Franchir ou non le cap Horn (2/4)

© DR
Mémorial en hommage aux cap-horniers représentant un albatros et vue du cap Horn. 

La nuit est tombée sur Saint-Malo lorsque nous nous quittons sur le seuil de la droguerie de marine. Paul Guimard et Jean Randier sont partis de leur côté, tandis que je regagne à pied l’hôtel de France, où j’ai mes habitudes. J’y reviens chaque fois que je séjourne dans la cité corsaire.

Il me faut à peine une demi-heure pour arpenter la rue Georges Clemenceau jusqu’à la Grande Porte des remparts, qui ouvre sur le quai Saint-Louis. L’anse des Sablons miroite sous les étoiles, tandis que le fort du Petit Bé disparaît au loin dans la brume. Sur les bords de la Rance, la tour Solidor se dresse comme un cap-hornier sur la dunette, dernier gardien de la mémoire hiératique des marins qui ont franchi l’ultime terre, le dernier phare avant la nuit de l’histoire. Alors, je songe aux grands romanciers de la mer que furent Claude Farrère (1876-1957), Albert t’Serstevens (1885-1974) ou Gustave Alaux (1887-1965)... qui n’ont eu de cesse de m’enchanter. Mais c’est à ce passage d’une préface à La Grande Epopée des cap-horniers d’Yves Le Scal, dans laquelle il évoque le mythique rocher du bout du monde, que je pense ce soir. Il disait en substance que ces invincibles matelots appartiennent à une sorte de légende, à quelque chose qui ressemble à une âpre poésie, toute nimbée de nostalgie. Et de se demander pourquoi, contrairement à d’autres marins, les équipages des majestueux clippers à destination de Valparaiso furent aussi ardents à cette rude besogne si mal payée. C’étaient des hommes simples qui avaient une autre idée de la mer. Et de ses valeurs initiatiques.

A partir de 1507, les découvertes de Christophe Colomb porteront le nom d’Amérique, en référence au navigateur Amerigo Vespucci qui les avait identifiées comme un nouveau continent; même si par commodité on continuera de parler des Indes occidentales. La grande aventure du cap Horn, qui conduira Magellan à parachever l’œuvre du Florentin, s’était nourrie de symboles et de philosophie. Car après avoir effectué ses observations tout au long des quatre voyages qu’il effectua entre 1497 et 1504, Vespucci rédigea ses conclusions en faisant définitivement la preuve que la terre est ronde; et qu’à ce titre on pouvait en faire le tour! Si d’autres savants l’avaient suggéré avant lui, il en fournissait la preuve irréfutable. Quelqu’un parlait enfin sur la foi de l’expérience et non plus seulement sur une conviction. A la cour du duc de Lorraine se réunissaient alors astronomes et cosmographes, dont la réputation courait dans toute l’Europe lettrée. Ils ne connaissaient pas la mer, et pourtant ils s’entretenaient des voyages de découvertes auxquels s’intéressaient les princes, les financiers et les commerçants. Les uns, favorables à l’idée d’un continent nouveau, prenaient parti pour la démonstration de Vespucci, tandis que d’autres soutenaient que Christophe Colomb n’avait découvert qu’un archipel sur la route des Indes et de l’Extrême-Orient. Dans les toutes premières années du XVIe siècle, la bibliothèque de Saint-Dié-des-Vosges était en effervescence; de nombreuses personnalités, venues de toute l’Europe savante, y débattaient de cette question devenue essentielle pour l’avenir du monde. Vautrin Lud (1448-1527, chanoine, maître général des mines de Lorraine et fondateur de l’association culturelle et scientifique Gymnase vosgien), secrétaire de René II, duc de Lorraine, posait un regard attentif sur le globe terrestre: l’air préoccupé, il interrogeait l’univers. Or s’il était convaincu que les informations de Colomb remettaient en cause les affirmations géographiques de Ptolémée, il était incapable de s’en expliquer les raisons. Ce questionnement sur les réalités du monde que le Lorrain partageait avec de nombreux cosmographes était resté sans réponse jusqu’à ce qu’on vînt lui remettre un document de la main d’Amerigo Vespucci. Après en avoir pris connaissance, Vautrin Lud réunit ses amis dans la Bibliothèque du Chapitre, où personne encore n’avait entendu prononcer le nom de ce navigateur florentin, qui avait successivement offert ses services aux couronnes d’Espagne et du Portugal, mais dont l’inventaire des voyages avait été rédigé pour le compte des Médicis. Or, il se révélait si détaillé, précis et convaincant qu’il dissipait les doutes et levait les interrogations des savants de Saint-Dié. A partir d’observations scientifiques vérifiées, le navigateur avait résolu l’énigme de la face cachée du ciel... qu’on ne peut découvrir en son entier qu’en faisant le tour de la terre. En naviguant du nord vers le sud, il avait dénombré de nouvelles étoiles qui lui permirent de reconnaître l’existence des deux hémisphères. Mais il n’était pas facile de juger d’une telle vérité, si loin des réalités connues. Aussi, Vautrin Lud fit-il appeler le philosophe Mathias Ringmann (1482-1511, philosophe et cartographe, membre du Gymnase vosgien) et le cartographe Martin Waldseemüller (1470-1520, chanoine de Saint-Dié, cartographe et imprimeur, il fut à l’origine du nom «America» pour désigner le Nouveau Monde) dont l’expérience était grande en ce domaine, afin de mesurer ses affirmations. Après deux ans de débats, les lettrés de Saint-Dié donneront naissance à l’édition d’une cartographie révolutionnaire, inspirée par les lettres d’Amerigo Vespucci. Or, bien que le navigateur n’eût pas encore contourné l’extrémité du nouveau continent, la main de Waldseemüller en avait déjà tracé le contour à la lecture de ses relations. La spéculation était hasardeuse, mais prémonitoire. Cela se passait en 1507. Il faudra toutefois patienter jusqu’en 1522 pour que l’expédition de Magellan, au terme d’une épopée tragique qui lui coûtera la vie aux Philippines, accomplisse le premier tour du monde jamais entrepris, ouvrant ainsi, par les fjords de la Terre de Feu, au nord du cap Horn, la plus célèbre de toutes les routes maritimes: le dernier verrou des grandes espérances de l’humanité. Ce nouvel exploit scellera définitivement les conclusions de Vespucci.

