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© Werner Haug

Vol au-dessus d’un nid de coucou… suisse

Au cours de l'hiver 1972, j'ai pu photographier le quotidien d'internés administratifs du canton de Berne. Un univers de labeur et de souffrances, de joies et d'entraide aussi.

Dans les années 1970, il existait une autre Suisse que celle que je connaissais. A mille lieues du baby-boom et des Trente Glorieuses. Une Suisse invisible. Un univers fait d’internement, de labeur, de souffrances aussi. Un monde à part où étaient enfermés à double tour des milliers de trisomiques, d’handicapés, de fous ou de miséreux mis au ban de la société. Comme effacés. Un univers heureusement sur le point de disparaître quand je l’ai photographié au cours de l’hiver 1972, quelques mois après avoir obtenu ma maturité fédérale. Quelques mois avant d’entrer à l’université. 

J’avais alors 20 ans. J’étais curieux et j’ai voulu immortaliser ce que j’avais découvert dans ce qu’on appelait à l’époque pudiquement des maisons de retraite et de soins, à Bärau, Frienisberg, Riggisberg, Utzigen et Worben ainsi qu'à l'hôpital psychiatrique universitaire de Münsingen où j'effectuais un stage de plusieurs semaines en tant qu'intérimaire dans le service des soins infirmiers. En fait, il s’agissait là d’un échantillon d'un système concentrationnaire plus large où des femmes, des hommes, des adolescents vivotaient dans des institutions publiques et privées. Sorte d’archipel de colonies de travail, d’asiles pour buveurs invétérés, de pénitenciers pour délinquants de bas étage, de maisons d’éducation ou de redressement, de foyers pour pauvres ou encore d’établissements de travaux forcés. Jusque dans les années 1960, la grande majorité des internés, entre 250 et 500 personnes par institution, y entraient de force. Loin des regards indiscrets puisque ces établissements, gérés par les communes, étaient situés à la campagne. Il s’agissait le plus souvent de grandes exploitations agricoles capables de subvenir à leurs besoins grâce au labeur forcé de leurs pensionnaires. Le travail, toujours le travail.

Attention, je n’ai pas volé les images de ces femmes et de ces hommes de tous âges, apathiques, figés ou épuisés, les yeux vitreux fixant le vide. J’ai reçu l’autorisation officielle des directions de leurs institutions. Je pouvais ainsi me balader librement, mon appareil en bandoulière, dans les longs couloirs de ces bâtiments souvent délabrés au mobilier terne et sans âme. Parfois, je n’y étais que toléré. Mais comme je n'avais pas de mission officielle et que je n’étais pas l’envoyé spécial d’un journal, j’étais moi aussi invisible. On m'ignorait. Et durant plusieurs mois, j’ai pu ainsi rendre une forme de dignité à ces humains oubliés. Et puis, j’égayais le quotidien morne et sans relief de ces autres Suisses, de ces détenus d’un système qui allait disparaître en 1981 près de cent ans après sa création. Cette année-là, enfin, la Confédération abrogeait les mesures d’internement administratif, les remplaçant par les articles du Code civil sur la «détention des personnes atteintes d'un handicap ou de troubles mentaux», conformément aux dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme. La fin d’un scandale qui avait jeté des milliers de nos concitoyens derrière des enceintes de hauts murs avec, pour seule perspective, un emprisonnement parfois à vie qui ne disait pas son nom. Imaginez-vous! L’Etat pouvait enfermer n’importe qui dans un établissement «social» sur simple décision d’une autorité administrative. Et généralement sans possibilité de recours judiciaire. Mais c'était pour la bonne cause, n'est-ce pas. Ces mesures de coercition étaient prises à des fins... d’assistance.

Cet enfermement était soumis à des règles très strictes qui se sont dévoilées au fil de mes nombreuses visites en 1972. Il y avait une stricte séparation des sexes, des cellules de détention et d'isolement, des clôtures et des barbelés. Les administrateurs pouvaient ordonner des peines de détention et un rationnement alimentaire de plusieurs jours en cas d’évasion, de désobéissance, de troubles, de contrebande ou de consommation d'alcool. Les «malades» étaient soumis à un régime quasi militaire dont le but principal était la réhabilitation par le travail et la vie en communauté. Du moins officiellement. Dans les faits, le système visait à nettoyer les rues des mendiants, protéger la morale publique, lutter contre les maladies vénériennes ou encore écarter toute menace susceptible de perturber l’ordre public. Cela dit, pour celles et ceux capables de mettre la main à la pâte, le travail pouvait offrir de rares moments d'épanouissement. Les femmes cousaient tandis que les hommes réparaient divers appareils. D’autres aussi cueillaient et triaient l'ergot de seigle à… mains nues. Et tant pis si ses alcaloïdes, dont l’ingestion provoque intoxication et gangrène, étaient utilisés pour produire le LSD, une substance interdite par les Nations Unies en tant que psychotrope en 1971. De toute manière, rien ou presque n’était prévu pour soutenir médicalement et psychiquement ces «patients»: aucun traitement adéquat, peu de soignants, peu de suivi, pas d’activité autre que le travail. Encore une fois. Sur mes images, certains visages et corps témoignent de cette négligence à long terme à l’encontre de ces personnes le plus souvent livrées à elles-mêmes.

Je me souviens cependant de l'entraide entre les internés, de leur amour du jeu et de la musique, de leurs joies et de leur reconnaissance. Pour les hommes, le fumoir était un lieu de retraite important, tandis que les femmes préféraient s'amuser. Et bien sûr, le besoin de contact physique, de tendresse et de chaleur humaine était omniprésent - et ne pouvait être satisfait que par des copains du même sexe. A l’époque, j’aurais aimé écrire un texte d'accompagnement à mes photos, mais j'avais l'impression que chaque mot faisait injure à ces pauvres hères qui ne savaient ni lire ni écrire, et dont les paroles étaient souvent difficilement compréhensibles. Surtout, face à cette offense à notre humanité, les mots ne me venaient pas, ne suffisaient pas.