Il s’appelait Donald Crowhurst (1932-1969). En 1968, il s’était inscrit à la première course en solitaire autour du monde organisée par le Sunday Times. La particularité de cette épreuve – qui portait alors le nom de Golden Globe Challenge – était que les concurrents ne s’affrontaient pas directement ni sur des bateaux identiques, et qu’ils étaient jugés selon la distance parcourue et le temps réalisé pour effectuer le tour du monde. Le jury, dont les moyens de contrôler les itinéraires et les données de navigation étaient très aléatoires à cette époque, s’en tenait à la moralité des navigateurs – qui était alors exemplaire. Patron d’une petite manufacture de composants électroniques basée dans le Davon (sud-ouest de l’Angleterre), Donald Crowhurst était ce qu’on appellerait de nos jours «un plaisancier du dimanche», un amateur, dont la récompense promise au vainqueur par le journal avait dénaturé le défi. Ses affaires rencontrant des difficultés financières, il spéculait sur une hypothétique victoire pour rembourser ses dettes et donner de la publicité à son entreprise. L’amour de la mer passait au second plan. Son pari d’effectuer un tour du monde en doublant notamment le cap Horn était secrètement entaché par un calcul cupide et froid. Il avait néanmoins la ferme intention d’arriver à ses fins.
Or, les premières semaines de navigation dans l’Atlantique, à bord d’un trimaran de quarante pieds (12 mètres) baptisé Teignmouth Electron – du nom de son entreprise – lui démontreront qu’il n’avait pas la capacité de ses ambitions, et c’est ainsi qu’est née l’idée de mentir sur son itinéraire et de faire croire au monde entier qu’il était en train de remporter la victoire et d’empocher la mise. Le point de mire de tous les observateurs, la référence absolue était évidemment le passage du cap Horn, où tout le monde l’attendait! Et tandis qu’il annonçait fièrement l’avoir franchi, Crowhurst se trouvait en embuscade dans l’Atlantique Sud après deux cent quarante-trois jours d’attente... et faisait croire qu’il avait contourné l’Antarctique et s’apprêtait à laisser derrière lui la Terre de Feu! En Angleterre, on l’attendait en héros. Tous les pronostics le donnaient vainqueur, tant il semblait voler sur les eaux. Ron Hall et Nicholas Tomalin, alors journaliste au Sunday Times, ont mené l’enquête et publié leurs conclusions en 1971; et s’ils concluent à la moralité douteuse du navigateur, ils relèvent les circonstances qui expliquent son terrible mensonge. Elles ne pardonnent pas son geste, mais elles éclairent l’esprit torturé de cet aventurier de même que sur le drame intérieur qui l’a conduit à se parjurer. En creux, cette tragédie contrevient à la légende inviolée du cap Horn. Les auteurs commencent par invoquer des raisons matérielles à sa décision d’abandonner la course alors qu’il avait à peine franchi l’équateur et qu’il n’avait déjà plus aucune chance de remporter l’épreuve. L’impréparation de son bateau, que des avaries avaient considérablement retardé dans l’Atlantique, l’avait obligé à faire plusieurs escales soigneusement dissimulées aux organisateurs lors des vacations radio, à ses commanditaires ainsi qu’aux journalistes qui suivaient sa course. En masquant ainsi son incompétence, il trahissait la confiance de ses partenaires, de l’opinion publique et de sa famille qui le tenait en grande estime. Mais on ne trompe pas impunément la mer. Il ne lui restait plus qu’à réinventer son voyage! A mystifier la vérité. Il lui fallut donc imaginer la navigation qu’il n’accomplira pas, mais dont il évoquera la route approximative, loin des grandes voies de navigation et de toute terre habitée, dans un livre de bord fictif qu’il rédigera en y rapportant des détails puisés dans les mémoires de sir Francis Chichester, qui venait d’accomplir le même périple deux ans plus tôt. Volontairement encalminé au large de Rio de Janeiro, il attendra patiemment le moment de réapparaître en prétendant avoir passé le cap Horn! Contraint de donner sa position après soixante jours de mer, il enverra le télégramme suivant qui le positionnait favorablement sur la route d’un retour triomphal: «Bénéficie de bonnes conditions de navigation avec les alizés du sud-est.» La fraude étant consommée, il sera bientôt contraint d’assumer son imposture. Il avait désormais cent jours devant lui pour peaufiner son mensonge et donner le crédit nécessaire à ses allégations. Plus de trois longs mois pour falsifier ses journaux et donner le moins possible d’informations sur ce qu’il aurait dû rencontrer sur sa route. Car il avait fixé la date de son retour parmi les hommes au 15 avril 1969.