Petit éloge de la contrebande (1/6)

© S.C.
Grande barque de contrebande, gravure, seconde moitié du XIXe siècle.

Il y eut parmi les contrebandiers de jadis une population poussée par la nécessité de survivre. On le doit à la vérité. Le recours à la fraude n’était pas encore politique et n’avait rien de littéraire. Il était simplement endémique.

L’imagerie qui enlumine le décor de cette activité parallèle néglige volontairement l’origine de son histoire; elle brosse de cette ancienne communauté de criminels des portraits héroïques où la réalité n’affleure sous la légende que pour la rendre vraisemblable. Cette interprétation romantique répond au désir d’aventure et d’exotisme, d’amour et de justice que son image romantique colporte dans la conscience collective comme un recours du peuple asservi, un baroud d’honneur contre les puissants. Les lettres de noblesse du trafic interlope ne sont-elles pas induites dans sa définition? «On appelle Marchandises de Contrebande, Toutes celles qui sont venduës ou transportées contre les deffenses d’en négocier faites par le Prince», pouvait-on lire dans la première édition du Grand Dictionnaire de l’Académie françoise dédié au Roy, publiée en 1687. «La ballade de Pattie Lee» raconte cette histoire.

L’invention du commerce parallèle se confond avec l’histoire des hommes. En France, elle a pris un essor tout particulier sous le règne de Philippe VI de Valois qui, par une ordonnance royale de 1340, instaurait sur le sel un impôt devenu rapidement impopulaire, car il taxait une denrée de première nécessité. Le sel était alors une marchandise précieuse, qui devient même une monnaie d’échange dont le taux variait en fonction de sa rareté. Souvent provoqués par le mercantilisme naissant, ces écarts ont rapidement affamé toute une partie de la population qu’on payait en rations de sel. Les seigneurs locaux profiteront de cette contribution populaire pour s’enrichir aux dépens du Trésor public. C’est ainsi que l’on vit apparaître une concentration d’entrepôts surveillés par la maréchaussée; des greniers disséminés au gré des marais salants, que des convois autorisés pour l’approvisionnement du royaume conduisaient sous haute surveillance au fil des rivières. Car le vol de cette marchandise à forte valeur ajoutée commençait à prendre des proportions inquiétantes et pénalisait les levées d’impôt. L’unification du royaume permit une surveillance accrue des itinéraires du sel. Au XVIIe siècle, Colbert réorganisa le système fiscal en instituant un établissement financier pour gérer la gabelle: ce sera la Ferme générale, unanimement honnie en raison de ses abus et des injustices dont elle se rendra coupable. Dans chaque province, des contrôleurs dénommés «gabians» ou «gabelous» administraient leur circonscription sous la férule d’un Fermier général nommé par le pouvoir. L’indépendance de cette administration l’a conduite aux pires excès d’autorité, car la Ferme se remboursait librement des taxes forfaitaires qu’elle devait préalablement payer à l’Etat central. A charge pour les Fermiers généraux de se rembourser de leurs débours, sans aucun contrôle. Dans La folie des grandeurs, le réalisateur Gérard Oury – qui s’inspire librement du Ruy Blas de Victor Hugo – met en scène l’acteur Louis de Funès dans le rôle de don Salluste, ministre des Finances du roi d’Espagne. Le film, qui se déroule au milieu du XVIIe siècle, débute sur la perception des impôts que le commis véreux de la gabelle abandonne à son libre arbitre. Tel un contrôleur de la Ferme générale, il se rembourse sur le compte de ses administrés; riches et pauvres se font ainsi dépouiller par sa cupidité. Le monologue qui suit la récolte de l’impôt, a largement contribué au succès populaire de cette œuvre devenue culte: «Ça, c’est pour le roi… Ça, c’est pour moi!»