Ainsi cartographié, le contour des nouvelles terres suggérait un passage encore incertain, le franchissement d’un cap au-delà duquel il allait être possible de poursuivre sa route jusqu’au terme des ambitions commerciales des grandes puissances maritimes. Quitte à frôler le blasphème. La cosmographie de Saint-Dié rendait scientifiquement compte d’une certitude nouvelle à laquelle se fieront les explorateurs de la Renaissance: l’ancienne figuration du monde, qui datait de l’époque gallo-romaine et qu’avait établie l’astronome et mathématicien Claude Ptolémée, était une synthèse des connaissances désormais caduque que la sortie triomphale du Moyen Age allait entièrement reconsidérer à l’aune des explorateurs. Et leurs conclusions bouleverseront les idées reçues. Après qu’Amerigo Vespucci eut entamé ses quatre voyages et que l’intérieur du continent commençât d’être exploré par les premiers conquérants, Fernand de Magellan entreprit d’apporter aux cartographes de Saint-Dié la preuve de leurs assertions géographiques. Parti avec une flotte de cinq navires montés par deux cent trente-sept hommes résolus, fidèles à leur amiral en dépit des aléas du voyage et des rudesses du climat qu’ils allaient devoir endurer, l’explorateur portugais dut faire face plusieurs fois au découragement de ses hommes et de ses capitaines, qui fomentèrent plusieurs mutineries. Bientôt, surprise par une terrible tempête, l’escadre fut dispersée à l’approche de la Terre de Feu. Soumise à des conditions de mer qu’aucun marin n’avait encore jamais subies, une première nef disparut à jamais dans la tourmente. Craignant pour sa vie, un second équipage abandonna la flotte à son destin et choisit de regagner son port d’attache – qu’il avait quitté après quatorze mois de navigation! En cherchant à sauver leur âme, ces hommes de peu de foi avaient fait le pari perdant de la honte et de l’humiliation... Car moins d’un an plus tard, pour avoir affronté les terribles mers australes, leurs compagnons de fortune, de retour à Séville, seront acclamés comme des dieux. Ils avaient franchi le cap Horn! Ils ne seront que dix-huit à pouvoir en témoigner, à bord d’un seul bateau rescapé de la plus grande aventure humaine jamais entreprise à leur époque. Toujours estimés de nos jours pour leur courage, Fernand de Magellan et le capitaine Juan Sebastián Elcano – qui figure parmi la poignée de rescapés de cette hallucinante expédition – continuent d’inspirer les explorateurs d’aujourd’hui par leur entêtement à savoir, à comprendre; par leur conviction et leur détermination. Et leur sens de l’Histoire. Ils ont été de véritables pionniers, relève l’explorateur océanique et cinéaste Fabien Cousteau, petit-fils du célèbre commandant de la Calypso: ils sont «les héros d’une époque où les navigateurs qui partaient dans le vide avaient une grosse tendance à ne pas revenir!» Pour l’ingénieur à la NASA Alan Stern cité par l’Agence France Presse, le voyage de Magellan représente le premier évènement planétaire de l’histoire de l’humanité.

