Sept.info | «J’ai une curiosité insatiable du monde»

«J’ai une curiosité insatiable du monde»

Grand amateur d’histoire et de géographie, Olivier Rolin arpente le temps et l’espace avec gourmandise. Un demi-siècle que cela dure avec à la clef la découverte de destinations atypiques, de préférence des espaces isolés, des îles éparses, des finistères infinis. Autant de laboratoires extrêmes où étudier nos avenirs et nourrir l’une des œuvres les plus enthousiasmantes de notre littérature contemporaine. Lorsqu’il ne bourlingue pas, Olivier Rolin habite une caverne saturée de livres et de souvenirs suspendue au-dessus de la baie de Paimpol dans les Côtes-d’Armor. Un lieu préservé qui prédispose aux confidences.

Heimermann Rolin Heimermann Rolin
Olivier Rolin, né le 17 mai 1947 à Boulogne-Billancourt, est un écrivain français, lauréat du Prix Femina en 1994 pour Port-Soudan et Prix France Culture en 2002 pour Tigre en papier.  © Francesca Mantovani / Editions Gallimard

Même si vous vous exprimez sans réticence, on dénote néanmoins de votre part un constant besoin de relativiser votre parcours, un ton volontiers désabusé...
Comme tout le monde, je suis raisonnablement vaniteux, pas trop, un peu quand même. Ça ne me déplaît pas qu'on s’intéresse à ce que je fais. Il m'arrive parfois d'avoir l'impression de ne pas être vraiment reconnu; je sais que je ne devrais pas dire ça, mais autant dire la vérité... Par l’université, notamment. Certains auteurs séduisent le grand public, d'autres sont estimés de l’intelligentsia. Quant à moi, j’ai le sentiment de me situer dans un entre-deux et, pour être honnête, j’en souffre un peu.

Tout est une question de point de vue. Persuadé que ses (nombreux) succès avaient échappé à la reconnaissance de la majorité, le cinéaste japonais Yasujiro Ozu avait fait inscrire un seul mot sur sa pierre tombale: «Rien». Sans forcément le partager, comprenez-vous cet extrémisme?
Oui, très bien. Même si j'espère, et crois quelquefois, n'avoir pas «rien» fait. Ozu le croyait sûrement aussi, à raison.

Avez-vous le sentiment d’avoir bâti une œuvre?
Oui, même si elle est très hétérogène. D’autres écrivains obéissent à un principe d’unification clairement défini. L’œuvre d’Antoine Volodine (Prix Médicis 2014 avec Terminus radieux), que je tiens pour l’un de nos écrivains contemporains les plus importants, répond à une architecture impeccable. C’est une cathédrale, une cathédrale de ténèbres. Même l’œuvre de Jean Echenoz, hétérogène par certains côtés, renvoie à une longueur d’onde facilement identifiable. Et je ne parle pas de Patrick Modiano. Chez moi, il y a quelque chose de l'ordre de l’éparpillement. Quand je suis optimiste, je me dis que ma curiosité n'a pas de limites. Quand je suis pessimiste, j’inclinerais à penser que je n’ai pas de colonne vertébrale, pas de dessein.

N’avez-vous jamais été en proie au doute?
Tout le temps! Et je le suis encore! Il m'arrive de me demander si je suis vraiment un écrivain. Je ne suis pas de ceux qui ne peuvent s’empêcher d’écrire, qui commencent un livre alors qu’ils n’ont pas fini le précédent. J’ai, au contraire, de longues périodes de jachère. Même si écrire est ma passion, je peux en imaginer d’autres. Je n’ai jamais entamé un projet de livre sans me dire aussitôt que je faisais fausse route. Et ce n’est qu’à mesure que le livre s’écrit que je finis par me persuader que je ne me suis pas trompé, que ça vaut le coup de poursuivre. C'est comme ça.

