’aurais aimé rencontrer plus de gens, là-dehors.» Sa fréquentation d’autres détenus l’a rendu honteux de certaines opinions avec lesquelles il a grandi. Adolescent, il avait fêté la nouvelle de l’enlèvement, puis de la décapitation par des terroristes pakistanais du journaliste du Wall Street Journal Daniel Pearl. Parmi les conversations enregistrées produites par l’accusation lors du procès, le jury avait entendu Hamid déclarer joyeusement à l'informateur du FBI: «Ils l’ont tué. Je suis content. Ils l’ont coupé en morceaux et les ont renvoyés. Ils ont fait du bon boulot. Maintenant, ils ne vont plus envoyer un seul Juif au Pakistan.» En prison, s’il est resté un fervent musulman, Hamid a maintenant une vision plus ouverte de sa foi et de celle des autres, et s’est lié d’amitié avec des détenus chrétiens et juifs. «J’avais tort de dire ce que j’ai dit, reconnaît Hamid au sujet de Pearl. Je ne suis pas du tout d’accord avec moi-même. Je ne connaissais pas grand-chose, à cette époque-là. J’étais vraiment peu ouvert d’esprit sur un tas de choses.»

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Hamid Hayat photographié lors de son séjour en prison. © Hamid Hayat

A 19 ans, Hamid était tout juste rentré aux Etats-Unis après une dizaine d’année d’études dans une école religieuse du Pakistan. Il venait d’être victime d’une infection du cerveau presque fatale et avait besoin d’un endroit où passer sa convalescence. Il n’avait suivi que l’école primaire aux Etats-Unis et pas parlé anglais depuis des années. Il a essayé de s’inscrire au lycée, mais il était trop âgé. Il a alors vaguement fréquenté le collège communautaire, s’inscrivant à un seul cours, de grammaire anglaise. Il dormait sur un matelas dans le garage de ses parents. La plupart du temps, il traînait autour de la mosquée. C’est là qu’il a rencontré, en 2002, un informateur du FBI nommé Nassim Khan, l’homme qui allait devenir son ami et trahir sa confiance. Le père de Hamid a été le premier à avoir la puce à l’oreille – quelque chose dans les conversations de Nassim lui paraissait étrange. «J’avais un mauvais pressentiment à son sujet», se rappelle Umer Hayat. Mais même après que ses parents lui eurent dit de se méfier, Hamid a continué à parler avec Nassim. Ce n’est que lorsque son avocate lui a annoncé que Nassim allait être le témoin vedette de l’accusation qu’il a réalisé qu’il n’avait jamais vraiment connu Nassim, que ses parents avaient vu juste. A ma demande, Hamid s’est remémoré leurs conversations. Au début, ils avaient parlé de cinéma et de cricket, mais Nassim voulait toujours parler de politique. Ils traînaient autour de la maison de l’imam ou se rendaient dans un parc du quartier. Nassim venait fréquemment chez Hamid, y passant même la nuit. Quand Hamid était retourné au Pakistan au printemps 2003, Nassim l’avait souvent appelé. Au début, Hamid avait été content d’avoir de ses nouvelles, mais il s’est vite irrité de la persistance de Nassim à tourner toutes les discussions vers le djihad. «Chaque fois qu’il m’appelait, il voulait toujours parler de politique, affirme Hamid. Je me demandais pourquoi et me suis mis à avoir un autre point de vue, une autre impression de lui.» Finalement, Hamid en a eu tellement marre de leurs discussions qu’il a cessé de répondre aux appels de Nassim. C’est durant cette période, entre octobre 2003 environ et novembre 2004, que le FBI a prétendu que Hamid aurait quitté son village pour gagner un camp d’entraînement terroriste au Pakistan. Hamid, lui, a déclaré avoir passé son temps à traîner dans le village, à jouer aux jeux vidéo et à prendre soin de sa mère qui souffrait d’hépatite. Il se rendait régulièrement dans la grande ville la plus proche, Rawalpindi, pour le week-end. Une fois, il a assisté à un mariage dans le sud du pays, dans la direction opposée du prétendu camp. Dans les réponses données à mon attention à ses avocats, Hamid maintient qu’il n’a jamais fréquenté de camp de djihadistes ni reçu un quelconque entraînement au maniement des armes. 

