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Un jeune garçon propose à des passants d'adorer le feu sacré, moyennant rétribution, Haridwar, au bord du Gange.© Alexia Eychenne

Chasseur de gourous, un métier à risques

En Inde, il ne fait pas bon combattre l’obscurantisme et les superstitions. Trois adversaires des extrémistes hindous ont été assassinés ces dernières années. Des meurtres restés impunis, malgré le combat de leurs proches pour obtenir justice.

Kolhapur, une ville moyenne au sud-ouest de l’Inde. Ce 16 février 2015, vers 9 heures, Megha Pansare se prépare à partir pour l’université où elle enseigne le russe, quand des cris brisent le silence de son quartier résidentiel. Elle se précipite au rez-de-chaussée de l’immeuble et déboule dans la rue bordée d’arbres tropicaux, d’ordinaire si tranquille. Govind et Uma Pansare, ses beaux-parents, gisent à dix mètres de là, le visage en sang, touchés par quatre balles de revolver.

Le couple avait quitté la maison familiale au petit matin. Govind Pansare, 81 ans, s’astreint chaque jour à une marche, à l’heure où l’air est encore frais. Sa femme et lui s’offrent un chaï, un thé sucré et épicé, à quelques rues de là. A l’aller, deux hommes à moto leur ont demandé leur chemin. Ce sont eux qui tireront plus tard sur les octogénaires. La caméra de l’école voisine le montre, mais la qualité des images est trop piètre pour les identifier. Touché par trois balles, Govind Pansare meurt le 20 février d’une hémorragie pulmonaire. Uma, blessée à la tempe, s’en sort de justesse. Amincie, ses cheveux gris retenus en arrière, elle serre aujourd’hui la main de ses doigts raidis par une paralysie. Elle n’a aucun souvenir des assaillants.

Dans les heures qui suivent le meurtre, Kolhapur est comme pétrifiée d’effroi. «Des milliers de personnes se sont rassemblées devant l’hôpital. Les boutiques ont tiré les rideaux de fer et les gens ont cessé leur travail», se souvient Megha, attablée dans son salon, les bras croisés dans une sobre kurta verte. Son beau-père était et reste une célébrité. Avec ses chemises blanches et ses lunettes ambrées, le «camarade» Pansare comptait parmi les dirigeants du CPI, le Parti communiste indien. Avocat, il n’a jamais reculé face à aucun combat social, du syndicalisme à la lutte pour la disparition des castes. Athée revendiqué dans un pays où seul 0,1% des habitants affirme ne pas croire, il est surtout une icône du courant rationaliste, de ces «chasseurs de gourous» qui pourfendent les superstitions et les charlatans déguisés en guides spirituels.

La chaîne locale «24Tas» a retransmis les obsèques de Pansare qui ont rassemblé des milliers de personnes à Kolhapur (en marathi).

Près d’un an et demi après sa mort, la présence de Govind Pansare est encore partout dans sa maison: en portrait au mur, sur des cartes de visite éparpillées ou sur l’abonnement à son nom à une revue consacrée aux violences contre les intouchables. «Personne n’aurait pu imaginer qu’il soit assassiné», souffle Megha. Son beau-père se savait pourtant menacé. Il s’était habitué aux lettres anonymes depuis trente ans. Ses combats ulcéraient l’extrême droite hindouiste et nationaliste. Pour ce courant représenté par des partis institutionnels comme par une nébuleuse de groupes occultes, l’Inde est fondamentalement hindoue. Cela exclut de facto les musulmans, les chrétiens, les non-croyants et tous ceux qui osent remettre en question la première religion indienne. A leurs yeux, les rationalistes «dénigrent» leurs traditions et «blessent les sentiments religieux» des fidèles.

«Govind Pansare n’a jamais voulu de protection policière, précise Megha. Il disait que la Constitution lui garantissait le droit de s’exprimer.» Les avertissements s’étaient pourtant faits plus précis avant sa mort. Megha a retrouvé dans ses affaires un courrier plus récent que les autres. L’auteur écrivait: «Tu finiras comme Dabholkar». Narendra Dabholkar était une autre grande voix du rationalisme, tué le 20 août 2013 à Pune, 200 kilomètres au nord de Kolhapur. Cet ancien médecin traversait un pont à l’aube quand deux hommes lui ont tiré dessus. Le sexagénaire longiligne est mort sur le coup. Dabholkar et Pansare se connaissaient depuis 30 ans, ils se respectaient. A l’annonce de son décès, Pansare était accouru à la veillée du corps. Le lendemain, il confiait au Times of India: «L’assassinat de Dabholkar montre que des fondamentalistes et des fascistes dans notre société veulent faire taire par la violence les voix rationalistes.»