Au début du XVIIIe siècle, on recensait en France deux cent cinquante-trois «magasins», répartis en «greniers de ports» donnant sur les fleuves et «greniers de terre» essaimant dans l’arrière-pays, pour la distribution du sel d’Etat. Le contrôle des convois nécessitant une lourde organisation, des bureaux sédentaires étaient établis sur le parcours des pataches qui remontaient le cours des rivières, afin que les bateliers s’acquittent des taxes de transport – appelées droit de trépas – ainsi que de l’impôt. Les fonctionnaires accrédités par la Ferme générale étaient également préposés à leur surveillance, car «l’or blanc» que transportaient les mariniers sur des milliers de kilomètres suscitait bien des convoitises. Les cochers d’eau étaient salariés de la Ferme et pouvaient s’organiser en flottilles pour des convoyages sécurisés. Afin de prévenir la fraude, «le sel était conditionné dans des sacs de chanvre d’une centaine de kilos chacun, estampillés de la fleur de lys, cousus à double couture et garnis de ficelles de plombs», précise Dominique Roger dans un livre consacré aux itinéraires historiques de la contrebande. Les richesses transportées par les sauniers du roi suscitaient naturellement la convoitise des trafiquants. Ce commerce, dit poétiquement «du sel de lune», évoque la fronde et le génie d’une population saignée par la gabelle. En 1717, le Fermier général Michel Lallemant déclarait: «Malgré les précautions que l’on prend, il s’échappe toujours quelques bateaux […]» Le temps de la révolte avait sonné, les abus de la Ferme générale en étaient la cause et les convois du sel constituaient une cible idéale pour les fraudeurs de l’impôt: pêcheurs, passeurs et voituriers d’eau connaissaient le pays mieux que les «affameurs publics», dont certains étaient devenus les complices intéressés des faux-sauniers. Dans ce contexte aux frontières indécises, tout le monde tirait quelque profit de ces activités illégales, mais lucratives… dont la Ferme générale était l’indispensable ferment. Des communautés entières ont ainsi bravé l’autorité: «Assez de faim, assez de larmes; paysan, prends les armes! Sus aux vautours, aux gabelous!» clamait un libelle distribué sous le manteau.

Sous l’Ancien Régime, de nombreuses marchandises, dont la forte consommation rapportait d’inestimables revenus à l’Etat, furent à leur tour lourdement taxées. En conséquence, les prix élevés que leur imposait le marché suscitèrent l’intérêt des contrebandiers. Les chansons que les mariniers entonnaient aux escales des fleuves et des rivières, sur les gabares qui les remontaient «chargées à pleins bords» en donnent ici la liste non exhaustive: la chaux, le tuffeau, les ardoises, les étoffes et le vin notamment, «qui met le cœur à l’aise». Ainsi que le tabac. Depuis que Jean Nicot eut introduit «l’or vert» dans le royaume au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, la consommation du tabac n’avait cessé de croître. Qu’on le prisât, qu’on le chiquât, qu’on le fumât, le «pétun» avait les faveurs du public. A telle enseigne que Molière en consignait déjà les habitudes en 1665. Dès le premier acte de Dom Juan, Sganarelle en fait ainsi l’éloge: «Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac: c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme.» Et comme on s’était mis à le cultiver en France, il devint un monopole d’Etat fortement taxé à l’importation. En 1681, une ordonnance royale en réglementa strictement la production et donnait à La Ferme générale toute autorité pour en faire respecter le commerce exclusif; de fortes amendes pénalisaient les contrevenants. Les historiens Marc et Muriel Vigié stipulent dans leur ouvrage sur les Amateurs de tabac, fermiers généraux et contrebandiers sous l’Ancien Régime, qu’en répondant aux nécessités de l’Etat – en lui épargnant l’entretien d’une administration onéreuse et l’impopularité de l’impôt – la délégation des prélèvements fiscaux lui assurait «des rentrées fixes et prévisibles». Malgré son prix de vente élevé, le tabac était très fortement ancré dans les usages d’une société avide de plaisirs, une nécessité artificiellement promue de première nécessité, reconnue comme telle au nom de l’économie nationale et par des observateurs avisés tels que Vigneul de Marville. Dans ses Mélanges d’histoire et de littérature publiés en 1700, il peut affirmer à son tour: «Le tabac attire dans les coffres du roi plus d’or et d’argent qu’il n’en pourrait tirer des mines les plus riches.» La mainmise de l’Etat était si conséquente que le fermage du tabac était devenu la cible des trafiquants, auxquels se joignit bientôt la fronde des philosophes. On ne tolérait plus le financement des guerres et des révolutions étrangères par le biais de l’impôt, et l’on refusait d’en être comptable contre son gré. A la fin du XVIIIe siècle, plus d’un tiers des usagers du tabac n’en payaient plus la taxe, car ils s’approvisionnaient directement auprès des fraudeurs; ce qui a fait dire au ministre Necker dans son traité sur l’Administration des finances de la France en 1784, que «les bénéfices de la contrebande représent[ai]ent l’équivalent d’un impôt levé par l’étranger». Cette amère déconvenue de l’impôt se lit en creux chez le romantique Pétrus Borel, qui dans les Rhapsodies de 1832 confirmait ainsi l’engouement des Français pour les plaisirs «endocriniens»: «Heureusement qu’il nous reste l’adultère… et le tabac de Maryland!» Le tabac dit «officiel» subissait de plein fouet les pénalités excessives assujetties à sa consommation et, comme pour le sel, son approvisionnement profitait des techniques de séculaires éprouvées par les faux-sauniers. Marc et Muriel Vigié soulignent encore que l’acheminement clandestin du tabac posait les mêmes problèmes que les autres formes de trafic. Avant d’ajouter: «Parce qu’elle concernait un produit qui ne correspondait à aucune nécessité économique fondamentale, parce qu’elle n’était qu’un élément indispensable dans un nouvel art de vivre, elle résumait jusqu’à l’absurde ses incohérences et ses contradictions.» Voltaire, qui en avait pris conscience, avait vainement proposé de la libérer de toute interdiction et de poursuites, moyennant une indemnité annuelle forfaitaire à la Ferme générale. Il avait compris qu’un monopole ne peut survivre longtemps à la démocratisation d’un bien de consommation populaire, et qu’il serait profitable à l’Etat de libéraliser la diffusion des produits exclusivement liés au plaisir.