Le doute s’insinue-t-il, jusque dans la construction de la phrase? Le choix des mots?
Oui, raisonnablement. Je crois que je fais partie de ceux qui ont le souci des mots. Alors j'essaie, je tâtonne. Dans mes débuts – il y a longtemps! – j'avais du goût pour les grandes draperies verbales, les tours de force, je voulais faire le malin. Un certain ésotérisme ne me déplaisait pas. Mon héros, c’était Mallarmé (1842-1898). A présent, je cherche plus de simplicité et de clarté, même si certains jugent tout de même mon écriture difficile, dense. Je crois que je n'écris pas trop mal. Je me souviens à peu près de ce que dit, je n'ai plus la citation exacte en mémoire, Marcel Proust dans son Contre Sainte-Beuve: «Bien écrire ne veut rien dire».

La famille, le père, la mère sont des champs littéraires très fréquentés par les romanciers contemporains. Un territoire que vous ne fréquentez jamais. Pour quelle raison?
Il y a une explication accessoire, somme toute réelle: mon frère Jean (le cadet d’Olivier, né en 1949, auteur entre autres de L’organisation et du Pont de Bezons, nda) et moi-même avons tacitement convenu, de longue date, que nous ne nous emparerions pas de notre héritage commun. Nous avons toléré quelques exceptions à la règle, mais, dans l’ensemble, la famille reste tierra de nadie. Une raison moins formelle, c'est que le genre de livres que vous évoquez met généralement en scène des familles où sévit une forme ou une autre de violence. Ça n'a pas été le cas de la nôtre, c'est une chance qui, cependant, ne crée pas la possibilité de récits palpitants. «Toutes les familles heureuses se ressemblent», dit l'incipit d'Anna Karénine de Tolstoï.

Quoique! Au moment de la déclaration de guerre, votre père qui porte le même prénom que votre frère Jean est médecin. Perdu au cœur de la forêt africaine, il choisit de remonter le fleuve Congo, avant de redescendre le Nil afin de rallier l’Egypte et les troupes anglaises, et enfin les Forces françaises libres: difficile de faire plus rocambolesque...
C’est vrai. Malheureusement, je n’en sais pas davantage. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, mon père ne s’épanchait qu’avec parcimonie. Et mon frère et moi n’étions habités par aucune curiosité. Ce qu’avec du recul, je déplore. Aujourd’hui encore, je serais bien en peine de dépasser ces données liminaires. Je possède un télégramme du général de Gaulle daté de juillet ou août 40 où il remercie le «médecin-capitaine Rolin» pour son ralliement. Deux, trois autres bricoles encore. Lors de mon déménagement parisien récent, je suis retombé sur un grand cahier où mon père avait consigné quelques notes alors qu’il était cantonné en Libye, en 1943. Une chronique très personnelle qu’il n’a tenue qu’un mois. Rien de très saillant, bien qu’il ait participé à deux débarquements, un en Italie et un autre en Provence.

... Gaulliste de la première heure, il se ravise. Fonctionnaire de l’administration coloniale, il s’inscrit en faux... Par goût du contre-pied?
Il est certain que mon père avait un esprit de contradiction très poussé. Quand je suis né, en mai 1947, il était en Indochine affublé du titre assez ronflant de «Résident de France sur les plateaux moï» (région à cheval entre le Laos et le Vietnam, nda). Après le décès de son beau-frère, officier de marine également en Indochine, qui a dévasté ma mère, il est rentré précipitamment en France. Une pelure retrouvée dans ses papiers m’a appris, plus tard, qu’il avait été parallèlement victime d’une calomnie fatale à son avancement. Ma mère racontait qu’à la suite d’une terrible famine ayant atteint Kon Tum, la capitale de la région, mon père avait fait ouvrir de force les greniers à riz de l’évêque local qui tenait davantage du potentat seigneurial que de l’ecclésiastique charitable. Est-ce ce coup de force qui lui a été fatal? Je l’ignore... Je sais en revanche qu’il admirait Malraux et qu’il a connu Roger Vailland lors de sa jeunesse rémoise.

