Aux arpenteurs du monde (1/3)

© Gérard A. Jaeger
Un sillage qui fera le tour du monde.

Quand on a largué les amarres, on ne se retourne pas. Ce n’est qu’à cet exercice, à cet examen de conscience sans falsification que l’on conquière le droit de poursuivre son cap. Tout manquement conduirait au naufrage.

Je n’envie pas ceux qui s’en vont sans se retourner, car souvent ils rentrent en maudissant leur expérience. Il ne faut pas être dupe de cette réalité: «Partir et revenir, c’est pareil, c’est tout un». Il faut donc s’y préparer, même si rien n’est écrit, ni joué d’avance pour le voyageur au long cours, dont la mauvaise et la bonne fortune changeront le regard qu’il porte sur le monde et sur lui-même. Durant les mois qui ont précédé mon départ, je me suis mis en condition de voyager; c’est-à-dire en situation permanente de découverte. Bien que je connaisse l’itinéraire et les escales du navire qui va m’emporter, je veux conserver intact ce qui est ma raison de partir et ne doit jamais cesser de m’émerveiller. Sur les vingt-cinq pays que le paquebot abordera au cours de ses trente-trois escales, j’en ai déjà traversé quelques-uns sans prétendre les connaître. J’ai donc tout à apprendre et cette perspective me laisse vierge de toute déception programmée ou d’interprétation hâtive. D’abord, je désire que l’émotion l’emporte sur la réflexion, l’étonnement sur le jugement. Plus tard, lorsque je rédigerai mon livre de bord, il sera temps de décanter l’effet de surprise par un arbitrage plus cérébral; de faire un témoignage d’une observation.

Par ailleurs, si j’éprouve le plus grand respect pour les voyageurs sans bagage, il m’est impossible désormais de renoncer à mon confort. Je n’écris pas pour les aventuriers de la belle étoile, qui subordonnent le voyage à l’aventure, la découverte à la performance. A chaque âge de la vie ses conditions d’expédition: le mien n’éprouve aucun plaisir à se rompre les os. A vingt ans, au terme d’une expédition dans les Alpes, je me suis longtemps prévalu de cet exploit; j’avais gravi des sommets enneigés, traversé des glaciers, fait du rappel dans les crevasses et bivouaqué dans les neiges éternelles à quatre mille mètres d’altitude. A trente ans, point d’orgue de ma jeunesse, je me suis consumé sous le soleil de l’Atlas, ses pierres tranchantes et son sable incandescent; je m’étais laissé transporter par la lecture sacrificielle des pères du désert dont j’exhortais la rudesse de l’aventure humaine et spirituelle. C’est à partir de la quarantaine que je cédai à l’appel d’un agrément bourgeois jusque dans les équipées les plus improbables; de mon point de vue, une péripétie spartiate n’induit aucune valeur ajoutée à l’aventure humaine. Depuis lors, je regarde le monde autrement; avec l’application d’un homme concentré, qui ne se laisse pas distraire par les désagréments de l’inconfort et des incommodités.

Je déteste les sacs à dos et l’idée qu’ils véhiculent. Je suis donc de ceux qui refusent de voyager léger pour imiter Olivier de Kersauson, qui dans ses «odes à l’océan» déclare qu’il lui suffit d’un bateau, d’un paquet de cigarettes et d’une carte de crédit pour parcourir le monde. Cette formule d’enfant gâté conforte une imagerie d’Epinal, qui voudrait que fruste soit le baroudeur et l’aventure tourmentée. Je ne me reconnais plus dans cette épithète que l’on donne au voyage. Ce qui me fait rêver, c’est le romantisme qui s’y attache, le faste qui l’enlumine et le luxe dont il s’embellit pour se raconter. Dans L’africain, le réalisateur Philippe de Broca restitue cet état d’esprit très anglais, qui accompagne le voyageur: tiré à quatre épingles, le personnage du docteur Patterson ne peut envisager de dîner autrement qu’en smoking et cette sophistication donne à la brousse africaine l’image désuète et flamboyante que la romancière Karen Blixen a si brillamment dépeinte dans ses souvenirs.

Mes costumes et mes chemises ont été choisis avec un soin tout particulier, suivant un code vestimentaire rigoureusement établi par la plus ancienne compagnie de navigation en activité; la couleur de mes pochettes et de mes cravates, ainsi que mes chaussures pour les soirs de gala, n’ont pas été le fait du hasard. Quand on embarque sur un paquebot de la Cunard, on peut faire acheminer ses bagages jusque dans sa cabine, car il n’y a pas de limite à ce que l’on peut emporter; pour plus de cent jours de mer aux climats les plus variés, on se doit de paraître et de satisfaire à tous les imprévus. Ce n’est pas la nostalgie qui anime encore aujourd’hui cet art de vivre à bord, mais le sens aigu d’une tradition qui remonte à la fondation de la compagnie. Sur ses recommandations, une tenue appropriée aux soirées de gala est à prévoir. Il est régulièrement fait référence aux années 1920, qui furent les plus fastes de la Cunard Line, comme pour la plupart de ses concurrentes européennes. Dans L’âge d’or des voyages en paquebot, on lit qu’on ne sait pas voyager léger, qu’avec moins de dix malles on se trouve rapidement démuni. Car on se change plusieurs fois par jour et, notamment pour les femmes, il n’est pas question de porter deux fois la même toilette. Cette évidence n’a pas échappé à mon épouse, qui lutte depuis plusieurs jours contre l’idée de renouveler sa garde-robe en cours de route et de ne se charger que du superflu; mais le sens de ce mot est à géométrie variable chez une femme. Un sage proverbe africain ne dit-il pas que l’essentiel consiste à réaliser ses contradictions?

On aura remarqué que je n’ai utilisé jusqu’ici que la première personne du singulier; ce n’était qu’un préliminaire. Or je ne pars pas seul autour du monde et ne vais pas traverser cette aventure en ignorant plus longtemps la présence de ma femme à mes côtés. Il y a vingt ans que nous arbitrons nos vies, l’un et l’autre, et que nous tendons vers le même destin qui est de vieillir ensemble. Mais c’est en filigrane qu’elle se manifeste quand elle juge avantageux que je capte la lumière. Et lorsqu’elle avance masquée dans le choix de mes cravates, c’est pour ne pas exalter le rôle qu’elle va tenir dans cette histoire; pour se mettre en réserve de son personnage. En ces tout premiers jours de janvier, la Riviera vaudoise grelote et c’est à peine si l’on distingue le lac à travers les nuages bas; l’atmosphère me rappelle la mer du Nord et les brouillards de l’Elbe. Ici, pas une sirène de remorqueur ne signale une vie sur l’eau. L’hiver a tout engourdi, le Rhône et le Léman. Le chauffeur qui nous emmène à Lausanne engage une conversation à laquelle je donne rapidement des signes d’indifférence; aucune de ses tentatives ne brisera mon silence. Je suis en apnée mentale. Mon regard porte déjà vers d’autres horizons, des rivages ourlés de couleur inconnues sous les latitudes de la vieille Europe.

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