A la Révolution française, les débats sur l’impôt furent souvent moins économiques que politiques; et la condamnation de l’affermage renvoyait à une idéologie, à une morale qui se voulait républicaine et démocratique. Les Fermiers généraux, désignés comme «sangsues publiques» par le député Marat, devaient être guillotinés, et leur disparition fermer le ban de la monarchie selon les députés les plus extrémistes de la Convention. En 1791, l’Assemblée nationale supprima cette institution séculaire par décret, et le 16 floréal an II (5 mai 1794), le député Dupin lut devant ses pairs un rapport qui concluait au renvoi des Fermiers généraux devant le Tribunal révolutionnaire. Il les accusait «de s’être alloué des intérêts qui excédaient ceux qui leur étaient légalement octroyés par les baux, d’avoir falsifié leurs comptes pour obtenir des traités avantageux, d’avoir trafiqué le tabac pour accroître leurs gains au préjudice de la santé publique, d’avoir accordé sans raison des gratifications et retardé le paiement de leurs avances à l’Etat.» Son réquisitoire était caricatural pour le dernier carré des Girondins. S’il résonnait alors comme une revanche, il passe aujourd’hui pour un simulacre de justice et non pour un acquis révolutionnaire. Par la suite, la Ferme générale fut remplacée par une Régie d’Etat qui ne fit qu’entériner le diabolique impôt. Le consommateur n’y trouvera jamais son compte et continuera de se tourner vers les produits de illégaux en faisant le bonheur des trafiquants. Depuis lors, les fraudeurs ne se départiront plus du rôle de justicier virtuel que leur avaient attribué les préceptes de la Révolution. Et c’est sur ce modèle presque exclusif qu’ils investiront l’imagerie populaire, comme une chanson de geste exaltant les récits de leurs exploits. Tournées de manière à lui attribuer le rôle du redresseur de torts, d’homme en lutte contre l’iniquité, leurs expéditions «honteuses» qu’admirait secrètement l’exalté Prosper Mérimée, baignent désormais dans le formol de l’Histoire. Elles représentent une caricature de justice et défient l’imaginaire de l’homme moderne.

