Chaque fois que nous sommes en approche d’une escale, nous demandons que notre petit-déjeuner nous soit servi sur le balcon de notre cabine à l’heure où le pilote monte à bord. C’est une sorte de rite, une communion que nous partageons avec le pays qui va nous accueillir. La lente approche du port nous dévoile progressivement le décor au sein duquel nous tenterons de nous inscrire en toute discrétion, pour ne pas troubler le fragile équilibre que nous offrent les hommes, et la nature qu’ils habitent depuis trois mille ans. L’archipel des Samoa est constitué par une dizaine d’îles, dont la principale concentre l’économie de l’archipel. C’est ici que nous abordons, sur une côte verdoyante nimbée de brume où se découpe la cathédrale baroque de l’Immaculée Conception; tandis que sur le quai des chants maoris nous précèdent en guise de bienvenue. Une émotion m’étreint, ma poitrine se serre et des larmes me montent aux yeux que je ne réfrène pas, car je les prends pour la manifestation d’une profonde exaltation, le sublime engouement du voyageur accueilli les bras ouverts à mille milles de toute terre habitée. L’homme social n’est pas mort en moi.
Le thermomètre atteint déjà près de quarante degrés centigrades. Apia somnole et s’étire le long de la côte jusqu’à disparaître au pied des basses montagnes qu’elle n’escalade guère. Cette petite capitale est désormais la mienne. C’était jadis un petit village polynésien dont le monde ignorait l’existence; il résiste aujourd’hui malgré l’urbanisation qui l’asphyxie, il se défend au cœur de la ville nouvelle tentée par la mondialisation; avec ses vestiges ancestraux, il donne aux habitants la vraie mesure du temps. Nous sommes dimanche et le pays tout entier se repose. Il règne sur le marché une atmosphère de renoncement, de démission face à la planète qui s’affole. Rien ici ne semble déroger au culte de la contemplation. Les étals se font rares mais nous y découvrons des spécialités qui nous sont inconnues, qui ne ressemblent à rien de ce que j’ai pu goûter ailleurs dans le monde. Nous nous attardons avec délectation sur un stand où l’on cherche à nous expliquer la fabrication d’une spécialité qui réjouit toutes les familles de toute éternité dans l’île: j’ai oublié son nom, mais je me souviens qu’elle est confectionnée à base de crème de noix de coco enveloppée dans des feuilles d’arbre à pain et cuite à l’étuvée. Je me régale jusqu’à satiété. Jusqu’à n’en plus pouvoir manger de la journée! Mais il est bientôt l’heure de la grand-messe et c’est en costumes traditionnels que les Samoans se rendent à l’impressionnante cathédrale blanche liserée de bleu marial, située face à la baie. Elle ne fut édifiée qu’en 2014 pour une population de catholiques représentant à peine un quart des Samoans. Son style baroque sied à l’histoire chrétienne des tropiques, où la foi s’autorise de vieilles références traditionnelles. Comme dans les anciennes missions d’Afrique. Nous nous mêlons aux paroissiens pour une célébration dont la ferveur n’est pas feinte. Portes et rangées de fenêtres à claire-voie sont directement ouvertes sur la mer et la montagne et la ferveur des chants qui s’élèvent me transportent de joie; je ne suis plus coutumier de cette piété, si simple et si franche qu’elle réussit à m’ébranler. Je mise sur la sincérité ingénue de cette communauté, pour qui le partage n’est pas encore un vain mot. Pris d’un souvenir d’aube blanche, je me retrouve à la table de communion, à genoux comme au temps de mon catéchisme du jeudi. Et tandis que je reste à contempler l’architecture baroque à l’excès de ce saisissant édifice, le prêtre et les jeunes servants de messe quittent l’église en procession devant la foule agenouillée qui se signe sur leur passage. Puis elle s’égaye dans la montagne où tout le monde se rend pour déjeuner. C’est le jour du Seigneur.