Je me reconnais quant à moi dans cette affirmation de Blaise Cendrars: à bord d’un paquebot, «le seul fait d’exister est un bonheur». Aussi, me suis-je très vite rendu sur le pont des embarcations lorsque le bateau quitta Miami: c’est ici que je prends le pouls de l’océan, négligemment accoudé au bastingage; que je m’imprègne des mythiques transatlantiques dont ma mémoire littéraire a conservé l’envoûtement, le goût jamais démenti du voyage au long cours. Le grand large me lave de toutes mes turpitudes. Or il se trouve aujourd’hui que je ne suis plus en reportage et que mes préoccupations ne sont pas de me plonger dans l’actualité, ni dans l’Histoire; sinon la mienne. Car je me suis embarqué dans le but de répondre à cette question lancinante: faut-il ou non franchir le cap Horn... Au risque de ternir l’idée que je m’en suis toujours faite, et qui tient du symbole. J’ai changé l’esprit du voyage. Depuis que j’ai pris cette décision, je pense beaucoup à l’échéance qui m’attend. Aux années qui ont précédé le grand saut dans le vide que je m’apprête à faire; et à celles qui suivront. Toute terre a maintenant disparu; s’il n’y avait pas d’escales en vue, je m’abandonnerais volontiers sans atterrage. Je n’en conserve pas moins le souvenir de quelques paradis, dont mes voyages ont émaillé la route. J’ai fait le tour du monde et transité par d’innombrables archipels; mais les Antilles m’ont toujours laissé le souvenir d’escales fortunées, de terres complaisamment écloses de la mer. Sur l’île d’Aruba où nous venons de jeter l’ancre, la légende affirme que ses premiers habitants vénéraient un dieu si prodigue et généreux qu’ils n’ont jamais eu besoin de l’invoquer. Je m’enthousiasme toujours à l’idée de découvrir un nouveau port d’escale, tout en sachant que c’est un mouillage éphémère. Jamais un souvenir de navigation ne s’est effacé de mes cartes marines. Désormais, c’est le contournement de l’Amérique du Sud et le franchissement du cap Horn qui occupent toute mon attention.
En attendant, comme il est d’usage sur les longs courriers, une soirée de gala est organisée à bord du MS Oosterdam; elle a toujours lieu le lendemain de l’appareillage. J’apprécie cette coutume dont le cérémonial s’inspire du raffinement des prestigieux paquebots du siècle dernier. La Holland America Line est l’une des dernières compagnies à perpétuer ce rituel à l’ancienne, dans le décor qui sied à cette cérémonie: «Le soir, il faut être prêt à descendre avec élégance le grand escalier […] toutes et tous se préparent à revêtir la robe longue ou le smoking étalé sur le lit par un steward», peut-on lire dans Légende des mers: l’art de vivre à bord des paquebots (Dominique Marny, Somogy Editions d’art / Palais Lumière, 2013). Naguère, les coursiers de mers étaient conçus pour nier l’impression d’être à la merci des éléments; il fallait faire oublier la notion de voyage et redonner aux passagers l’idée de confort et de sécurité dont ils avaient l’habitude à terre. Les compagnies rivalisaient d’ingéniosité pour attirer le plus grand nombre de clients, notamment en première classe, où les fêtes, les plaisirs de la table et les divertissements égaraient l’attention de la clientèle en donnant aux paquebots de croisière, comme aujourd’hui, des airs de ville flottante. Il en va de l’ivresse du voyage à l’ancienne, que la plume de Blaise Cendrars restitue si bien. Certes, cet insatiable voyageur a parfois déguisé la réalité pour lui donner la consistance de ses rêves, tracé des caps imprécis sur ses errements toujours à la lisière du merveilleux! Mais il n’a jamais failli à la promesse de nous entraîner dans son sillage; là où sa vie se mêle étroitement à son œuvre. Le grand reporter et le poète se sont souvent confondus, rapportait son ami Frédéric-Jacques Temple, poète, essayiste, biographe et voyageur, dont je fus jadis l’éditeur. Je revendique cette qualité de conteur qui le rend unique, cette aptitude à restituer les embrasements du cœur; parce que son art s’avère «aussi délicat que de vouloir doubler le cap Horn», note opportunément Robert Guyon dans les Echos du bastingage qu’il consacre au célèbre écrivain voyageur.