Helinho Helinho
En 1995, la 3e victime d'Helinho implore pour sa vie. Peine perdue.© Tommy Dessine

Helinho, le Petit Prince aux 65 victimes (2/4)

A la fin des années 1990, Helinho se sent investi d'une mission de justicier afin de faire régner l'ordre dans le chaos ambiant des favelas brésiliennes. Ce jeune garçon de 14 ans tuera au moins 65 personnes avant d'être arrêté.

Dans la communauté, ils sont comme des rois. Le Petit Prince, Helinho, ne paye rien. Sa mère veut construire une nouvelle chambre, Helinho descend chercher des briques. Le vendeur insiste; non, non, il ne payera pas. Si, si, ça lui fait plaisir. Helinho ne boit pas beaucoup, mais il pourrait, il ne paye jamais ses verres. Pour les grosses dépenses, c’est son frère qui gère. Un tueur gagne peu. Ici on tue pour rien. Littéralement. Helinho ne vise que les almas sebosas (selon le jargon nordestino des habitants du nord-est du pays, des âmes possédées par le diable). Quand on l’arrêtera, une pétition pour demander sa libération circulera; 2’000 personnes la signeront.

Pendant qu’il officiait, les petits délits ont largement baissé dans sa zone de contrôle. Un justicier pas masqué qui se pointe et règle le problème définitivement. «Quand des almas sebosas sont arrêtées, ils sont presque toujours relâchés et reprennent leurs activités. Parfois, ils se vengent de ceux qui leur ont causé des problèmes. Avec moi, ils vont directement en enfer et ne reviennent pas», se vantait-il dans un journal local après son arrestation.

Helinho ne se cache pas. Tout le monde sait qui il est. Tout le monde sait où le trouver. Alors on vient le prévenir. «Untel a dit qu’il va te crever. Tu peux le trouver ici. Machin a dit que tu avais pas le courage de l’affronter, il traîne toujours dans ce coin-là…» La publicité est paradoxalement l’assurance-vie du tueur.

Une quinzaine d’années plus tard, plus personne ne le connaît. Les jeunes s’en foutent. Les plus vieux sont amnésiques. Marquée par la vieillesse précoce, une patronne de bar hausse les épaules. Un voisin écarquille les yeux: «Helinho? Jamais entendu parler.» Et il retourne cahin-caha à son programme télé. Plus tard, Anderson m’explique qu’effectivement beaucoup ont pu l’oublier, «il y a tellement eu d’histoires depuis», mais d’autres préfèrent se taire par prudence. Lui-même parle sous un nom d’emprunt, le même que celui qu’il avait utilisé treize ans plus tôt lors de l’enterrement d’Helinho pour répondre à une journaliste. «C’est mon nom pour les journaleux. Je l’aime bien, mais je m’en sers jamais, alors je vais pas perdre cette occasion, se marre-t-il. Plus sérieusement, je préfère quand même. On sait jamais, il y en a encore de la bande qui traînent dans le coin et il fait pas bon avoir affaire à eux.»

Un autre habitant de longue date confirme: «Oui, il y en a au moins un qui habite pas loin du tout d’ici. Celui-là n’a jamais été en taule, ni rien. Et il est toujours en activité.» L’un des anciens membres du groupe des vingadores (les vengeurs), aujourd’hui retiré des affaires, avait, dans un premier temps, accepté de témoigner, puis est revenu sur sa décision. «Il y a des gens dangereux liés à cette affaire et qui sont encore en activité. Je préfère rester prudent», a-t-il répondu dans son dernier message. Les rumeurs disent que le vingador encore en activité était en contact avec la police. Les flics lui passaient le nom d’un gêneur qu’ils ne pouvaient pas ou ne voulaient pas arrêter. Il glissait le nom dudit gêneur pendant une réunion des vingadores, et c’en était terminé pour lui.

Encore aujourd’hui, la même loi du silence demeure. Par prudence, on ne parle pas trop. Même si l’affaire remonte à plusieurs années. Un silence compréhensible selon Maurelinho qui a toujours habité la même maison dans le quartier: «Rien n’a changé et c’est partout pareil au Brésil. Rio de Janeiro, Belém, tu peux te faire flinguer pour un rien si tu gênes quelqu’un. De toute façon, t’as très peu de chances d’être arrêté.» 92% des homicides restent impunis dans le pays.

A Recife, ces groupes d’extermination sont pourtant bien moins nombreux. Une politique volontariste menée par l’ex-gouverneur Eduardo Campos, mort en 2013 dans un accident d’avion, a conduit à l’arrestation de bon nombre de flics ripoux qui faisaient une partie de leur business en tuant sur commande. Helinho était un produit à part puisque c’était un citoyen ordinaire, sans formation militaire, qui avait choisi de lutter à sa manière contre le crime. La plupart de ses «collègues» étaient des policiers ou des pompiers militaires qui agissaient uniquement pour l’argent.

