Le vent et la pluie fine de ce mois d'octobre 2014 balaient les docks de City Island, petite Ă®le de pĂŞcheurs dans le dĂ©troit de Long Island, Ă l’est du Bronx. Frank Mejia attend, anxieux, devant une porte grillagĂ©e oĂą s’affiche la mention restricted area. Elle s’ouvre enfin. Le visiteur se soumet au contrĂ´le des gardes du Department of Correction (DOC), l’administration pĂ©nitentiaire de New York. HĂ©sitant, il longe ensuite le quai et embarque sur un ferry rouillĂ©. ArrivĂ© la veille de San Diego en Californie oĂą il rĂ©side, Ă 4’500 kilomètres de lĂ , Frank a enfin trouvĂ© le courage d’entreprendre le voyage d'Hart Island, cette Ă®le d’à peine un kilomètre carrĂ©, qui abrite la plus grande fosse commune des Etats-Unis.Â
C'est lĂ , sur caillou cachĂ© ce jour-lĂ par la brume de l'automne, qu'a Ă©tĂ© enterré son frère aĂ®nĂ© Ralf, disparu sans laisser de trace en 1993. C'est lĂ , Ă quelques encablures des lumières de Time Square et du luxe tapageur de Manhattan, que la ville fait disparaĂ®tre depuis 1869 les cadavres d'un million d'indigents, de SDF, d'enfants morts-nĂ©s ou encore d'inconnus dont les corps n'ont pas Ă©tĂ© rĂ©clamĂ©s par les familles. C'est lĂ que chaque semaine, du mardi au vendredi, les dĂ©tenus aux tenues orange de la prison de Rikers Island y enterrent par centaines les corps arrivĂ©s par camions frigorifiques.Â
Si Frank Mejia peut s’y rendre aujourd’hui, c’est grâce Ă l’obstination d’une femme: Melinda Hunt. Cette artiste s’intĂ©resse Ă Hart Island au dĂ©but des annĂ©es 1990 et obtient Ă l’époque une autorisation d’accès exceptionnelle. Entre 1991 et 1994, accompagnĂ©e par le photographe Joel Sternfeld, elle documente le quotidien de l’île. Elle interviewe et observe les dĂ©tenus. Eux creusent les tombes, des tranchĂ©es de trois mètres de profondeur oĂą ils entassent de rudimentaires cercueils en pin. Chaque fosse contient les cadavres de 150 adultes ou de 1’000 enfants. Tous les ans, plus de 1’000 corps sont ainsi mis en terre.Â
Melinda Hunt s’attache à «rendre visible ce lieu invisible», où New York fait «son sale boulot» à l’abri des regards. «Je ne suis pas Américaine mais Canadienne; j’ai été fascinée par ce lieu. Beaucoup de morts étaient des étrangers, enterrés ici parce que leur famille ne savait rien d’eux. Je me suis identifiée à eux… Après tout, j’aurais pu être à leur place». Ainsi décrit-elle ses premières intentions. Melinda découvre alors «la détresse des familles et l’absurdité du système bureaucratique. Visiter une tombe et parler à un être cher est fondamental dans notre culture. Ce qui s’avère perturbant, n’est pas le principe des fosses communes, mais qu’on soit empêché de visiter ces gens et de raconter leur histoire: c’est comme nier leurs vies». Au milieu de cette inhumanité, elle découvre la «gentillesse inattendue» des détenus qui rendent hommage aux morts avec des sépultures improvisées, prient ou font office de prêtres. Un reste d’espoir et la preuve que «l’indifférence n’est pas totale sur l’île».