Jaeger Pattie Jaeger Pattie
Louis Mandrin (1725-1755), chef «des contrebandiers de France», se livrait en particulier au commerce illicite du tabac, mais aussi à celui du coton imprimé et d'horloges. Son groupe, dont la cible principale était la Ferme générale, sévissait entre les cantons suisses, Genève, la France et les Etats de Savoie. © Gallica

Les historiens conviennent également que la contrebande est consubstantielle aux régions maritimes. C’est donc dans l’univers des gens de mer qu’ont été consignés les chapitres les plus romanesques de son histoire, dans le tourbillon des tempêtes et sur les côtes frangées d’écume que s’est forgée la patrie des passeurs patentés. Là que se sont écrit les poèmes épiques. Dans une nouvelle intitulée La fille du fraudeur, Anatole Le Braz rapporte qu’à la fin du XIXe siècle, une fête votive, un pardon à la mode de Bretagne était célébré chaque année dans la communauté des contrebandiers de Perros-Guirec: «On descendait La Vierge en procession jusqu’à la mer et l’y plongeait par trois fois en criant "Mort à la maltôte"» (maltôte: levée d’impôt d’origine médiévale qui s’applique à un bien de consommation courante en vue de faire face aux dépenses publiques, nda). C’est toujours par des conditions extrêmement périlleuses que les trafiquants t les fraudeurs mènent leurs expéditions, les nuits de tempêtes où les vedettes de la douane restent à quai. Louvoyant dans le ressac, ils naviguent souvent à l’estime. Ils sont pêcheurs le jour et pirates la nuit, connaissent toutes les anfractuosités de leurs côtes où ils chargent les ballots de marchandises avant de s’en délester en les jetant par-dessus bord quand il est impossible d’accoster. Des villageois avisés les récupèrent ensuite discrètement pour les acheminer vers l’intérieur des terres. Ensemble, ils constituent la cohorte des âmes damnées que nous continuons d’absoudre pour en héroïser le courage, l’abnégation et la solidarité. Nous les admirons parce qu’ils bafouent l’autorité que nous ne saurions affronter au grand jour, mais pour laquelle nous avons tous une détestation rentrée, naturelle et viscérale. Ils ont charmé la mémoire populaire et nous leur serons toujours redevables de nos rêves et des fictions qui les alimentent. Dans cette approximative clandestinité, les mariniers en rupture de ban et leurs nombreuses filières sont très bien organisés; tel est leur secret. Leur commerce n’est pas une affaire d’aventuriers amateurs. Ils procèdent d’une discipline sévère que leurs thuriféraires ne mettent pas toujours en lumière. Le portrait romantique du fraudeur que dépeint l’imagerie d’Epinal en est la face littéraire, mais leurs actes de bravoure dissimulent une autre vérité qui requiert un caractère trempé et des aptitudes professionnelles susceptibles de déjouer les pièges tendus par les douaniers, suppléants modernes des contrôleurs généraux de la Ferme.

Au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie méthodique faisait déjà mention de la tentation «d’entrer en contrebande». Tout homme qui aime l’argent est incité à se compromettre, écrivait d’Alembert: «Parce qu’il ne sait pas résister à la voix des plaisirs, parce qu’il croit […] ne pas faire tort à l’Etat en transportant une denrée quelconque d’une province dans l’autre, [il fait] de la contrebande aussi souvent qu’il en trouve l’occasion.» L’encyclopédiste parle ici du soldat sans solde et du marin sans embarquement, qui trouvent à monnayer leurs compétences dans l’art du trafic. Le constat souffre d’une justification morale que l’auteur dispute à la règle. Et l’homme probe que dénonce le philosophe pour l’exemple n’est pas seul en cause. Un épisode exemplaire a servi la cause des trafiquants de tabac: il s’est déroulé sur la côte du Cotentin et marqua l’âge d’or du commerce du tabac en Occident. Un historien local que cite l’essayiste Dominique Roger parle à juste titre de «carburant de la petite contrebande» pour qualifier le trafic des cigarettes mené par des bandes de pacotilleurs très actives, qui travaillaient en famille, en réseau. Les fraudeurs de mer sont pêcheurs, bateliers et pilleurs d’épaves dans leurs gènes, ils déjouent les pièges des courants marins sans recourir aux cartes; la plus petite anse caverneuse, la moindre sente du littoral constitue pour eux un repaire inexpugnable. Leurs yeux expérimentés suffisent à les conduire en se gardant des écueils à fleur d’eau et des traquenards de la douane, d’autant plus qu’ils naviguent la nuit et de préférence dans le brouillard quand le vent souffle de terre par marée de morte-eau. Dans un article concernant la Normandie, on lit cette histoire qui régalera l’amateur de faits divers: «L’équipage accostait le site prévu, après s’être assuré qu’aucun feu de renvoi, allumé en cas d’alerte par des comparses à terre, ne brille à l’horizon. Car si les douaniers montraient le bout de leur pèlerine, les fraudeurs n’étaient jamais à court d’idées.» La parade consistait à débarquer la marchandise en quelque endroit discret de la côte afin de l’abandonner momentanément dans une grotte sous-marine: dans le pire des cas, ils l’immergeaient dans des sacs étanches attachés à des flotteurs, que des pêcheurs complices viendraient récupérer comme on lève des casiers de homards… Tout est dit dans cet épisode qui n’a pas d’âge.

