La légende et sa part d’ombre (3/4)

Le cap Horn, dont les marins reconnaissent le rôle philosophique, n’a jamais failli à sa réputation de passeur d’âmes. Il y a une cinquantaine d’années, une bien triste histoire a défrayé la chronique et fait la preuve que chez les gens de mer la franchise et la probité ne peuvent être détournées... au risque de s’aliéner les foudres de Neptune.

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Position approximative des concurrents du Golden Globe Challenge au 10 avril 1969. Robin Knox-Johnston est proche de la ligne d'arrivée; Bernard Moitessier, alors en bonne position pour remporter la course, abandonne et continue, toujours sans escale, en direction de l'océan Indien; Nigel Tetley sombrera un peu plus tard. Deux positions sont indiquées pour Donald Crowhurst avant sa disparition en mer: la fausse, correspondant au trajet qu'il déclarait par radio, et la vraie (il n'a jamais quitté l'Atlantique).© Sémhur / Wikimedia Commons

Il s’appelait Donald Crowhurst (1932-1969). En 1968, il s’était inscrit à la première course en solitaire autour du monde organisée par le Sunday Times. La particularité de cette épreuve – qui portait alors le nom de Golden Globe Challenge – était que les concurrents ne s’affrontaient pas directement ni sur des bateaux identiques, et qu’ils étaient jugés selon la distance parcourue et le temps réalisé pour effectuer le tour du monde. Le jury, dont les moyens de contrôler les itinéraires et les données de navigation étaient très aléatoires à cette époque, s’en tenait à la moralité des navigateurs – qui était alors exemplaire. Patron d’une petite manufacture de composants électroniques basée dans le Davon (sud-ouest de l’Angleterre), Donald Crowhurst était ce qu’on appellerait de nos jours «un plaisancier du dimanche», un amateur, dont la récompense promise au vainqueur par le journal avait dénaturé le défi. Ses affaires rencontrant des difficultés financières, il spéculait sur une hypothétique victoire pour rembourser ses dettes et donner de la publicité à son entreprise. L’amour de la mer passait au second plan. Son pari d’effectuer un tour du monde en doublant notamment le cap Horn était secrètement entaché par un calcul cupide et froid. Il avait néanmoins la ferme intention d’arriver à ses fins. 

Or, les premières semaines de navigation dans l’Atlantique, à bord d’un trimaran de quarante pieds (12 mètres) baptisé Teignmouth Electron – du nom de son entreprise – lui démontreront qu’il n’avait pas la capacité de ses ambitions, et c’est ainsi qu’est née l’idée de mentir sur son itinéraire et de faire croire au monde entier qu’il était en train de remporter la victoire et d’empocher la mise. Le point de mire de tous les observateurs, la référence absolue était évidemment le passage du cap Horn, où tout le monde l’attendait! Et tandis qu’il annonçait fièrement l’avoir franchi, Crowhurst se trouvait en embuscade dans l’Atlantique Sud après deux cent quarante-trois jours d’attente... et faisait croire qu’il avait contourné l’Antarctique et s’apprêtait à laisser derrière lui la Terre de Feu! En Angleterre, on l’attendait en héros. Tous les pronostics le donnaient vainqueur, tant il semblait voler sur les eaux. Ron Hall et Nicholas Tomalin, alors journaliste au Sunday Times, ont mené l’enquête et publié leurs conclusions en 1971; et s’ils concluent à la moralité douteuse du navigateur, ils relèvent les circonstances qui expliquent son terrible mensonge. Elles ne pardonnent pas son geste, mais elles éclairent l’esprit torturé de cet aventurier de même que sur le drame intérieur qui l’a conduit à se parjurer. En creux, cette tragédie contrevient à la légende inviolée du cap Horn. Les auteurs commencent par invoquer des raisons matérielles à sa décision d’abandonner la course alors qu’il avait à peine franchi l’équateur et qu’il n’avait déjà plus aucune chance de remporter l’épreuve. L’impréparation de son bateau, que des avaries avaient considérablement retardé dans l’Atlantique, l’avait obligé à faire plusieurs escales soigneusement dissimulées aux organisateurs lors des vacations radio, à ses commanditaires ainsi qu’aux journalistes qui suivaient sa course. En masquant ainsi son incompétence, il trahissait la confiance de ses partenaires, de l’opinion publique et de sa famille qui le tenait en grande estime. Mais on ne trompe pas impunément la mer. Il ne lui restait plus qu’à réinventer son voyage! A mystifier la vérité. Il lui fallut donc imaginer la navigation qu’il n’accomplira pas, mais dont il évoquera la route approximative, loin des grandes voies de navigation et de toute terre habitée, dans un livre de bord fictif qu’il rédigera en y rapportant des détails puisés dans les mémoires de sir Francis Chichester, qui venait d’accomplir le même périple deux ans plus tôt. Volontairement encalminé au large de Rio de Janeiro, il attendra patiemment le moment de réapparaître en prétendant avoir passé le cap Horn! Contraint de donner sa position après soixante jours de mer, il enverra le télégramme suivant qui le positionnait favorablement sur la route d’un retour triomphal: «Bénéficie de bonnes conditions de navigation avec les alizés du sud-est.» La fraude étant consommée, il sera bientôt contraint d’assumer son imposture. Il avait désormais cent jours devant lui pour peaufiner son mensonge et donner le crédit nécessaire à ses allégations. Plus de trois longs mois pour falsifier ses journaux et donner le moins possible d’informations sur ce qu’il aurait dû rencontrer sur sa route. Car il avait fixé la date de son retour parmi les hommes au 15 avril 1969.

