Franchir ou non le cap Horn (2/4)

© DR
Mémorial en hommage aux cap-horniers représentant un albatros et vue du cap Horn. 

La nuit est tombée sur Saint-Malo lorsque nous nous quittons sur le seuil de la droguerie de marine. Paul Guimard et Jean Randier sont partis de leur côté, tandis que je regagne à pied l’hôtel de France, où j’ai mes habitudes. J’y reviens chaque fois que je séjourne dans la cité corsaire.

Il me faut à peine une demi-heure pour arpenter la rue Georges Clemenceau jusqu’à la Grande Porte des remparts, qui ouvre sur le quai Saint-Louis. L’anse des Sablons miroite sous les étoiles, tandis que le fort du Petit Bé disparaît au loin dans la brume. Sur les bords de la Rance, la tour Solidor se dresse comme un cap-hornier sur la dunette, dernier gardien de la mémoire hiératique des marins qui ont franchi l’ultime terre, le dernier phare avant la nuit de l’histoire. Alors, je songe aux grands romanciers de la mer que furent Claude Farrère (1876-1957), Albert t’Serstevens (1885-1974) ou Gustave Alaux (1887-1965)... qui n’ont eu de cesse de m’enchanter. Mais c’est à ce passage d’une préface à La Grande Epopée des cap-horniers d’Yves Le Scal, dans laquelle il évoque le mythique rocher du bout du monde, que je pense ce soir. Il disait en substance que ces invincibles matelots appartiennent à une sorte de légende, à quelque chose qui ressemble à une âpre poésie, toute nimbée de nostalgie. Et de se demander pourquoi, contrairement à d’autres marins, les équipages des majestueux clippers à destination de Valparaiso furent aussi ardents à cette rude besogne si mal payée. C’étaient des hommes simples qui avaient une autre idée de la mer. Et de ses valeurs initiatiques.

A partir de 1507, les découvertes de Christophe Colomb porteront le nom d’Amérique, en référence au navigateur Amerigo Vespucci qui les avait identifiées comme un nouveau continent; même si par commodité on continuera de parler des Indes occidentales. La grande aventure du cap Horn, qui conduira Magellan à parachever l’œuvre du Florentin, s’était nourrie de symboles et de philosophie. Car après avoir effectué ses observations tout au long des quatre voyages qu’il effectua entre 1497 et 1504, Vespucci rédigea ses conclusions en faisant définitivement la preuve que la terre est ronde; et qu’à ce titre on pouvait en faire le tour! Si d’autres savants l’avaient suggéré avant lui, il en fournissait la preuve irréfutable. Quelqu’un parlait enfin sur la foi de l’expérience et non plus seulement sur une conviction. A la cour du duc de Lorraine se réunissaient alors astronomes et cosmographes, dont la réputation courait dans toute l’Europe lettrée. Ils ne connaissaient pas la mer, et pourtant ils s’entretenaient des voyages de découvertes auxquels s’intéressaient les princes, les financiers et les commerçants. Les uns, favorables à l’idée d’un continent nouveau, prenaient parti pour la démonstration de Vespucci, tandis que d’autres soutenaient que Christophe Colomb n’avait découvert qu’un archipel sur la route des Indes et de l’Extrême-Orient. Dans les toutes premières années du XVIe siècle, la bibliothèque de Saint-Dié-des-Vosges était en effervescence; de nombreuses personnalités, venues de toute l’Europe savante, y débattaient de cette question devenue essentielle pour l’avenir du monde. Vautrin Lud (1448-1527, chanoine, maître général des mines de Lorraine et fondateur de l’association culturelle et scientifique Gymnase vosgien), secrétaire de René II, duc de Lorraine, posait un regard attentif sur le globe terrestre: l’air préoccupé, il interrogeait l’univers. Or s’il était convaincu que les informations de Colomb remettaient en cause les affirmations géographiques de Ptolémée, il était incapable de s’en expliquer les raisons. Ce questionnement sur les réalités du monde que le Lorrain partageait avec de nombreux cosmographes était resté sans réponse jusqu’à ce qu’on vînt lui remettre un document de la main d’Amerigo Vespucci. Après en avoir pris connaissance, Vautrin Lud réunit ses amis dans la Bibliothèque du Chapitre, où personne encore n’avait entendu prononcer le nom de ce navigateur florentin, qui avait successivement offert ses services aux couronnes d’Espagne et du Portugal, mais dont l’inventaire des voyages avait été rédigé pour le compte des Médicis. Or, il se révélait si détaillé, précis et convaincant qu’il dissipait les doutes et levait les interrogations des savants de Saint-Dié. A partir d’observations scientifiques vérifiées, le navigateur avait résolu l’énigme de la face cachée du ciel... qu’on ne peut découvrir en son entier qu’en faisant le tour de la terre. En naviguant du nord vers le sud, il avait dénombré de nouvelles étoiles qui lui permirent de reconnaître l’existence des deux hémisphères. Mais il n’était pas facile de juger d’une telle vérité, si loin des réalités connues. Aussi, Vautrin Lud fit-il appeler le philosophe Mathias Ringmann (1482-1511, philosophe et cartographe, membre du Gymnase vosgien) et le cartographe Martin Waldseemüller (1470-1520, chanoine de Saint-Dié, cartographe et imprimeur, il fut à l’origine du nom «America» pour désigner le Nouveau Monde) dont l’expérience était grande en ce domaine, afin de mesurer ses affirmations. Après deux ans de débats, les lettrés de Saint-Dié donneront naissance à l’édition d’une cartographie révolutionnaire, inspirée par les lettres d’Amerigo Vespucci. Or, bien que le navigateur n’eût pas encore contourné l’extrémité du nouveau continent, la main de Waldseemüller en avait déjà tracé le contour à la lecture de ses relations. La spéculation était hasardeuse, mais prémonitoire. Cela se passait en 1507. Il faudra toutefois patienter jusqu’en 1522 pour que l’expédition de Magellan, au terme d’une épopée tragique qui lui coûtera la vie aux Philippines, accomplisse le premier tour du monde jamais entrepris, ouvrant ainsi, par les fjords de la Terre de Feu, au nord du cap Horn, la plus célèbre de toutes les routes maritimes: le dernier verrou des grandes espérances de l’humanité. Ce nouvel exploit scellera définitivement les conclusions de Vespucci.

