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Commerce allemand, Berlin, années 1930. © The Henkin Brothers Archive Association / Evgeny Henkin

Dans le quotidien des années 30

Découvertes dans l'appartement familial de Saint-Pétersbourg dans les années 90, les milliers de négatifs des frères Henkin nous plongent dans la Russie et l'Allemagne entre-deux-guerres. Un témoignage unique de la vie quotidienne à Berlin et Leningrad, loin des tensions politiques et de la montée du totalitarisme.

Les archives photographiques privées soviétiques constituées dans les années 1930 par des amateurs sont d’une grande rareté: celles des frères Henkin semblent être une exception. En dehors des milieux artistiques et professionnels, peu de privés ont eu le privilège de sortir du cercle familial pour photographier à loisir, d’expérimenter suffisamment le regard pour développer un style. Ou plus simplement d’être en mesure de se procurer en grand nombre les négatifs, les papiers pour les tirages ainsi que le matériel nécessaire pour installer un laboratoire personnel. Rares sont donc les archives privées qui ont survécu aux destructions de guerre, à la censure, aux aléas de la politique, au KGB ou simplement au manque de conditions nécessaires à leur conservation. La photographie est de ce point de vue d’une indéniable fragilité. 

Au-delà des questions de pérennité, les archives Henkin posent la question de leur raison d’être, donc également de leur réception. Les frères Evgeny (1900-1938) et Yakov (1903-1941) Henkin étaient passionnés par la photographie. En témoignent les quelque sept mille clichés qu’ils ont réalisés dans les années 1930, oubliés ensuite dans un appartement de Saint-Pétersbourg, redécouverts par les descendants de Yakov et Evgeny au début des années 2000. Les deux frères, bien qu’amateurs, ont un formidable regard, ce qui fait aussi de cette découverte une belle surprise. Ils sélectionnent d’excellents cadrages, savent très bien composer une image, trouver des points de vue originaux, mettre en valeur les qualités physiques et morales de leurs sujets. Chacun a son propre style, très différent, mais avec une qualité comparable. Ils donnent du sens et de la vie à leurs images, suivent des protocoles de prise de vue très logiques et documentent leurs sujets de manière conséquente. Yakov Henkin vit, photographie et travaille en URSS. Evgeny Henkin émigre en Allemagne sans doute au milieu des années 1920, où il reste jusqu’en 1935. Des vies distinctes, mais parallèles, qui sont doublement réunies par la photographie.

Les photographies des frères Henkin ont un double intérêt. Elles sont d’abord l’œuvre d’amateurs talentueux qui ont transcrit par l’image la réalité de leur vécu, libres de contraintes professionnelles, et sans doute de contrôle politique. Ni l’un ni l’autre ne fabriquent des icônes, ils ne répondent pas aux exigences d’une commande. Le résultat tient à leur part de liberté idéologique, ce qui explique le plaisir esthétique que nous ressentons en les regardant. Elles ont ensuite été réalisées en Union soviétique et en Allemagne nazie dans la même temporalité. Elles évoquent leur vie réelle dans deux sociétés hostiles l’une à l’autre, dans deux pays qui deviennent dans les années 1930 des dictatures. Toutes deux nient l’individu et le libre arbitre, mettent fin à la liberté d’expression, et partant, contrôlent toutes les images. Ces repères historiques permettent de mieux comprendre l’immense intérêt de ces images qui racontent les individus dans l’histoire qui se fait.

D’un point de vue formel, le style d’Evgeny Henkin est influencé en partie par la photographie allemande qui s’est développée après la Première Guerre mondiale jusqu’en 1933, notamment dans le mouvement de la Nouvelle Objectivité. Les cadrages sont larges et directs et les images souvent frontales, la recherche esthétique est d’essence classique. Les nombreux portraits sont pris en pied, les gros plans ont peu de profondeur de champ. Les scènes de rue, qu’il affectionne, deviennent de plus en plus rares au fil des années. Il use régulièrement de points de vue en hauteur, depuis les étages d’un bâtiment. Ce qui s’explique sans doute par la nécessité de garder de la distance. Dans l’Allemagne nazie, l’acte de photographier en public peut être dangereux. Henkin est russe, et de plus d’origine juive.