Une analyse funeste, prémonitoire. Après Dabholkar et Pansare lui-même, ce sera au tour de Malleshappa Kalburgi, un enseignant-chercheur, ancien vice-recteur d’université, de mourir le 30 août 2015. Cette fois, l’assassin a sonné devant sa maison de Dharwad, à 180 kilomètres de Kolhapur, en se faisant passer pour un étudiant. Il a tiré à bout portant. Son complice et lui se sont enfuis à moto. Kalburgi était expert en textes religieux. A 77 ans, il s’était mis à dos les extrémistes pour ses conférences sur les traditions hindouistes, qu’il qualifiait d’idolâtres.

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De gauche à droite: Malleshappa Kalburgi, Govind Pansare et Narendra Dabholkar, tous trois tués entre août 2013 et août 2015. © DR

Qui a tué les rationalistes? Plus de trois ans après la mort de Dabholkar, le mystère demeure entier dans la «plus grande démocratie du monde». Mais les enquêteurs ont dans leur viseur le Sanatan Sanstha, un sulfureux groupe de Goa. Il se présente sur son site comme une association hindoue fondée dans les années 1990 par Jayant Athavale. Un «hypnothérapeute mondialement connu», un demi-dieu selon ses disciples. Ses combats, fondamentalistes et ultranationalistes, vont de l’éducation religieuse à la lutte contre les drapeaux en plastique – «une insulte au drapeau national» – ou à la défense des langues indiennes contre l’influence de l’anglais.

Le Sanatan Sanstha passe sous silence la condamnation de deux de ses membres à dix ans de prison pour des attentats perpétrés en 2008 contre des théâtres. La pièce qui les irritait mettait en scène des divinités. Ou une explosion avortée pour laquelle une petite dizaine de militants ont été mis en cause. En 2013, son site web a aussi présenté le meurtre de Dabholkar comme «une bénédiction du Tout-Puissant». «Les écrits du Sanatan Sanstha présentaient depuis plusieurs années les rationalistes comme des blasphémateurs, des traîtres à leur religion, ce qui revenait à autoriser leur exécution», accuse Megha.

A Satara, petite bourgade arborée d’où sa famille est originaire, Hamid Dabholkar se souvient des intimidations du Sanatan Sanstha contre son père Narendra. «En vingt ans, ses responsables ont intenté une multitude de procès contre lui, raconte ce jeune psychiatre au visage rond et à la fine moustache. Ils ont même diffusé son portrait barré d’une croix rouge.» Dabholkar avait fondé en 1989 le Maharashtra Blind Faith Eradication Committee, l’un des principaux mouvements de lutte contre les superstitions du pays. Ses 3’000 membres enquêtent sur les gourous et révèlent les mécanismes scientifiques derrière leurs faux miracles.

Ce reportage de «France24» (en anglais) suit des rationalistes qui démasquent les arnaques des gourous dans les villages du Maharashtra.

C’est une tâche titanesque, tant l’Inde vit sous l’influence des charlatans. L’association dit en ajouter une centaine par an à son tableau de chasse. Comme Gomashababa, ce mystique installé autour de Kolhapur. Il promettait d’extraire par ses pouvoirs divins la saleté et les mouches des oreilles de ses «patients». A la vue des cadavres d’insectes que le gourou exposait par un tour de passe-passe, les candidats ont afflué pendant des années, malgré les 100 roupies exigées pour le «traitement», soit 1,5 franc, le prix de plusieurs repas dans les zones rurales. Dans un village voisin, une sainte autoproclamée prétendait pouvoir guérir une jeune fille de la fièvre en lui faisant mordre une sandale, sous les yeux d’une foule fascinée. «On ne combat pas la religion, insiste Hamid Dabholkar, mais l’exploitation perpétrée en son nom.»

Dès les années 1980, les combats de Narendra Dabholkar lui ont valu des coups de bâton par des foules en colère, ou par les gros bras des gourous. Des lettres anonymes, aussi. L’une des dernières disait: «Souviens-toi de Gandhi. Souviens-toi de ce qu’on lui a fait», en référence au héros de l’Indépendance assassiné par des extrémistes. Pour autant, «son meurtre dans un Etat progressiste comme le Maharashtra était impensable», soutient son fils. La région a la politique chevillée au corps, les courants de pensée foisonnent. Les rationalistes citent souvent le règne d’un souverain éclairé, Shahu Maharaj, au début du XVIIIe siècle, comme point de départ d’une tradition de tolérance.

Même si leur mouvement semble une goutte d’eau au regard de la population du Maharashtra – 114 millions d’habitants -, les rationalistes enregistrent des succès. Début septembre, les hindous fêtent Ganesh: des statues du dieu à tête d’éléphant sont portées en procession, puis immergées dans les cours d’eau. Le plâtre des idoles et les colorants toxiques empoisonnent les nappes phréatiques. «Pendant sept ans, nous avons manifesté sans relâche pour l’expliquer aux fidèles. Et ça a fini par payer», se félicite Megha. De plus en plus de foyers renoncent à plonger Ganesh dans l’eau ou optent pour des idoles biodégradables.