Ce qui ne serait plus envisageable de nos jours en raison des progrès de la technologie, était tout à fait possible à la fin des années soixante: le positionnement par satellite n’existant pas et les vacations radio étant limitées à certaines zones, les navigateurs bénéficiaient d’une liberté qui leur permettait de se perdre dans l’immensité des océans. Aucune réglementation ne les contraignait à donner leur position. Quelques grandes figures de la course au large ont usé de cette stratégie du silence afin de se frayer une route discrète vers la victoire. Eric Tabarly (1931-1998) était de ces marins-là. Il fallait donc que Crowhurst se constitue un alibi. Or, s’il laissait passer ses concurrents, il n’y aurait personne pour le soupçonner d’une quelconque fraude, il n’intéresserait personne. Et l’on ne chercherait pas à le confondre en cas de doute: il aurait fait sa course et quelques simples lignes auraient signifié son retour dans la presse locale. On suppose qu’il a spéculé sur cette possibilité, dès lors qu’il avait renoncé à la prime qui attendait le vainqueur et qui, quelques mois plus tôt, l’avait incité à s’inscrire au départ de la course. Mais il apprenait maintenant que ses deux principaux adversaires n’étaient plus en mesure de remporter le défi lancé par le Sunday TimesBernard Moitessier venait d’entamer une aventure personnelle en mettant définitivement le cap sur Tahiti pour y commencer une nouvelle vie. Quant à Robin Knox-Johnston, il n’était plus en mesure de refaire son retard sur l’indélicat navigateur! Il restait un dernier adversaire devant lui: Nigel Tetley (1924-1972, officier de la Royal Navy et navigateur à la voile), dont le bateau souffrait de graves avaries. La victoire lui était donc acquise, et cette nouvelle donne le mettait face à ses responsabilités. En même temps, les journaux qui avaient relayé l’information sur sa position firent de la surenchère et se mirent à fabuler sur tout ce qu’il n’avait pas dit tout au long de son hypothétique parcours. On lui prêta des fortunes de mer qui en firent aussitôt le héros d’une population qui rêvait de victoires pour l’enfant du pays. Mais les circonstances avaient changé: cette situation inédite l’acculait à prendre une décision définitive: répondrait-il de son escroquerie ou marauderait-il une victoire qu’il ne méritait pas? «Donald Crowhurst est en train de prouver qu’il est l’un des plus grands yachtmen de notre temps», pouvait-on lire déjà dans la presse nationale anglaise. Il était devenu le symbole du rêve éveillé de toute une population qui l’imaginait à la barre de son catamaran; malmené par les tempêtes du cap Horn, il avait vaincu l’adversité. Son exploit en faisait le vainqueur idéalisé de toute une génération! «Ce qui précipitera finalement la folie de Crowhurst, nous ne le savons pas», écriront Hall et Tomalin. Mais il est certain qu’à ce moment-là, les dés avaient été jetés. Ce qui revient de façon lancinante sous la plume des deux journalistes, c’est l’insupportable pression que l’infortuné solitaire s’était mise après seulement quelques semaines de navigation: psychologiquement fragile, il n’y était pas préparé. L’effort que réclamait son mensonge et l’obsession de l’accueil qui lui était désormais réservé ont sans doute précipité son ultime décision. Il n’allait pas supporter d’être livré à la vindicte de la foule qui le rejetterait forcément, le répudierait. Sa vie et celle de sa famille n’y résisteraient pas. L’imposture du héros qu’il avait fabriqué de toutes pièces serait indélébile. Il n’y avait donc aucune issue, sinon celle du sacrifice. La mort pour seule rédemption. Il décida donc de se soustraire à la réalité qu’il avait forgée sur un malentendu...