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Hamid Hayat portant une guirlande de fleurs, photographié lors de son mariage au Pakistan en mars 2005. © FBI

Pendant qu’il jouait au confident avec Hamid, Nassim avait une seconde vie dans une ville située 800 km plus au nord, dans les contreforts des Cascades. Il partageait une maison près de Bend, en Oregon, avec sa compagne d’alors, Josée Hennane, qui n’avait aucune idée de ses activités à Lodi. Grande femme au sourire sympathique et à la longue chevelure bouclée, Josée a accepté de me rencontrer dans un café au début du mois de mai 2016. Elle se souvient avec tendresse de sa relation avec Nassim et peine encore à comprendre les raisons de la rupture. Ils se sont rencontrés en 2000 par le biais de match.com. Josée est tombée immédiatement amoureuse. Nassim était charmant et cuisinait très bien, leur quotidien était tranquille. Il travaillait au K-Market local. Elle était vendeuse et imaginait une longue vie commune: des enfants, une maison, une vie ordinaire. Il semblait se réjouir lui aussi, dit-elle, loin de ses relations houleuses avec sa famille et d’anciennes peines de cœur. Puis les attaques du 11 septembre ont eu lieu. Nassim était l’un des rares musulmans de Bend et possédait un Coran dans son appartement. Josée n’a jamais pensé qu’il était dévot, encore moins radical. Pour une raison ou une autre, le nom de Khan et son numéro de sécurité sociale sont apparus lors d’une enquête du FBI sur une organisation caritative islamique accusée de financer des groupes terroristes. Des agents du FBI sont venus à Bend pour l’interroger. Au cours de leur conversation, ils se sont rendus compte que Nassim n’était en rien impliqué dans leur dossier de financement du terrorisme, mais ont été intrigués par l’histoire selon laquelle il avait vu des leaders terroristes dans une mosquée qu’il avait un temps fréquentée dans la campagne californienne. Ils l’engagent comme informateur. Nassim explique à Josée qu’il va passer quelque temps en Californie pour leur apporter son aide dans une affaire. Il lui dit aussi que s’il parvient à impressionner le FBI, il pourrait peut-être travailler comme agent ou obtenir un emploi auprès de la CIA. Même s’il n’a pas de diplôme universitaire américain, Nassim possède des qualités rares et recherchées après le 11 septembre: il parle ourdou et pachto, comprend la culture et la politique pakistanaises. «Je crois qu’il s’est pris au jeu, me confie Josée. Aider à rendre ce monde plus sûr, ça lui tenait à coeur et nourrissait son ego.» Nassim ne lui a donné aucune précision sur son travail; il disparaissait pour de longues périodes et ne disait pas grand-chose de ce qu’il avait fait ni où il était allé. Il s’est mis à transporter un attaché-case verrouillé. Elle pensait qu’il y gardait des documents concernant le dossier. Tout cela a peu à peu miné leur relation, à tel point qu’un jour, il l’a conviée à rencontrer des agents du FBI afin de lui prouver qu’il travaillait bien pour l’agence. Josée se souvient les avoir rencontrés dans un café. Son compagnon a continué à afficher un comportement étrange jusqu’à ce que l’affaire de Lodi devienne publique, en été 2005

A l’approche du procès de Hamid, Nassim a dit à son amie qu’il craignait pour leur sécurité, et le FBI a payé l’installation d’un système de sécurité au domicile du couple. Un matin, peu avant le procès, Josée est entrée dans sa voiture et y a trouvé une note. Nassim s’excusait et lui annonçait qu’il devait mettre un terme à leur relation. Elle était si dévastée et désorientée qu’elle a conduit jusqu’aux bureaux du FBI à Sacramento, où elle a supplié les agents de lui dire où se trouvait Nassim qui lui ont juste répondu: «Laissez tomber, c’est fini.» Nassim a disparu de sa vie. Quelques années plus tard, elle a reçu une contravention pour une infraction à un péage sur la côte Est, et en a déduit que Nassim était encore inscrit à leur ancienne adresse en Oregon. Elle pense qu’il a peut-être déménagé sur la côte Est et qu’il a recommencé sa vie. Elle n’a plus jamais entendu parler de lui. «En y repensant, je crois qu’il voyait le FBI comme sa famille, dans le respect de la loi, conclut Josée. Dans mon souvenir, il ne semblait avoir aucune intention de revenir en arrière.»