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Carte de la première circumnavigation du monde, par Ferdinand de Magellan et Juan Sebastián Elcano, de 1519 à 1522. © Sémhur / Wikimedia Commons

Aujourd’hui comme hier, les navigateurs qui s’essayent à doubler le cap Horn rapportent qu’il faut toujours autant de constance. Mais c’est pour les plaisanciers modernes un pari souvent philosophique. Une quête. Pour Magellan, il s’agissait de passer, quitte à se détourner d’un cap qui représentait pour lui et ses commanditaires un obstacle à franchir plutôt qu’un enjeu; il savait qu’il avait atteint son but et démontré qu’il avait eu raison d’insister auprès de Charles Quint et de ses conseillers pour qu’il soutînt son projet. Ses instructions étaient de rejoindre les Moluques par la route la plus courte, et de disputer aux Portugais les épices dont ils avaient le monopole. La mission que lui enjoignait le jeune héritier des possessions espagnoles d’Amérique était sans équivoque: il devait naviguer jusqu’à les découvrir en usant de sa «bonne chance». C’est ainsi qu’il s’engagea dans la première passe qui se présenta aux limites de la Terre de Feu, avec les trois navires qui lui restaient de son orgueilleuse flotte océane. Il s’agissait d’un rustique détroit qu’il embouqua dans l’espoir de gagner quelques milles sur la fin des terres qu’il savait proche; car le temps lui était compté. Antonio Pigafetta, qui était le chroniqueur de l’expédition, écrivit dans son journal, après trois mois et vingt jours de terribles restrictions: «Nous ne mangions que du vieux biscuit tourné en poudre, tout plein de vers et puant. Et nous buvions aussi une eau infecte. Nous mangions les peaux de bœuf dont était garnie la grande vergue, et aussi beaucoup de sciure de bois et des rats.» Puis, au bout d’une navigation pleine de dangers, au milieu des terres les plus désolées du monde, arides et glacées, où ils manquèrent cent fois d’échouer les navires, l’itinéraire initié par Magellan, périlleux et tortueux, déboucha sur une mer sans limites, que découvrait un équipage rescapé de son obstination. Alors qu’elle ignorait tout de cet océan qu’il fallait affronter pour atteindre les Moluques, l’escadre mortellement décimée s’engagea dans une nouvelle traversée. Magellan finit par toucher terre, mais il sera tué par des indigènes hostiles le 27 avril 1521. Ses hommes erreront durant six mois dans l’archipel des Philippines qu’ils avaient eu le malheur d’aborder en confiance, avant de reprendre le chemin de l’Europe à bord du dernier navire en état de naviguer, sous les ordres du capitaine Sebastián Elcano. L’expédition regagna son port d’attache après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance et fait une dernière escale au Cap-Vert. Or, si le tour du monde a bien été accompli, le détroit qu’avait emprunté Magellan ne satisfaisait pas à la navigation commerciale. Trop dangereux, il nécessitait de le traverser au risque de s’échouer et de perdre le navire, sa marchandise et ses hommes. La solution était donc de franchir une ultime étape pour contourner le Nouveau Monde, le dernier cap, auquel deux explorateurs hollandais allaient bientôt donner un nom qui fera fortune...