Mais Helinho faisait aussi ça gratuitement. Ici ou là, un commerçant désigne un voleur et met la main à la poche. Mais la plupart du temps, c’est pour le principe. Il accumule les victimes. Le concept d’almas sebosas s’étend. Après les tueurs, les trafiquants tombent. Une petite de treize ans, compagne d’un trafiquant qui balançait des infos sur lui, s’en prend une en pleine tête. Et puis les fumeurs d’herbe. Vient le tour des voleurs de motos, de tennis et de bermudas… Les crimes passibles de mort deviennent de moins en moins graves. Mais c’est la loi de la favela: tu voles dans ta communauté, tu meurs. Il se trouve juste qu’ici le bourreau est intraitable et particulièrement efficace. Tuer devient banal. On l’a déjà vu descendre d’un bus, «s’occuper d’une âme» et retourner tranquillement attendre le prochain bus. Au début, il reste dans son quartier mais très vite, il étend sa zone d’influence. Son quartier est trop petit. Rapidement, on n’y trouve plus une seule alma sebosa. Personne ne veut défier le Petit Prince, surnommé ainsi à cause de sa gueule d’enfant angélique.

Pourtant Helinho fait peur. Garnizé le confesse un peu gêné: «Franchement, le type faisait flipper. Avec sa gueule, tu y croirais pas. Mais il avait toujours deux flingues à la ceinture et c’était pas le genre à hésiter à les dégainer.» Le week-end, Helinho se pointait au concert de pagode (musique populaire, sous-genre de la samba). Si un criminel connu avait décidé de se divertir cette nuit-là aussi, Helinho ne le lâchait pas des yeux. Quand ce dernier rentrait chez lui, Helinho le suivait jusqu’à sa porte. Là, soit il réglait directement la question, soit il repassait quelques jours plus tard. Personne ne débat du bien-fondé des actions d’Helinho. Personne ne veut se retrouver dans le camp des almas sebosas. A chaque meurtre, toutes les oreilles du quartier sont scotchées au programme Bandeira 2, spécialisé dans les faits divers, qui relate tous les détails morbides des violences dans la région. Discrètement, on commente, sans jamais s’indigner. On peut être dégoûté, mais jamais en public.

Garnizé l’a vécu quand l’un de ses potes, Xandro, s’est fait dézinguer. «Pour rien, dit-il en réprimant un sanglot. J’ai perdu plein de connaissances, mais Xandro c’était un vrai pote. J’ai grandi à ses côtés, il venait demander la bénédiction à ma mère, on jouait dans la même école de samba… Et son truc à lui, c’était pas de trafiquer, ni de voler, il aimait juste fumer de la “beuh”. Seulement il traînait avec des types un peu plus tendus.» Quand les justiciers ont débarqué, ils n’ont pas fait de détail. Tout le monde y est passé. «Quand je suis allé voir le cadavre, c’était moche, ils l’avaient tout défoncé, il était troué de partout. Ce jour-là, trois autres sont morts avec lui.»

Mais malgré ça, Garnizé continue de saluer Helinho et ses collègues. Un petit oi de cérémonie, et il continue son chemin en hâtant le pas. C’est surtout après son arrestation que Garnizé a intensifié ses relations avec Helinho. Pour les besoins du film O Rap do Pequeno Principe (Le rap du Petit Prince contre les âmes damnées), il se rapproche de lui. Mais même depuis la prison, le justicier garde son influence. Deux semaines après le début du tournage, un autre membre du groupe se pointe chez lui. Helinho a des dettes en taule. Il a besoin de 500 reais ou le tournage s’arrête, menace-t-il. Les producteurs payent.

Mais le type semble s’attacher à Garnizé. Partout où il va, il le croise. A tel point que le mec finira par faire la sécurité des concerts de son groupe de rap. Tendu, Garnizé sort moins. Le mec passe alors chez lui, il veut devenir son ami. Mais ce genre d’ami est dangereux. Comme pour Xandro, si quelqu’un passe pour le crever, il ne fera pas dans le détail. Le pire, c’est quand ce genre d’ami veut rendre service. Un jour où le frère de Garnizé a invité une tripotée de gens à venir essayer le billard qu’il vient de dégotter pour pas cher et qu’il a installé devant chez lui, le tueur se pointe avec trois collègues. Au moment où ils descendent de la voiture, Garnizé sait que tout peut mal tourner. Quelques jours avant, Garnizé a essayé de séparer les protagonistes d’une bagarre dans laquelle son voisin était impliqué. Chauffé à l’alcool, ce dernier se retourne contre Garnizé et tente de le planter. L’histoire s’arrête là. Pas pour les tueurs venus donner une «correction»:

– Donne-moi son nom.
– Non, tranquille, il s’est rien passé.
– Donne-moi son nom je te dis, on va le corriger vite fait. Helinho aime pas qu’on menace ses potes et moi non plus.
– Non, mais écoute, sérieux, je veux pas de ça.
– Toi, écoute. J’ai soif, je descends acheter un Coca. Dans cinq minutes, je reviens. Si j’ai pas son nom, y en a qui vont payer ici parce que je vois un paquet d’almas sebosas devant chez toi et j’aime pas beaucoup ça. Ton frère devrait surveiller ses relations.

Panique. La table de billard se vide en un temps record. Au retour du tueur, Garnizé réussit à calmer le jeu. Mais son voisin a fait ses valises pendant la nuit et plus personne n’en a jamais plus entendu parler. C’est à partir de ce moment que Garnizé a voulu quitter la favela. A la poursuite de son rêve de musicien, mais aussi loin de ce monde où, à tout moment, tout peut dégénérer.