A bien des égards, Nassim correspond au profil des informateurs douteux utilisés par le FBI après le 11 septembre. Son passé est chaotique, et il entretenait une relation houleuse avec sa famille – il a raconté à son ex-compagne que ses proches l’avaient maltraité et jeté dans un puits au Pakistan, quand il était enfant. Il a faussement accusé sa mère d’abus lorsqu’il était adolescent et été condamné pour cambriolage à Yuba City, Californie. Mais en tant qu’immigré pakistanais, il pouvait se fondre aisément dans la communauté musulmane de Lodi, et c’était là l’essentiel pour le FBI. «Après le 11 septembre, le FBI a réalisé qu’il n’avait pas assez prêté attention au terrorisme, explique Michael German, un ancien agent qui a servi seize ans dans des opérations d’infiltration et travaillé sur des dossiers de terrorisme domestique, et membre du Centre Brennan pour la Justice. La pression pour trouver des informateurs était énorme et, malheureusement, nous disposions de peu d'éléments solides avec lesquelles recouper les informations apportées par ces indics.» Le FBI s’est renseigné sur Nassim, vérifiant son dossier à l’immigration, son casier judiciaire et son parcours professionnel, mais n’a pas procédé à des vérifications auprès de la seule personne qui aurait pu donner une opinion solide sur la fiabilité de Nassim: sa mère. Nazhat Shaheen n’a pas eu connaissance du rôle joué par son fils dans le dossier Hayat avant le début du procès. C’est un proche qui l'a informé en lui montrant un article sur le témoin clé du procès, un immigré pakistanais du nom de Nassim Khan. Nazhat a commencé à s’inquiéter, il y avait des années qu’elle n’avait plus parlé à son fils aîné. Les expériences qu’il lui avait fait vivre lui ont fait craindre qu’il n’ait pas dit la vérité sur la prétendue participation de Hamid à un camp d’entraînement. «Si ses voisins à Lodi seront peut-être surpris par ses manigances inadmissibles pour se faire de l’argent, pour moi, ce comportement est en droite ligne avec ses malhonnêtetés passées, écrit-elle à l’avocat de Hayat. C’est un sac à mensonges, à tromperies, ce n’est que du vent. Il trahit et trompe tout un chacun pour son propre profit… Il peut même faire courir le FBI sans que celui-ci ne le remarque.» Mais il était trop tard. Lorsque sa lettre part, le 10 mai 2006, le jury a déjà condamné Hamid Hayat. Cette lettre n’a d’ailleurs jamais été produite ni devant le jury ni en appel.

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La lettre que Nazhat Shaheen, la mère de Nassim Khan, a envoyée à l'avocat de Hamid Hayat où elle décrit des évènements durant lesquels le caractère mythomane de son fils s'est clairement manifesté. © DR

Il n’a pas été facile de retrouver Nazhat. Je voulais rencontrer la famille de Nassim car j'imaginais qu’elle pourrait me donner la version de Nassim sur cette affaire, mais chaque adresse ou numéro de téléphone semblaient être une impasse. Lorsque j’ai expliqué à l’un des avocats de Hayat que je souhaitais mieux comprendre Nassim, il m’a dit que plusieurs années auparavant, l’un des membres de l’équipe légale avait reçu l’appel d’un homme qui prétendait avoir un lien avec Nassim. L’homme en question s’est avéré être son demi-frère, et il m’a dit que la personne à laquelle je devais vraiment parler était sa mère. Nazhat, 67 ans, vit dans une banlieue tranquille de l’Ohio. J’ai accepté d’utiliser son nom de jeune fille et de taire celui de la ville où elle réside, car les membres de sa communauté ne savent pas que son fils a travaillé comme informateur du FBI et qu’elle a honte du rôle qu’il a joué. Nous nous sommes assises à la table de sa salle à manger et, durant plusieurs heures, elle a retracé son parcours. Nazhat a grandi dans une famille conservatrice du Pakistan. Sa famille a soutenu son envie de faire des études et elle a obtenu un master avant que ses parents ne décident qu’il était temps de lui trouver un époux. Elle a connu un mariage désastreux avec un officier militaire pakistanais et le couple a divorcé au bout de trois mois seulement. Mais elle était tombée enceinte. Ses parents ont décidé que Nazhat laisserait son enfant, Nassim, à sa belle-famille. Après l’accouchement, elle a immigré aux Etats-Unis, s’est installée dans le Midwest, s’est mariée à un médecin, dont elle a eu deux enfants, et est devenue professeur d’anglais.