Si les mers australes avaient ouvert une nouvelle voie de navigation vers les Deux Indes, elles avaient d’abord offert une explication scientifique du monde. Car pour les armateurs et les équipages qui s’y aventuraient, il y avait un grand péril à mettre le cap sur le soixantième parallèle avec des nefs qui n’avaient pas été construites pour de telles latitudes. Aussi, en attendant que les architectes ne conçoivent des navires plus résistants et mieux adaptés, d’ici à ce que les sciences nautiques permettent d’entreprendre un voyage moins téméraire, la plupart des navires marchands continuaient de se rendre dans les comptoirs d’Extrême-Orient par la route ouverte en 1498 par Vasco de Gama et de franchir le cap de Bonne-Espérance: soit mille trois cent cinquante milles marins plus au nord. Le détroit découvert par Magellan fut alors délaissé, jusqu’à ce que deux entrepreneurs bataves décident de braver la toute puissante Compagnie hollandaise des Indes orientales qui s’était arrogé le monopole de l’importation des épices, au détriment des petites maisons de commerce indépendantes. Ils s’appelaient Isaac Le Maire et Guillaume Schouten; l’un était un habile négociant, son associé un intrépide marin. C’est ainsi qu’ils entreprirent une navigation de découverte qui n’avait rien de scientifique et qui n’avait pour but que de prendre de vitesse leurs concurrents. Après avoir consciencieusement étudié les cartes établies par leurs prédécesseurs, les livres de navigation et les témoignages des rescapés du terrible détroit qu’avait emprunté la flotte de Magellan, Le Maire et Schouten firent le pari de descendre encore plus au sud; car ils étaient persuadés que la fin des terres était proche. Deux navires montés par quatre-vingt-sept hommes quittèrent la Hollande à destination des Moluques. Ils avaient parié sur l’aventure et la bonne fortune leur donnera raison. Le 31 janvier 1616, ils doublèrent une île particulièrement inhospitalière et conforme à ce qu’elle représentera dorénavant: un cap. La dernière terre avant l’immense Pacifique ouvrant sur l’Extrême- Orient. Un ressaut des Andes qui s’abîme dans les eaux glaciales du grand sud. Parvenus aux Moluques au terme de quelque deux cents jours de mer, après avoir perdu l’un des deux navires de l’expédition, les deux audacieux commerçants eurent le plus grand mal à faire croire à leur exploit et à défendre leurs droits. On les traita de menteurs, de hâbleurs et d’imposteurs... et on leur reprocha surtout de ne pas avoir respecté les injonctions de la toute puissante Compagnie hollandaise des Indes orientales, qui imposait de passer par le détroit! Ils venaient néanmoins d’ouvrir la voie la plus mythique de toute l’histoire des explorations maritimes. Dans le journal de bord de la Concorde, premier navire ayant affronté les vents d’ouest qui soufflent presque toujours en tempête et déchaînent la mer aux abords du rocher le plus austral du monde, le capitaine Le Maire lui donna le nom de cap Horn, qui était celui d’une petite ville des Pays-Bas dont ses bailleurs étaient originaires. La première édition de ce périlleux périple paraîtra deux ans plus tard sous ce titre sans équivoque: Journal ou description de l’admirable voyage de Guillaume Schouten […] Les géographes entérineront ce nom, en dépit des avatars qui tentèrent de discréditer ses découvreurs. Il faudra patienter jusqu’à la fin du XVIIe siècle pour que cet itinéraire soit régulièrement exploité. Car, bien qu’il permît une navigation en eaux libres, moins dangereuse et plus rapide que le sinueux détroit de Magellan pour les bateaux toujours plus grands qui s’y aventureront, il restera dangereux et sa terrible réputation tissera très rapidement sa légende.

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Gravure tirée de l'ouvrage Journal ou description du merveilleux voyage de Guillaume Schouten (1618). Légende originale: «Les marins de l'équipage de Guillaume Schouten repoussent à coup de fusil les Indiens de l'île de Hoorn» en 1616. L'île de Hoorn située dans l'archipel de Wallis-et-Futuna dans l'océan Pacifique doit son nom au port hollandais de Hoorn. © Guillaume Schouten