C’est de cet héritage, de ces personnages hauts en couleur épris d’anarchie et d’équité, que s’est prévalue la contrebandière Pattie Lee, leur héritière. Etudiante rebelle, soixante-huitarde et trafiquante idéaliste, elle est la plus ténébreuse des fraudeuses de cigarettes de sa génération. Elle a sévi pendant cinq ans dans les eaux troubles de la mer Adriatique au tournant des années 1970. L’organisation de la contrebande répondait encore d’une démarche ancestrale et n’avait pas changé dans sa manière de procéder. Quelle que soit la marchandise, les ficelles de la fraude répondaient toujours aux mêmes règles. Sans violence. Pour le plaisir d’une victoire sur le gabelou, le représentant de la loi que l’on bafouait pour l’honneur. Le coup de poing, l’arme blanche et le tir de semonce de la douane ont été relégués depuis lors au magasin des accessoires. C’était hier. Il y a longtemps. «La ballade de Pattie Lee» est une chanson de geste, le roman d’une authentique aventurière.

Itinéraire d’une adolescente rebelle

L’histoire qu’elle s’apprête à me raconter jette une lumière explicite sur l’univers d’une engeance qu’on prétend de sac et de corde, et qui ne laisse pas de suborner nos consciences inféodées aux traditions séculaires: morales, sociales et politiques. La route est longue sur le chemin de la contrebande qui me conduit vers elle, énigmatique et savoureux, pleins de mystères et de surprises… C’est dans sa retraite campagnarde, pas très loin de la mer et des bateaux qui furent sa parenthèse idéalisée, que je m’apprête à rencontrer la contrebandière de bonne famille qui se faisait appeler Pattie Lee. Plusieurs années de préparation ont été nécessaires pour que cette confrontation ait lieu, pour que l’héroïne repentie accepte de me rencontrer. Maintes fois, elle a promis de s’acquitter de son histoire avant d’y surseoir. Jusqu’à ce téléphone impromptu qui m’a fait prendre aussitôt la route pour le sud de la France. Sa décision ne souffrait plus aucun délai. Il fallait qu’elle me parle. Après ses récurrents atermoiements, faits de doutes et de scrupules en raison du secret de famille qui entoure son passé sulfureux, je me devais de répondre à cet ordre péremptoire donné comme à son équipage de flibustiers: «Venez! Je vous attends demain…» Toutes affaires cessantes.

