Jaeger Horn Jaeger Horn
Le Belem au large de Brest le 28 avril 2012.© DR

Conversation dans la cité corsaire (1/4)

La discussion roule comme une vague immense. Jean Randier (1926-2003, capitaine au long cours, historien maritime spécialiste du cap Horn) est un authentique marin; ses commandements à la mer sont notoires et ses contributions à l’histoire maritime ne suscitent aucune controverse: ses références restent sans appel. Il est de ceux que l’on écoute.

Dans la droguerie de marine où me suis réfugié pour me protéger des bourrasques de pluie qui se sont mises à déferler sur Saint-Malo, nous évoquons le Belem (dernier trois-mâts barque de commerce français en acier, datant du XIXe siècle, encore naviguant, nda) qu’il fut le premier à commander à la suite de sa restauration. J’avais eu le privilège de le barrer, lors d’une de ses premières sorties sous voiles aux abords de l’île d’Ouessant. Tout en lui relatant mon aventure, mes yeux s’égarent sur les compas, les cartes et les sextants d’un autre temps – dont il a probablement fait usage à bord des grands voiliers qu’il commanda jadis. Ces objets sont pour moi d’authentiques talismans, qui témoignent des voyages dont j’ai rêvé et des histoires qu’on en a rapporté.

Soudain, la porte s’ouvre et le vent s’engouffre. Une déferlante balaie la dunette et nous emporte aussitôt! L’homme qui vient d’entrer dans la boutique ne nous laisse pas indifférents. Il porte une vareuse de mareyeur et la casquette traditionnelle des mariniers, qui le font ressembler aux gens de mer que l’on aime à caricaturer. Il est à lui seul une encyclopédie de la mer, telle que Guillaume de La Landelle (1812-1886, officier de marine, journaliste et romancier maritime) en a brossé le portrait pour servir à l’édification d’une «société fascinante et mal connue». Cette allure chaloupée, lourde d’une expérience qui additionne les milles nautiques et les feuillets littéraires écrits aux quatre vents de l’aventure, ne m’est pas étrangère. Dans la pénombre de cette officine où le monde de la mer a ses habitudes et les passagers du vent leur ancrage les jours de bordée, je reconnais la silhouette rassurante de Paul Guimard, écrivain dilettante et facétieux que j’ai connu tranquille et taiseux: «Avant tout préoccupé par son bonheur», selon l’heureuse formule d’Erik Orsenna. Dans cet antre où les souvenirs ne souffrent aucune mystification, la vantardise n’a jamais cours; les écrivains voyageurs ne mentent pas: la mer en est témoin. Elle plaide pour leurs histoires. Paul Guimard s’est alors joint à nous. Il s’est inscrit sur le rôle d’équipage, a pris sa place à bord du navire qui nous emporte cet après-midi-là sur la route des alizés. L’autorité de ce marin d’exception nous emmène au bout du monde; loin de la terre où je suis né. Il a le talent de nous le faire croire, à la manière des conteurs: «Les plus beaux rêves ne sont que chimères faute de moyens pour les réaliser, dit-il en ménageant ses effets; mais entre le point de départ et le point d’arrivée, il y a l’aventure.»
– Aux âges farouches de la navigation, les hommes n’avaient peur de rien; la foi les animait, la confiance réchauffait leur cœur, lance Jean Randier.

Paul Guimard, qui s’est installé dans un vieux fauteuil aux ressorts mugissant comme le ressac, enchaîne aussitôt:
– Ils construisirent alors des navires capables de résister aux plus fortes tempêtes et, patiemment, mille après mille, ils reconnurent leur route, vainquirent leurs préjugés pour surmonter leurs angoisses…

Leur dialogue est magnifique: ils se répondent comme la vague et le vent. La mer est ronde, puisqu’on en fait le tour, aurait ajouté Jean-François Deniau (1928-2007, homme politique, écrivain et navigateur) s’il avait été des nôtres ce jour-là. Mais il était en mer. C’est ici que commence véritablement l’histoire des hommes qui s’aventurent sur des bateaux; alors que tout est à découvrir. «Il y a par le monde quelques passages mythiques, des caps que les hommes ont franchis au péril de leur vie et qui demeureront à jamais dans notre mémoire comme autant de victoires et de symboles», pensé-je en me gardant d’intervenir. Je ne suis encore qu’un petit mousse au cœur de cette assemblée de marins aguerris par les tempêtes, et dont le parcours est ponctué d’exploits et de références à la fois maritimes et littéraires. Je me risque néanmoins:
– Le clipper dont vous tenez la maquette entre vos mains marquera pour toujours l’histoire de la navigation par ses folles aventures et la nostalgie qui s’en dégage…

Le cap-hornier sous les ordres duquel j’ai navigué quelques années auparavant comme stagiaire se tourne alors vers moi:
– Le cap Horn aurait pu n’être à jamais que ce qu’il est, me dit-il: un point sur la carte du monde, dont les hommes ont fait une épopée.