A la fin du XIXe siècle, les instructions nautiques insistaient encore sur les dangers qui attendaient les navigateurs sur la route du grand sud. Dans le volume qu’il consacre à la Patagonie, détroit de Magellan et ses canaux, le cap Horn et la Terre de Feu, le lieutenant de vaisseau Paul Cave écrivait en 1879: «Tout navire voulant passer de l’Atlantique au Pacifique a devant lui la route du cap Horn ou celle du détroit de Magellan, la deuxième étant par une latitude plus basse, le marin souffre moins des intempéries. Le bâtiment essuie les coups de vent au mouillage; il ne fatigue pas comme il le ferait dans les grosses mers du cap Horn. Enfin les équipages peuvent se procurer, au passage, de la viande, quelques légumes, du poisson, des coquillages, du bois et de l’eau douce. Enfin, l’assistance des agents du gouvernement chilien et de son stationnaire à vapeur est acquise à tous les navires qui se trouveraient en détresse.» En revanche, les instructions notent un inconvénient non négligeable, qui relève de la proximité des terres où le mauvais temps domine et la visibilité décroît lors des violents coups de vent qui peuvent surprendre au mouillage comme dans les passes étroites du chenal naturel. Citant un témoin expérimenté, le rédacteur évoque la nécessité d’un navire sûr de ses évolutions, d’un équipage déjà exercé, de bonnes ancres et de bonnes chaînes, de la patience, de l’activité, de la persévérance et de bons yeux. Il conclut donc en conseillant aux capitaines des voiliers jaugeant plus de deux cent cinquante tonnes, et donc peu manœuvrant dans les conditions du détroit, de choisir résolument la voie qu’Isaac Le Maire et Guillaume Schouten avaient ouverte en 1616.

Une autre raison conduisait à cette époque à la plus grande prudence et qui n’avait plus rien à voir avec la navigation. On la retrouve abondamment développée dans un paragraphe concernant les habitants de la Terre de Feu qu’on nomme ici les Fuégiens. Décrits comme perfides et pillards par les instructions nautiques, «ils pouvaient arriver par centaines lorsqu’ils apercevaient une embarcation susceptible d’être attaquée»! Il était donc fortement recommandé de ne pas descendre à terre ni ralentir sa navigation, et d’être vigilant quand on apercevait les signaux qu’ils se faisaient en allumant des feux sur les sommets. «On les dit cannibales», affirme carrément l’auteur, sur les déclarations de certains équipages. Et s’il n’en apporte pas la preuve, il assure que ce sont néanmoins des êtres misérables qu’on a vainement tenté de civiliser! On ne pourrait être plus éloquent sur les conseils de prudence donnés aux navigateurs contemporains de la construction des premiers clippers, qu’architectes et chantiers navals n’auront désormais de cesse de perfectionner dans le but de rendre le passage du Horn accessible au développement des échanges. Plutôt que le détroit que l’on jugeait peu recommandable aux grands voiliers. Dans les mêmes recommandations aux commandants de navires qui s’apprêtaient à suivre cette route, le lieutenant de vaisseau Cave les instruisait sur la meilleure façon de doubler le cap, en fonction de la saison, des vents, des courants et des marées, des écueils, des rades et des ports où l’on pouvait éventuellement mouiller en cas d’extrême nécessité. En outre, il était fortement recommandé de laisser l’île des Etats sur tribord lorsqu’on descendait l’Atlantique Sud, si l’on ne bénéficiait pas de vents bien établis pour tenter de passer entre l’île et le continent. Du cap Horn proprement dit, l’auteur ne dit rien. Ce n’était qu’un point sur la carte. Des coordonnées sans poésie: 55° 58’ 48’’ Sud / 67° 17’ 21’’ Ouest. Les instructions nautiques sont réservées à la navigation, et quand elles s’attardent sur l’aspect naturel d’un lieu c’est pour en faire une description utile à la sécurité du navire, comme un amer remarquable. «Après avoir dépassé le méridien du cap, la route à suivre sera l’Ouest-Nord-Ouest». Le cap et ses dangers étaient enfin derrière soi. Or, si le baromètre en général remonte en même temps que l’on rejoint les basses latitudes du Pacifique Sud, les courants restent violents et pervers; d’autant plus que les vents dans ces parages sont eux- mêmes soumis à de plus grandes variations que partout ailleurs. Cet enseignement a fait dire à de nombreux cap-hornier que devant les conseils de navigation contradictoires, il appartient à chacun de faire sa route. «Quant à la suivre avec précision, souligne opportunément le rédacteur Paul Cave, cela devient impossible; car la diversité des opinions émises doit fournir cet enseignement: qu’aucune règle absolue n’est bonne pour cette navigation, et qu’il est seulement possible de donner des conseils généraux que chacun des navigateurs modifiera suivant les circonstances et les qualités du bâtiment.»