J’avais quitté le littoral et gravissais déjà les hauteurs escarpées qui conduisent au plateau du Larzac, lorsqu’une pluie mêlée de neige s’est mise à blanchir les contreforts du Causse noir. Dans ce paysage d’arrière-saison, des villages que l’on dirait abandonnés défilent au loin de la route; et je me dis qu’entre chien et loup, jusque dans un passé récent, «les contrebandiers de la lune» avaient dû graver dans la chronique locale des histoires mémorables. Le personnage que je suis venu débusquer dans sa tanière s’était-il mis sous la protection de ses glorieux ancêtres? J’allais très vite en savoir plus. Celle que presque tous ses compagnons de fortune ont trahie, délaissée, oubliée, m’avait assuré de faire la lumière sur son immersion volontaire dans les milieux interlopes du commerce maritime. Lorsque j’avais fait sa connaissance deux ans plus tôt, elle m’avait dit avoir pris la mer «pour l’amour d’un bel inconnu», un beau matin de ses vingt ans. Cette réponse énigmatique appelait beaucoup d’autres questions. Il est minuit lorsque je pénètre enfin dans le petit bourg de Saint-Sernin-sur-Rance, reclus dans les anfractuosités de l’Aveyron. Avec l’impression très étrange de prendre possession d’un théâtre d’ombres oublié dans les entrelacs de la rivière. C’est au milieu de ce décor de tragédie que va se lever le rideau sur «La ballade de Pattie Lee». Elle m’avait patiemment expliqué: «J’habite une maison de pierres située sur la place de la Vierge». On y vient à pied. Lorsque je découvre sa maison, dont les contreforts dominent le Rance, toujours impétueux en hiver, un brouillard opaque nimbe de mystère le vallon qu’enjambe un pont de granit et de mousse. Au-delà, ce n’est qu’une forêt de chênes. Elle avait ajouté: «La porte qui donne sur la place possède une serrure comme on en trouve sur les coffres de pirates. Vous ne pouvez pas vous tromper.» Je frappe une première fois. Le heurtoir résonne dans la nuit. Je frappe à nouveau. Trois coups plus longs… Une petite lampe s’allume alors sur le linteau tandis que la porte s’ouvre en grinçant horriblement sur ses gonds rouillés. Une femme apparaît dans la pénombre; elle est vêtue d’une salopette un peu trop large qui laisse apparaître quelques rondeurs séduisantes. D’une main nerveuse, elle rejette la mèche blanche qui lui barre le front. Ce geste me surprend et me rassure, car il trahit le tempérament qu’elle déguise d’une lassitude feinte. Le masque qu’elle emprunte à la vie ne raconte qu’une partie de son histoire, et le fard de la désinvolture qu’elle affecte dérobe les pieux mensonges qu’elle dissimule depuis nos premières relations épistolaires. Elle est de ces personnages à qui l’on ne donne pas nécessairement le Bon Dieu sans confession… mais dont la déshérence absout les errements.

Après avoir refermée la porte à triple tour et remis la clé sur son clou, elle m’invite à la suivre à l’étage. Les tomettes de l’étroit escalier se disjoignent sous mes pas. Elle n’a guère parlé jusqu’ici. Quelques mots utiles et sobres ont suffi. Ils étaient pleins de promesses. Son univers est habité de tant de souvenirs qu’ils trahissent la discrétion qu’elle entretient avec le monde. «Peu de gens ont eu le privilège d’être reçus dans cette maison», me confie-t-elle pour prévenir ma question. J’apprendrai plus tard qu’elle possède une autre adresse du côté de Sète. Dans la vaste pièce où nous nous trouvons maintenant, les volets sont clos. Le feu qui crépite dans la cheminée monumentale dessine sur les murs des ombres vacillantes. Des images m’apparaissent, qui suscitent de folles histoires. Des contes qui font peur aux enfants. Mais c’est l’impressionnante collection de photographies anciennes qui retient avant tout mon attention: des bateaux, des équipages, des noms et des dates mentionnés au crayon. Des demi-coques vernies, quelques instruments de navigation. Une longue-vue. Et de chaque côté de l’âtre, des manilles et des poulies, tout un accastillage comme on en trouve dans les maisons près de la mer ou chez les antiquaires de marine. Mon regard se pose sur un compas de route provenant d’un caboteur, qu’on aurait sabordé sur des hauts fonds coralliens pour en convoiter l’assurance. Les reliques échouées dans cette maison la font bruisser de fantômes. Ces premières confidences nous mettent en confiance. La parole se libère, ses souvenirs émergent de ses épaves englouties que je l’invite à renflouer patiemment. Sur un buffet trônent plusieurs maquettes anciennes un peu poussiéreuses: une pilotine américaine tout d’abord, dont elle ignore le nom. «Elle m’a suivie durant toutes mes campagnes», me souffle-t-elle. Au moment de rédiger mon reportage, je découvrirai qu’il s’agit de la réplique du Phantom, construit à Boston en 1867. Son histoire s’était tristement terminée par un naufrage, après qu’elle eut ramené à bon port, corps et biens, un clipper en perdition au large du New Jersey. Un cotre lui fait face, bien connu des amateurs de la Coupe de l’America dont elle collectionne amoureusement quelques souvenirs chinés au gré de ses voyages: c’est le Shamrock V de Sir Thomas Lipton, challenger malheureux de l’édition de 1930. Et sur la cheminée: «Voici le Don Juan»! Celui-ci m’est présenté comme un reliquaire, l’oméga de ses péripéties et de ses amours. Son dernier bateau. Plusieurs petits objets en teck lui servent aujourd’hui de témoins: une boîte à cigarettes, un compas à pointe sèche, un lot de cartes marines qui lui ont appartenu. Elle les caresse amoureusement du regard, et me confie simplement: «Je les ai rachetés bien des années plus tard, après qu’il eut sombré au large de l’Espagne.» Je suis séduit par l’élégance de cette goélette, mais je suis encore loin de mesurer toute l’importance qu’elle représente.