Les hommes et les navires. Et Paul Guimard d’enchérir:
– Je ne connais pas de définition plus exacte de l’aventure humaine. Parce qu’elle est écrite par des hommes qui ont osé reculer les limites de l’impossible et n’ont «consenti» qu’à l’instant de périr.

C’est ainsi que la mystique océane s’est à jamais imprimée dans ma conscience de jeune chercheur. «Un jour, moi aussi, je franchirai le cap Horn.» Le Cap! Lorsque les gens de mer en parlent, ils ont dans le regard une expression de craintive admiration. Quelque chose que les terriens ne sauraient déceler.
– Ce n’est pas qu’un point géographique sur une carte. Ce n’est pas non plus, seulement, un pic sombre aux confins des mers du sud, sinistrement dressé vers un ciel éternellement malveillant.

En fait, le commandant Randier a le plus grand mal à exprimer, à traduire ce que ressentaient les cap-horniers. «Enfermer cette expérience dans une définition, dit-il, ce serait l’amputer de ce qui en fait une légende.» Aussi, pour entrer de plain-pied dans cet univers, il faut écouter les témoins, les laisser nous conter leurs histoires et confondre leurs connaissances; car c’est en croisant leurs souvenirs, en les remettant en situation de nous dépeindre le décor de l’Atlantique Sud, que nous pourrons franchir le rideau de scène qui nous sépare de leur histoire. Tous ceux que Jean Randier a rencontrés lui ont dit que c’est en écoutant les récits de leurs aînés qu’ils se sont engagés sur les longs courriers des mers lointaines. «Les jeunes gens qui les écoutaient ne pouvaient pas rester indifférents.» Or, parmi ces témoignages, les plus émouvants sont ceux que les mousses ont rapportés: parce qu’ils avaient tout à découvrir. Comme eux, j’attends d’être émerveillé par ce qu’ils ont rapporté... Le commandant est à la manœuvre et nous formons son équipage de fortune. Cet embarquement sera l’un de mes plus émouvants souvenirs d’écrivain voyageur. Parce qu’il reste encore à réaliser. «Le petit mousse dont je vous parle avait tout juste quinze ans», nous dit le conteur. L’âge de mon grand-père en 1898. «Il était né à Dunkerque et s’appelait Alfred Beaujeu.» Le grand clipper l’attendait à quai, toutes voiles carguées sur les quatre mâts dont les plus hautes vergues culminaient à trente-cinq mètres au-dessus du pont. Il savait qu’il aurait à serrer les cacatois (petite voile carrée de vergue située au sommet de chaque mât, hissée par beau temps pour augmenter l’allure d’un navire, nda) dès qu’il aurait pris un peu d’équilibre et d’expérience, et cette perspective lui donna le vertige. «Je contemplai cette masse de fer et d’acier qu’une bande horizontale noire et blanche ceinturait de créneaux simulant les batteries des navires de guerre.» Ce fut son premier amour. Auparavant, il lui avait fallu s’équiper de pied en cap. Et c’est une paire de bottes plus lourdes que lui, trois tricots rayés, deux pantalons de toile, une vareuse de laine, un bonnet, un ciré huilé qu’il fourra dans son sac, brodé à son nom surmonté d’une ancre bleue. Or, bien qu’il eût l’apparence d’un marin, le jeune Alfred Beaujeu n’en était pas moins un gamin que les belles histoires de voyages avaient attiré, parce que les anciens savaient les raconter. Pour donner le change, il accrocha le traditionnel couteau de gabier à sa ceinture, un peu sur l’arrière de la hanche droite. Ce qui lui donnait fière allure. C’est ainsi qu’il quitta le magasin, sous les rires et les quolibets des matelots qu’il croisa sur le quai. Néanmoins, ce qui n’était qu’un déguisement ne tarderait pas à faire de cet enfant, prédisposé à toutes les vexations pour atteindre son rêve, un homme à part, à nul autre semblable. Il sera de ceux qui vont sur la mer. Armand Hayet (1883-1968, capitaine au long cours, auteur de chansons de bord), qui entra dans la marine marchande à la même époque, a laissé de précieux documents sur la détermination des jeunes gens qui s’embarquaient à bord des cap-horniers. Il écrit: «Le rêve de l’enfant voué au grand large était réalisé et l’enchantement commençait.» Notre jeune mousse en ignorait encore les raisons, mais le charme était réel, absolu, indestructible; et jamais il ne s’en départira tout au long d’une existence d’exceptionnel labeur et d’obscure vaillance face aux terribles servitudes, aux mille misères et duretés qui étaient le lot quotidien des audacieux serviteurs d’un grand navire.

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