Il en va de même à terre: bien calé dans un fauteuil à contempler sur un globe terrestre les aventures des cap-horniers, ma main tremble. Elle hésite. Et mon imagination trace sa route à son aise. Pour écrire cette histoire, à sec de tempêtes. Sur ma table, il y a des livres de souvenirs, des mémoires, des témoignages. Une pipe en terre. Et du tafia dont abusaient les marins en bordée quand ils avaient passé le cap Horn. Jamais désacralisée, la «sentinelle» qu’elle représente demeure le symbole le plus abouti de l’aventure maritime. Brigitte et Yvonnick Le Coat en conviennent dans le livre qu’ils lui consacrent: «La force du mythe pousse les gens dans leur dernier retranchement. C’est presque toujours une quête initiatique qu’ils viennent toucher du bout des yeux. Ils tournent le dos à la mer par habitude parce qu’ils sont des terriens enracinés, mais ils sont à la recherche d’un frisson, du sens qu’ils réclament de la vie. Les valeureux représentants d’une épopée glorieuse réveillent l’aventurier qui sommeille en chacun de nous, ils attisent la flamme qui vacille au risque de s’éteindre au premier tangage.» Qu’importe! L’ivresse de l’exploit l’emporte sur les aléas de l’expérience.

Les catalogues et les guides sont clairs: le cap Horn se mérite. Les latitudes extrêmes constituent «la route des légendes» qu’ont tracée des milliers de marins anonymes, dont les témoignages sont venus s’ancrer dans la mémoire collective. Un armateur français spécialisé dans les expéditions voisines de l’Antarctique promet à ses passagers d’éveiller «l’imaginaire et l’envie d’aventure» que leur suggèrent les confins du monde habité. Or, si la manière de voyager a changé, les conditions de mer sont restées aléatoires sous les latitudes extrêmes de la Patagonie, du détroit de Magellan et du cap Horn; en dépit de la modernité des bateaux qui nous y emmènent désormais. Car, malgré tout le confort moderne qu’il puisse mettre à leur disposition et les normes de sécurité qu’on leur garantit, le voyage n’a rien de virtuel. Et les instructions nautiques restent dépendantes des conditions climatiques inhérentes aux abords du cercle polaire antarctique, à savoir: capricieuses et incertaines. «Le passage du cap Horn peut être annulé si les conditions de sécurité ne sont pas réunies», préviennent les voyagistes. Au point de contraindre les navires les plus sûrs à renoncer de s’y rendre. L’aventurier moderne est averti. On ne prévoit plus d’exploit sans en mesurer les risques. «Les latitudes défilent. Arrive la Terre de Feu, que prolonge l’île des Etats. Si le temps le permet, le navire emprunte le détroit de Le Maire, sinon il contourne l’île, passant par le cap Saint-Jean. Il débouche alors sur le redoutable passage de Drake, avec, à tribord, le cap Horn. Selon la saison, le passage peut être très différent. Mais, de toute façon, le vent et le courant, qui peuvent être soudain d’une extrême violence, sont contre nous.» Cette évocation du grand franchissement pourrait être tirée d’un guide à destination des nouveaux aventuriers du cap Horn, mais il n’en est rien. En réalité, elle est extraite d’une recommandation datant de la seconde moitié du XIXe siècle, au temps où les grands voiliers devaient louvoyer pour le franchir, changer de route afin d’échapper aux tempêtes, avant de pénétrer dans le Pacifique. La seule différence est qu’ils devaient le passer coûte que coûte... Car il ne s’agissait pas d’expéditions touristiques, encore moins de rechercher l’exploit d’une navigation fantasmée. Mais d’une contrainte vitale. C’était un métier de contourner le Nouveau Monde. Le but n’était pas de passer le cap Horn par plaisir ou par défi, mais par nécessité. Un sentiment d’appartenance nous rapproche aujourd’hui de cette race d’hommes qui vont sur la mer: de ceux «qui l’ont vu».