Elle vivait confortablement une vie de la classe moyenne supérieure, lorsqu’en 1988, ses proches au Pakistan lui ont appris que Nassim, âgé de 16 ans, souhaitait la rejoindre. Nazhat s’est rendue au pays, a financé la green card de son fils et l’a emmené aux Etats-Unis. Les problèmes ont commencé aussitôt. Nassim se plaignait de ne pas trouver sa place dans la famille. Au début, Nazhat l’a plaint, car il lui avait raconté des histoires inventées de toutes pièces selon lesquelles sa famille au Pakistan l’avait maltraité, lui administrant des décharges électriques, le frappant avec des bâtons, l’enfermant dans la salle de bain et le balançant dans un puits. Nassim mentait sur des choses banales, prétendant par exemple avoir ramassé les feuilles mortes alors qu’en réalité, il avait simplement gonflé les sacs avec de l’air. Elle a pensé que c’était le comportement typique d’un adolescent. Mais, à peine deux mois après son arrivée, les services sociaux ont frappé à la porte de Nazhat. Nassim s’était plaint de maltraitance, racontant à son professeur qu’on ne lui donnait pas assez à manger et qu’il devait vivre dans des conditions déplorables. Nazhat m’a expliqué qu’elle a fait visiter aux travailleurs sociaux sa maison – quatre chambres – et leur a montré le réfrigérateur bien garni et un congélateur rempli de viande halal. Aucune charge n’a été retenue et les travailleurs sociaux ont noté, dans un courrier de leur agence locale, que «le jeune homme n’est pas un enfant négligé ni maltraité» et que sa mère avait pris «les mesures raisonnables et adéquates» pour s’occuper de lui. La relation entre Nazhat et son fils s’en est trouvé irrémédiablement dégradée. «Tout n’était que combines, mensonges et tromperies, se rappelle Nazhat. Je me rendais compte que je ne pouvais pas lui faire confiance.» Elle a alors entrepris des démarches pour que son fils retourne au Pakistan, lui a confisqué sa green card qu’elle a renvoyée aux fonctionnaires de l’immigration, accompagnée d’un courrier expliquant qu’elle ne le soutiendrait plus financièrement. Puis elle a emmené Nassim à New York et l’a regardé monter dans un avion. «J’étais dévastée, murmure Nazhat. J’avais dû franchir tant d’obstacles pour l’avoir près de moi.»

Deux ou trois mois plus tard, Nassim lui donne des nouvelles: il a réussi tant bien que mal à obtenir un billet pour revenir aux Etats-Unis et à convaincre les autorités de l’immigration de le laisser entrer à nouveau. Il lui envoie également une cassette dans laquelle il s’excuse pour son comportement et l’appelle pour lui expliquer qu’il n’a pas l’intention de vivre avec elle, mais qu’il a besoin d’argent, de quoi vivre pendant un mois. Elle refuse. Il lui réécrit pour s’excuser une nouvelle fois de son attitude. Aucun de ses efforts ne l’aurait fait changer d’avis. Elle me raconte encore cette épisode: s’étant rendue au Pakistan pour l’enterrement de sa mère, elle remarque à son retour que quelqu’un s’est introduit chez elle et a fouillé dans ses papiers. Elle suppose que c’est Nassim qui cherchait sa carte verte renvoyée aux autorités. Elle a porté plainte, sans succès. La dernière fois qu’elle a entendu parler de son fils, c’était en 1992 ou 1993, quand il lui a annoncé qu’il vivait au Texas et a tenté une énième fois de s’excuser. «J’en avais terminé avec lui, vraiment terminé.» A la fin de notre entretien, Nazhat m’a confié qu’elle aimerait connaître la vérité. Elle aurait aimé faire jurer Nassim, sur le Coran, qu’il croyait que Hamid avait vraiment fréquenté un camp d’entraînement terroriste. Quelques mois plus tard, nous nous sommes reparlées et elle avait changé d’avis. Elle m’a dit qu’elle ne pensait pas que faire jurer son fils sur le Coran suffirait à garantir la vérité.

Comme la mère de Nassim, je voulais connaître la vérité, quelle qu’elle soit. Nassim croyait-il vraiment ses accusations envers Hamid? Qu’est-ce qui l’avait poussé à raconter au FBI qu’il avait vu des leaders d’Al-Qaïda à Lodi, une information dont le gouvernement a plus tard constaté la fausseté? A-t-il continué à travailler dans le domaine du renseignement après le procès de Hamid? Je me suis approchée de Nassim pour la première fois juste après le Nouvel An 2015. La famille Hayat avait entendu dire qu’il était resté dans la région de Lodi, travaillant dans les assurances, mais les registres publics montraient qu’il avait d’abord déménagé sur la côte Est, près de Washington DC, au moment du procès de Hayat, avant de retourner en Oregon, à Salem, la capitale de l’Etat. J’ai quitté les quatre voies encombrées d’une route bordée de fast-foods et de magasins, ai bifurqué dans une rue adjacente et me suis retrouvée devant un complexe d’immeubles résidentiels à deux étages, gris et fades. J’ai parcouru quelques mètres et j’ai sonné. Quelques secondes plus tard, la porte s’est entrouverte sur un homme mince, fin trentaine ou début quarantaine, vêtu d’un t-shirt blanc. «Bonjour, je cherche Nassim Khan.» Il a légèrement incliné la tête. J’ai rapidement annoncé que j’étais journaliste, mais la porte a commencé à se fermer dès la mention de Hamid Hayat. «Pouvez-vous me dire si vous êtes encore en contact avec le FBI?» ai-je lancé. «Non, je ne suis pas en contact avec eux», m’a-t-il répondu. Il a pris ma carte de visite et la porte s’est définitivement refermée.