Ainsi cartographié, le contour des nouvelles terres suggérait un passage encore incertain, le franchissement d’un cap au-delà duquel il allait être possible de poursuivre sa route jusqu’au terme des ambitions commerciales des grandes puissances maritimes. Quitte à frôler le blasphème. La cosmographie de Saint-Dié rendait scientifiquement compte d’une certitude nouvelle à laquelle se fieront les explorateurs de la Renaissance: l’ancienne figuration du monde, qui datait de l’époque gallo-romaine et qu’avait établie l’astronome et mathématicien Claude Ptolémée, était une synthèse des connaissances désormais caduque que la sortie triomphale du Moyen Age allait entièrement reconsidérer à l’aune des explorateurs. Et leurs conclusions bouleverseront les idées reçues. Après qu’Amerigo Vespucci eut entamé ses quatre voyages et que l’intérieur du continent commençât d’être exploré par les premiers conquérants, Fernand de Magellan entreprit d’apporter aux cartographes de Saint-Dié la preuve de leurs assertions géographiques. Parti avec une flotte de cinq navires montés par deux cent trente-sept hommes résolus, fidèles à leur amiral en dépit des aléas du voyage et des rudesses du climat qu’ils allaient devoir endurer, l’explorateur portugais dut faire face plusieurs fois au découragement de ses hommes et de ses capitaines, qui fomentèrent plusieurs mutineries. Bientôt, surprise par une terrible tempête, l’escadre fut dispersée à l’approche de la Terre de Feu. Soumise à des conditions de mer qu’aucun marin n’avait encore jamais subies, une première nef disparut à jamais dans la tourmente. Craignant pour sa vie, un second équipage abandonna la flotte à son destin et choisit de regagner son port d’attache – qu’il avait quitté après quatorze mois de navigation! En cherchant à sauver leur âme, ces hommes de peu de foi avaient fait le pari perdant de la honte et de l’humiliation... Car moins d’un an plus tard, pour avoir affronté les terribles mers australes, leurs compagnons de fortune, de retour à Séville, seront acclamés comme des dieux. Ils avaient franchi le cap Horn! Ils ne seront que dix-huit à pouvoir en témoigner, à bord d’un seul bateau rescapé de la plus grande aventure humaine jamais entreprise à leur époque. Toujours estimés de nos jours pour leur courage, Fernand de Magellan et le capitaine Juan Sebastián Elcano – qui figure parmi la poignée de rescapés de cette hallucinante expédition – continuent d’inspirer les explorateurs d’aujourd’hui par leur entêtement à savoir, à comprendre; par leur conviction et leur détermination. Et leur sens de l’Histoire. Ils ont été de véritables pionniers, relève l’explorateur océanique et cinéaste Fabien Cousteau, petit-fils du célèbre commandant de la Calypso: ils sont «les héros d’une époque où les navigateurs qui partaient dans le vide avaient une grosse tendance à ne pas revenir!» Pour l’ingénieur à la NASA Alan Stern cité par l’Agence France Presse, le voyage de Magellan représente le premier évènement planétaire de l’histoire de l’humanité.

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