Dans la pièce voisine où se trouve une longue table en chêne, elle avait disposé quelques fromages de chèvre sur une planchette d’olivier, un grand pain de seigle et de la charcuterie. Deux lampes en laiton trônent à chaque extrémité. Comme dans le carré d’un ancien voilier, dont j’imagine les cales remplies de marchandises prohibées. Par une fenêtre aux volets mi-clos, j’aperçois des lumières éparses dans la campagne. Surpris en flagrant délit de romantisme, j’évoque les naufrageurs des côtes barbares attirés par le pillage que leur octroyait le séculaire droit de bris (en vertu duquel les débris d'un navire appartenaient au seigneur sur la côte duquel il s'était brisé, nda). Aussi, lorsqu’elle me dit – comme pour se dédouaner – que cette activité relève de la légende, je la détrompe aussitôt en lui rappelant qu’il s’agit d’un ancien droit régalien, devenu coutumier depuis que l’ordonnance de la Marine de 1681 en eut interdit la pratique sur les côtes de France. Je lui en résume donc sommairement l’histoire: «Trompant les navires qui dérivaient sans repères dans la tempête, les paysans les attiraient à la côte en suspendant des lanternes aux cornes des vaches. Conduites sur les falaises, ces funestes lumignons trompaient les équipages désorientés qui les prenaient pour les feux d’un navire! Cherchant à poursuivre le même cap, ils s’échouaient sur les récifs où des pilleurs les dépouillaient sans vergogne. Et quand ils s’étaient payés de leur peine en revendant les biens récupérés du naufrage et les marchandises que le navire éventré avait dispersées sur le littoral, ils invoquaient le pardon de la Vierge pour se faire absoudre de leur crime. Dans leurs prières à Notre-Dame des Tempêtes, les naufrageurs avaient pour habitude chrétienne de revendiquer "l’huile, le bois, l’or et le vin" qui avaient été de bonne prise; car ces offrandes étaient "purs aux yeux de Dieu"» «Amen…», conclut-elle en se signant. La dîme du diable n’a pas d’odeur. Elle savait tout cela! Une commune complicité venait de naître, et nous nous sommes mis à table. C’est une longue aventure qui s’annonce désormais, des heures riches d’amitié que je vais mettre à profit pour m’immiscer dans l’histoire de Pattie Lee.