Dans son dernier livre, Tous passaient sans effroi (P.O.L., 2025), votre frère fournit un détail significatif supplémentaire: votre père aurait, en mai 1944, participé à l’assaut de la ligne Gustav dans la même unité que le cinéaste Jean-Pierre Melville (Le Samouraï, L’Armée des ombres, etc.)
Tout à fait. Jean évoque ce dîner où mon père lui a raconté la bataille de Monte Cassino à laquelle il a participé. Malheureusement, l’occasion ne sait jamais renouvelée de lui fournir d’autres détails…

Votre frère parle aussi de l’oncle Joseph…
Que j’ai connu moi aussi, en effet. S’il était nettement plus bavard que mon père, nous ne le voyions que très rarement. Aujourd’hui, cela me passionnerait de savoir pourquoi il est rentré dans la LVF (Légion des volontaires français contre le bolchévisme) et comment il en a, heureusement, déserté. Mais, comme je l’ai dit plus tôt, nous ne faisions pas preuve alors, mon frère et moi, d’une grande curiosité pour ces choses-là...

Nous savons également peu de choses sur votre mère Agathe sauf qu’elle était, disons, de «gauche» et que sa propre mère était institutrice...
Ses deux parents, mes grands-parents maternels donc, étaient instituteurs. Lui est mort de la tuberculose très tôt, je ne l’ai pas connu. C’est ma grand-mère, une femme très austère, très morale qui m’a appris à lire ainsi qu’à mon frère. Pour elle, mentir était une chose inconcevable. Du côté maternel, on était très laïque, alors que du côté de mon père, c’était un catholicisme on ne peut plus traditionnel qui était de rigueur.

Vous avez grandi à Brazzaville en République du Congo et surtout à Dakar au Sénégal. Quelles impressions gardez-vous de la France coloniale d’alors?
De Brazzaville, je n’ai que peu de souvenirs à l’inverse de Dakar où j’ai effectué le gros de ma scolarité de 13 à 16 ans. J’y ai vécu la transition à l'indépendance: deux ans avant et deux ans après. Mon père travaillait au Haut-commissariat qui allait devenir l’ambassade de France. Il a côtoyé l’ultime gouverneur, Pierre Messmer (futur ministre des Armées de de Gaulle, nda) que, bien évidemment, il détestait. Mon père n’appréciait pas davantage Léopold Sédar Senghor (1906-2001, président de la République du Sénégal de 1960 à 1980). Il lui préférait le Guinéen Sékou Touré (1922-1984, président de la République de Guinée de 1958 à 1984) en qui il voyait alors un opposant résolu au néo-colonialisme français, sauf que plus tard il se révélera un tyran effroyable. Tout ça faisait assurément de mon père un curieux «diplomate» français... En même temps, nous avions des boys à la maison, il avait un chauffeur de fonction, guinéen et probablement espion... En vérité, une seule chose m’intéressait à l’époque: la chasse sous-marine. J’avais un fusil aussi haut que moi, à quatre sandows, des flèches articulées, des palmes, une ceinture de plomb, un poignard au niveau du mollet, la panoplie complète. Dès que possible, je filais avec ma mobylette vers la plage de Yoff, la «piscine aux requins» de Ouakam, ou jusqu’à l’embarcadère où j’attrapais le Saint-Charles, le ferry qui m’amenait jusqu’à Gorée.

Y avait-il beaucoup de livres dans la bibliothèque familiale?
Bien sûr, mais pas tant que ça non plus. Il y avait de très belles collections héritées de ma grand-mère, comme l’intégrale de Victor Hugo, Shakespeare et Balzac. Pas mal d’«antiques» également: Plutarque, les tragiques grecs. Mes parents achetaient aussi des ouvrages plus contemporains. Je me souviens que ma mère aimait beaucoup Le quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell. Ainsi que l’œuvre de Katherine Mansfield. J’appartenais à une famille où on aimait les livres; ce n’est pas pour autant que je les lisais.

Vos parents ne vous y incitaient pas?
Ma grand-mère éventuellement. C’est elle, croyant ajouter à notre éducation, qui, par exemple, nous avait offert Le roman de Renart à mon frère et à moi, en ancien français et en vers. Ce qu'elle n'avait pas prévu, elle qui ne supportait pas le moindre mot grossier, c'est qu'un jour on menacerait, sans bien comprendre la signification du mot, d'«enculer» une amie de la famille, comme Renart le faisait avec Hersent la louve! Scandale...

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