Les photographies allemandes d’Evgeny Henkin sont très différentes, formellement et dans le choix des sujets, de celles faites en Union soviétique par son frère Yakov. En partie naturellement parce que les paysages urbains, les attitudes, les modes vestimentaires, les caractères sont très distincts de ce qui peut se voir en URSS. En suivant la filiation des images, on constate qu’après janvier 1933, Evgeny Henkin réduit son champ d’activité publique, prenant beaucoup de distance avec tout ce qui a trait aux manifestations politiques et aux scènes de rue. Il montre la violence de l’antisémitisme par de rares vues frontales de commerces juifs dont les vitrines ont été brisées et couvertes de slogans antisémites. Pourtant très conscient des cadrages et des aspects esthétiques et formels, Evgeny Henkin photographie maladroitement quelques rares banderoles, montre des couples assez grotesques faisant le salut nazi dans la rue. Le tout est visiblement pris à la sauvette. La fin de la République de Weimar, avec l’arrivée au pouvoir de Hitler en janvier 1933, a marqué un changement radical dans la vie des Allemands, et partant, dans celle des étrangers qui y vivaient. Ces derniers devaient demander un nouveau permis de séjour tous les six mois, et dès 1935 les juifs étrangers furent expulsés massivement. Il est évident qu’Evgeny Henkin a dû rentrer en Union soviétique en 1936 en raison de la situation politique en Allemagne, qui rendait son séjour impossible. Mais le piège n’a pas tardé à se refermer. Arrêté en 1937 par le NKVD, Evgeny Henkin sera fusillé en janvier 1938, non sans avoir confié sa valise de négatifs à son frère Yakov et à sa sœur Sofia, dans des circonstances que nous ne connaîtrons sans doute jamais. 

L’influence de la photographie soviétique est évidente chez Yakov Henkin, tant du point de vue formel que dans le choix des sujets. Ses compositions, ses points de vue, ses cadrages sont inspirés du style formel soviétique, qui est alors à l’avant-garde de ce que deviendra la photographie du vingtième siècle. Les sujets de Yakov Henkin sont également des classiques de l’époque soviétique d’avant-guerre: les compétitions sportives, les manifestations politiques, les balades du dimanche dans les parcs de loisirs ou à la campagne, les séjours au bord de la mer. L’amour et la sexualité sont très présents, qui sont des thèmes passionnément discutés dans les années 1920, avant que Staline ne réprime sévèrement cette liberté, peut-être la plus révolutionnaire de cette époque.

Yakov Henkin – lui-même sportif – se passionne pour les manifestations sportives de tous genres, en été comme en hiver. Il documente pratiquement tous les sports pratiqués en Union soviétique dans les années 1930. Le sport est un sujet très populaire dans la photographie après l’organisation en 1928 de la première Spartakiade, sorte de Jeux olympiques alternatifs et amateurs. L’URSS n’est alors pas admise dans le mouvement olympique. Jusqu’au milieu des années 1930, il n’y a ni médailles ni professionnels ni champions adulés dans le sport russe, qui reste strictement amateur. Staline va changer cette situation en instaurant professionnalisme, médailles et récompenses. A partir de 1928 les Spartakiades sont organisées à grande échelle dans tout le pays, par secteur d’activités: celles de l’armée, des étudiants, des femmes, des cheminots, par exemple. Elles s’accompagnent de toutes sortes de manifestations parallèles, ludiques ou culturelles, comme la poésie, la danse et la musique. De nombreuses photographies de Yakov Henkin ont été réalisées lors de Spartakiades à Leningrad. Du point de vue de l’intimité, les scènes érotiques de Yakov Henkin rappellent les idées révolutionnaires des années 1920 sur l’amour, dont la mise en œuvre est restée limitée aux cercles intellectuels et artistiques des grandes villes. Ces photographies évoquent avec poésie et liberté les théories d’Alexandra Kollontaï sur l’amour libre, ou l’utopie du triangle amoureux formé par Ossip Brik, Lili Brik et Vladimir Maïakovski. Les portraits de son épouse Frida et de sa sœur Sofia, dans leur appartement, à la campagne ou à la mer, sont empreints d’une grande sensualité.