En décembre 2013, le Maharashtra a aussi adopté une loi qui condamne la magie noire. Une victoire posthume pour Dabholkar, qui défendait le texte depuis plus de dix ans. Mais le sud de l’Inde a aussi un visage réactionnaire. L’extrême droite prospère autant que les autres courants dans l’effervescence politique. Bombay, la capitale de l’Etat, est le berceau du Shiv Sena, un parti de défenseurs exaltés de la prédominance hindoue. Outre le Sanatan Sanstha, le RSS, un groupe paramilitaire, ou le Bajrang Dal, une organisation de jeunesse, y sont bien implantés. A coup de procès en diffamation, de plaintes pour blasphème, voire de saccages, ils n’hésitent pas à intimider intellectuels et artistes.

Pansare en a fait les frais dès 1988 et la publication de son livre le plus célèbre, Qui est Shivaji? Ce monarque du XVIIe siècle est adulé par les religieux pour avoir établi un royaume hindou dans une Inde dominée par une dynastie musulmane. Pour s’être attaqué au mythe, Pansare a vite croulé sous les menaces. «Le Shiv Sena n’a pas digéré qu’il le présente comme un roi proche de tous ses sujets, y compris les musulmans, rappelle Megha. D’autres ont bataillé pour que le verbe du titre soit au pluriel en signe de respect.» Peu avant sa mort, Pansare avait à nouveau froissé ses détracteurs en s’opposant à leur proposition d’ériger des statues de l’assassin de Gandhi…

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«Il faut sans cesse de battre pour que les meurtres ne tombent pas dans l’oubli», estime Megha Pansare. © Alexia Eychenne

Les intégristes s’attaquent aux rationalistes depuis des décennies. Mais pourquoi ce regain de menaces et ce niveau de violence inédit? Les proches des victimes pointent du doigt l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Narendra Modi, en 2014. Le Bharatiya Janata Party, parti de la droite nationaliste, entretient des liens incestueux avec les extrêmes. Sa présence au pouvoir renforce selon eux le sentiment d’impunité des groupes les plus durs. D’autant que les enquêtes pour les assassinats piétinent: les policiers chargés du dossier Pansare ont été mutés à de multiples reprises, un potentiel témoin clé du meurtre de Dabholkar n’a jamais été rappelé… «Il faut sans cesse se battre pour que les meurtres ne tombent pas dans l’oubli», soupire Megha, pour qui réclamer justice devient un métier à plein temps. Megha s’est rapprochée des enfants de Dabholkar pour que leur voix porte plus fort – la famille de Kalburgi, peut-être moins rompue au militantisme, est plus en retrait. Le trio a obtenu que la Haute Cour de justice de Bombay exige des polices locales des résultats mensuels.

Chaque mois, Megha prend le train de nuit pour assister à l’audience et repart le soir même. Les enquêteurs ont fini par arrêter deux suspects liés au Sanatan Sanstha. Mais les dossiers restent fragiles. «L’enquête a été bâclée, nous n’avons pas assez de preuves, juge Megha. Nous faisons tout pour repousser un procès, car les suspects seraient probablement relâchés.» Des expertises balistiques se contredisent. Scotland Yard a été appelé en renfort, mais son rapport se fait attendre. «Il faut trouver les tireurs, les véhicules, les armes, mais aussi les commanditaires», insiste Hamid. Chaque mois, Megha organise aussi une marche silencieuse à Kolhapur. Les enfants de Dabholkar font de même tous les ans le 20 août. Des milliers de manifestants défilent au cri de «Liberté d’expression», «Les idées ne meurent pas» ou de «Nous n’avons pas peur».

«Il est de notre devoir de dire haut et fort que nous continuons le combat, autrement les gens se tairont et notre lutte deviendra encore plus dangereuse», estime Megha. Sa vie a pourtant changé, car la menace n’a pas disparu. Les Pansare vivent sous protection jour et nuit. Un agent l’accompagne à l’université et la police lui a appris à jeter des coups d’oeil dans le rétroviseur quand elle conduit.

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Des rationalistes simulent des miracles pour sensibiliser les Indiens aux impostures des gourous à Nagpur, au nord de l’Inde. © Manojthazath

Sa seule consolation est «qu’il se passe quelque chose de nouveau dans la société indienne». Après la mort de Kalburgi en août 2015, une dizaine de personnalités ont symboliquement rendu leurs prix littéraires et artistiques pour protester contre les menaces contre la liberté d’expression. Et, plus largement, le climat d’intolérance entre castes et religions. La presse couvre les moindres rebondissements des enquêtes. Surtout, relève Megha, les livres des victimes ne se sont jamais aussi bien vendus. «Les gens veulent comprendre pour quelles idées ils ont été tués.»

Dix ans d’intimidation de l’extrême-droite hindoue