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Dans le monde de la voile, le cap Horn est comparé au franchissement de l’Everest, car il est particulièrement difficile. Tempêtes, courants, icebergs, tous les éléments sont réunis pour faire de ce point de passage le lieu de tous les dangers pour les marins. © Ocean Expeditions

Jusqu’à la fin des années 1950, les plaisanciers furent assez rares à s’engager dans l’aventure; de lui faire l’affront de le doubler. Pour s’en affranchir plutôt que pour le défier. Celui qu’on appelle aussi «le cap dur» marquait à nouveau les esprits comme le point de passage de tous les dangers; son statut historique donnait leurs lettres de noblesse à ces nouveaux chasseurs de référence. Jusqu’à ce qu’un certain Francis Chichester (1901-1972, pionnier de la navigation en solitaire autour du monde) vînt anoblir en solitaire ce parcours initiatique devenu populaire en raison de la résonance publicitaire qui fut donnée à son exploit. Dès lors, les records vont s’enchaîner. En même temps que l’engouement populaire pour les navigateurs solitaires. «Qui donc fera mieux?» notait Jean Randier dans une postface à l’édition de 1974 de son célèbre Hommes et navires au cap Horn. En 1968, le Sunday Times organisait la toute première course autour du monde en solitaire; dotée d’une récompense de cinq mille livres, elle compta parmi les concurrents inscrits des navigateurs émérites tels que Robin Knox-Johnston (1925-1994, vainqueur le 22 avril 1969 du premier Golden Globe Challenge; après 312 jours de mer, il devient le premier navigateur à effectuer le tour du monde en solitaire et sans escale, et reçoit le globe destiné à celui qui réussirait à parcourir la distance réglementaire, nda) et Bernard Moitessier (1925-1994). Toute la presse était au rendez-vous de cette circumnavigation, qui devait passer les trois caps balisant l’hémisphère Sud d’est en ouest: Bonne Espérance, Leeuwin (en Australie) et le Horn qui continuait de faire figure de référent. Les participants devaient ensuite remonter l’Atlantique et couper la ligne d’arrivée en héros des temps modernes. Le Vendée Globe en est la résurgence. L’édition de 2020 a largement démontré son succès, qui a permis au monde entier de suivre un périple auquel le grand public accorde une attention de plus en plus vive au fil des années. Les victoires quotidiennes que mènent ces nouveaux marins de l’impossible sur la fortune de mer nous appartiennent presque de droit, car nous les accompagnons virtuellement, au gré de leurs vacations qui nous racontent leurs nuits et leurs journées, le calme et la tempête que nous partageons, bien calés devant nos postes de télévision. Et lorsqu’ils franchissent le cap Horn, ils nous y associent, en direct et par l’image. Dans ces moments-là, combien de marins d’eau douce se sont-ils promis d’y aller? Un jour... «Le cap Horn, ça se mérite!» lançait la skippeuse Clarisse Crémer dans une vacation mise en ligne par le magazine Voiles et Voiliers. C’était sa première fois et, dans sa voix, perçait une sincère émotion. Il en fut de même pour tous les concurrents de cette édition du tour du monde en solitaire et sans escale, comme des précédentes.

Ce sont des rêves de mousses qu’éveillent ce genre d’évocations, des idées d’appareillages et de partance pour le cap Horn qu’elles impriment dans les têtes. Certes, il y aura toujours quelqu’un pour se demander à quoi servent ces performances d’enfants gâtés... mais qu’importe! Une fois encore, écoutons Jean Randier rendre justice à nos rêves et répondre aux contradictions amères que ponctue ce genre de réflexions: «Des esprits chagrins se plairont à comparer les dures conditions d’existence des cap-horniers d’autrefois avec celle des yachtmen d’aujourd’hui, écrivait-il: cirés percés et mauvaises bottes de mer contre équipements isothermes, lard salé et biscuits contre conserves fines et abondantes, vieilles paillasses de varech humides et bouts de couvertures de coton contre couchettes sèches et duvets chauds, timoniers au grand vent des dunettes balayées d’embruns, contre postes de pilotage à l’abri d’un dôme de plexiglas... avec en prime la chaleur des réceptions à l’arrivée!» Certes. Aujourd’hui, tout le monde ne peut pas doubler le cap Horn à la voile. Quels que soient nos choix, il existe des alternatives moins ambitieuses, et néanmoins pleines d’émotions. L’essentiel étant de ne pas tricher. D’abord avec soi-même.