Les dauphins en liberté des Bahamas avaient fini par très bien connaître la chercheuse Denise Herzing et son équipe. Plusieurs décennies durant, au début de chaque campagne d’observation de quatre mois, ils leur réservaient un accueil chaleureux: «De vraies retrouvailles entre amis», raconte Herzing. Une année, cependant, les animaux agirent différemment. Ils ne s’approchaient pas du navire des chercheurs, refusant même les invitations à nager à la proue de celui-ci. Lorsque le capitaine plongea pour évaluer la situation, les dauphins restèrent à l’écart. Au même moment, à bord, on découvrit qu’un des membres de l’expédition était mort alors qu’il faisait la sieste sur sa couchette. Alors qu’on faisait route vers le port, «les dauphins vinrent se placer à côté de notre bateau, raconta Herzing. Contrairement à leur habitude, ils ne se laissaient pas porter par la lame d’étrave. Ils nous encadraient, à une quinzaine de mètres de distance, à la manière d’une escorte aquatique» accompagnant avec ordre la marche du navire. Les questions soulevées par ce curieux épisode sont au cœur de l’essai stupéfiant de Carl Safina, Beyond Words: what animals think and feel (Au-delà des mots: ce que pensent et ressentent les animaux, Picador, 2016). Le sonar des dauphins est-il capable de traverser la coque en acier d’un bateau – et de remarquer qu’un cœur a cessé de battre? Ces animaux peuvent-ils comprendre ce que ressentent des humains en deuil? Leur société présente-t-elle un degré d’organisation compatible avec l’existence de cortèges funèbres? Si la réponse à ces questions est oui, alors Beyond Words a des implications profondes pour les hommes et leur vision du monde.
Safina serait le premier à admettre que les récits du genre de celui d’Herzing n’ont pas la rigueur d’une expérience scientifique. Il se dit «très sceptique à l’égard des choses [qu’il aimerait] le plus croire, précisément parce [qu’il aimerait] les croire. Le désir de croire peut fausser notre jugement.» Mais son livre a beau être rigoureusement scientifique, il ménage tout de même une place à des histoires parfaitement documentées de ce type. Car elles seules nous permettent de comprendre la manière dont les animaux intelligents, tels les dauphins, réagissent dans des circonstances rares ou inhabituelles. L’autre option – capturer des dauphins ou des chimpanzés et les soumettre à une batterie de tests dans un cadre artificiel – aboutit le plus souvent à des absurdités. Prenez, par exemple, cette étude maintes fois citée selon laquelle les loups sont incapables de regarder dans la direction indiquée du doigt par un être humain – alors que les chiens, eux, le peuvent. En réalité, les loups soumis à l’expérience étaient en captivité: à l’état sauvage, ils réagissent immédiatement aux gestes d’indication, sans avoir besoin d’un entraînement.