Je lui ai ensuite envoyé un courrier expliquant que j’espérais pouvoir lui parler, que je voulais avoir sa version des événements. Aucune réponse. En mars 2015, j’ai fait une nouvelle tentative. Comme j’étais devant la porte et sonnais, j’ai remarqué une petite caméra de sécurité à la fenêtre. Personne n’est venu ouvrir. J’ai laissé une note à Nassim, répétant que j’écrivais un article et souhaitais connaître son point de vue. Aucune nouvelle, une fois encore. Tout ceci s’était déroulé avant que je parle avec sa mère et avec son ancienne compagne, avant que je n’entende la version des faits de Hamid. Il m’a semblé important de contacter Nassim une dernière fois, de lui donner une autre opportunité de s’exprimer. Avant de retourner en Oregon, j’ai vérifié les registres publics et appris qu’il avait enregistré une nouvelle société, un magasin pour touristes vendant des étoffes pakistanaises, des lunettes de soleil et des boucles d’oreilles dans une petite station balnéaire de l’Etat. J’y suis allée à la fin du mois de juin. Le magasin n’était pas encore ouvert et j’ai attendu dehors, sur un banc. Peu avant 10 heures, Nassim est passé devant moi, bien soigné, athlétique, vêtu d’un t-shirt rouge et de pantalons noirs. Il a déverrouillé la porte de son échoppe, dont la vue sur l’océan était imprenable. J’ai frappé à la porte vitrée. Nassim est revenu à la porte et j’ai répété que j’étais une journaliste préparant un article concernant le dossier Hayat. Il a hoché la tête en signe de dénégation. J’ai ajouté que j’avais parlé à sa mère, qu’elle ne pensait pas qu’il avait dit la vérité sur la prétendue participation de Hamid à un camp terroriste. Il m’a regardée droit dans les yeux et a haussé les épaules. «Ça ne m’intéresse pas», a-t-il lâché. Il a voulu refermer la porte, bloquée par ma chaussure. Il a essayé encore et je me suis éloignée alors qu’il tournait le verrou. 

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La ville de Salem, capitale de l'Etat de l'Oregon, où séjourne désormais Nassim Khan. © DR

La vie que Hamid a connue avant de se retrouver en prison n’existe plus. Ses parents ont vendu leur maison de Lodi pour payer les honoraires d’avocat. Ils ont déménagé dans un quartier délabré à une vingtaine de minutes de leur ancien domicile. Hamid n’est plus un jeune marié, loin de là. Fatiguée de l’attendre, son épouse a divorcé en 2012. Hamid l’a appris lors d’une visite de sa mère à la prison. Sa vie reste entre parenthèses jusqu’à sa libération, en 2026. Hamid refuse de conclure un arrangement où il plaiderait coupable, et qui réduirait sa peine de prison en échange de l’abandon de l’appel. «Je ne vais pas plaider coupable pour quelque chose que je n’ai pas fait», a répondu Hamid aux questions que je lui avais transmises par l’intermédiaire de son avocat. En 2014, il avait demandé à ce qu’un juge fédéral annule sa condamnation, alléguant que sa première avocate ne l’avait pas assisté de manière adéquate, et accusant le gouvernement de ne pas lui avoir donné connaissance des éléments de preuve qui étaient en sa faveur. Au mois d’août 2016, son dossier a été dévolu à une nouvelle juge fédérale, Deborah Barnes, en vue de procédures qui étaient toujours en cours. Même si Hamid gagne son appel, les procureurs peuvent décider de reprendre l’accusation. Hamid est prêt. «J’y ai survécu une fois, et je le referai», affirme-t-il.

Cet article d'Abbie VanSickle est initialement paru dans The Intercept le 19 novembre 2016.