Le documentaire britannique Deep Water de Jerry Rothwell et Louise Osmond (2006) raconte l'histoire de la première course autour du monde en solitaire et sans escale du Sunday Times, la Golden Globe Challenge de 1968, et reconstitue le voyage de Donald Crowhurst à partir de ses propres cassettes audio et de films cinématographiques, entrecoupés d'images d'archives et d'interviews.

Le 1er juillet 1969, un cargo faisant route vers Saint-Domingue aperçut un petit voilier courant à peine sur son ère, dont la voile faseyait. Lui paraissant suspect, le capitaine du Picardy s’en approcha pour constater qu’il avait été récemment abandonné. A bord, l’équipage découvrit un désordre inextricable: c’étaient les reliefs d’un drame dont on n’allait pas tarder à comprendre la portée philosophique. Sur la table à carte, bien en évidence, on trouva le faux livre de bord dont les étapes du voyage usurpé avaient été soigneusement décrites; en attendant la date présumée de son retour, il avait eu le temps de tracer dans sa tête le voyage imaginaire qu’il n’avait en réalité pas eu le courage de concrétiser. Mais à l’analyse, les informations qu’il y avait reproduites ne tromperont pas les experts. Le véritable journal de bord qu’il avait tenu durant cette même période ne fut jamais retrouvé. Toutefois, sans doute poussé par son inconscient, il avait laissé traîner les indices qui allaient conforter les doutes de ses juges. Et révéler finalement le jeu de dupes qu’il aura réussi à entretenir. Jusqu’au baisser du rideau sur un drame achevé. En mettant fin à ses jours, Crowhurst a signé un aveu de faiblesse qui atténua les circonstances du parjure dont il avait tiré toutes les ficelles, écrit le scénario et conçu la mise en scène. Il avait choisi de disparaître. «J’ai joué le jeu jusqu’à ce que je décide d’abandonner...» a-t-il finalement confié à son journal. 

Ses biographes n’ont pas tenu compte de la perspective philosophique de son acte. «Aucun de nous ne doit le juger trop durement», dira sobrement Robin Knox-Johnston. Dans la deuxième édition de son ouvrage sur le cap Horn et les hommes qui l’ont affronté, parue en 1974, Jean Randier ne dit rien de l’affaire Donald Crowhurt; par pudeur ou discrétion face à ce drame shakespearien. D’autres se risqueront à prendre parti contre l’insolent navigateur. Ce fut le cas du réalisateur Christian de Chalonge en 1982, qui braqua son projecteur sur les dessous financiers et médiatiques de la course au large quelquefois peu reluisants. Son film, Les quarantièmes rugissants, où l’acteur Jacques Perrin tient pourtant avec une grande pudeur le rôle sulfureux de Crowhurst, a considérablement nui à la magie de la course au large en créant dans l’opinion une idée controversée de la légende maritime et sur la probité des marins. La grande famille de la mer s’en est émue. A l’inverse, deux récentes productions s’en sont inspiré pour tourner: Crowhurst (2017) et The mercy (2018) avec, respectivement, Justin Salinger et Colin Firth dans le rôle du marin tourmenté que fut le malheureux plaisancier du Devon, que la mer a rappelé pour un ultime face à face avec sa conscience. Les réalisateurs Simon Rumley et James Marsh évoquent une même vibrante évocation de la pitié, de la miséricorde et du pardon. Perdu dans ses contradictions, le héros déchu, emporté par son égarement, y est présenté dans ses contradictions énigmatiques. Dans une pièce de théâtre créée en 1998, le dramaturge Martial Bleger confronte ses personnages au débat que suscite cette île mystique du bout du monde et son franchissement:
– Il n’y a rien pour moi là-bas, car ce ne sont que des roches noires parsemées d’épaves... affirme le sceptique.
– C’est un point de rupture! lui suggère son contradicteur avec une impérieuse assurance.

Avant de conclure, sentencieux:
– Quand je l’aurai passé, je saurai qui je suis et ce que je vaux. Alors faut-il vouloir ou non passer le cap Horn?

Telle est la question que je n’ai eue de cesse de me poser.