Dans les années d’après-guerre, c’était une adolescente impatiente de vivre. Une jeune fille «comme il faut» qui attendait son heure. Je l’ai rassuré sur mes intentions. Elle n’a pas à craindre que je la détrompe sur la sincérité de mes intentions. Alors, elle se lance… «Je suis née en 1950», commence-t-elle sans aucune amertume dans sa voix franche qui assume pleinement son âge. A cette époque, tout était joué d’avance pour une fille «bien née»: bourgeoise, catholique et pratiquante, investie dans les œuvres caritatives jusqu’au déni de désobéissance. «Je suis de cette génération, poursuit-elle, dont les rêves secrets étouffaient sous la confusion des sentiments et servaient d’alibi à nos frustrations.» Aussitôt, je reconnais en elle une âme d’amazone bien trempée que rien n’aurait pu soustraire à son destin. Celle que l’on ne connaissait pas encore sous le prénom de «Pattie» était née pour sortir de l’ombre. Or, bien qu’elle reniât les préceptes de sa bonne éducation – qu’elle dénoncera sans vergogne au gré de ses harangues anarchistes – elle ne flétrira pas la réputation de sa famille. Ni son nom, qu’elle ne mentionnera jamais durant toute la durée de ses activités illégales. C’est donc avec une patience infinie qu’elle endossa l’habit du dimanche pour rassurer ses parents, qui lui réservaient un avenir dessiné à leur mesure. Jusqu’à ce que l’adolescence vînt froisser la belle harmonie de leurs relations. Elle avait patienté si longtemps dans la naphtaline et les uniformes repassés des institutions religieuses, que le clap de fin retentit un beau jour au plus grand étonnement de tous ceux qui s’accordaient à lui prédire un métier respectable, un mariage de raison et des regrets éternels. Pour autant, elle n’abjurera pas les exigences sacrées de la solidarité et de l’entraide, les certitudes liées au partage, ni l’enseignement catholique qui dénonce l’injustice. A cet égard, les camps de scouts qu’elle avait assidûment fréquentés lui ont laissé d’heureux souvenirs et de joyeux moments formateurs où son urbanité s’est exprimée sans retenue; de même, c’est dans la contrainte et les règles de vie chrétienne qu’elle a développé ses qualités humaines et son amour du prochain. Il lui restait à trouver la voie royale qui lui permettrait de s’accomplir. Ce jour arriva lorsque la jeune fille bien élevée prit conscience de son destin; que l’heure était venue de briser la chrysalide et le carcan. Pour s’émanciper de la belle ordonnance d’un avenir qui ne lui appartenait pas, elle abandonna ses fragiles certitudes au profit des dérobades révolutionnaires de son temps, qu’elle voulait à toute force partager. Sans se renier. C’est ainsi qu’elle prit ses distances avec le monde raisonnable qui l’avait façonnée, et qu’elle donna ses premiers coups de serpe léniniste en s’imprégnant des écrits de Vladimir Maïakovski: «Les poètes sont chers aux femmes […] écrivait le prosélyte soviétique, et pour peu qu’elles prêtent l’oreille, je leur conte des merveilles.» Elle avait trouvé son guide spirituel et c’est dans la religion de sa génération qu’elle va s’accomplir, le temps que jeunesse se passe et que les illusions se fanent.

En 1968, elle était prête à prendre son envol bien qu’elle n’ait pas atteint la majorité légale qui, dans la France du général de Gaulle, était encore à vingt et un ans. Ce sont donc les pavés du mois de mai qui lui donnèrent l’occasion de s’exprimer. Certes, elle n’avait pas encore passé la promesse des fleurs et n’aura pas vraiment l’occasion de monter aux barricades dans sa bonne ville de Montpellier, qui n’a pas eu l’arrogance urbaine du Quartier latin. Elle n’opposa pas de résistance aux CRS qui la délogeront des sit-in de protestations, auxquelles elle participa «pour l’honneur» sur la place de la Comédie. Pour autant, avait-elle envie de devenir l’égérie de la jeunesse révoltée dont on fait les martyrs? «Je n’avais pas pour ambition de guider le peuple», m’avoua-t-elle en se moquant d’elle-même. Je suis un peu déçu, car je l’aurais bien imaginée posant pour un émule d’Eugène Delacroix sur les pavés de la rue des Ecoles et dans la fumée des bombes lacrymogènes… D’autres moyens d’action lui conféreront le rôle historique qu’elle attendait de l’existence, où la démonstration l’emporte sur le discours. Ce n’était pas une doctrinaire. «Ni une émeutière…» dit-elle en se levant pour crocheter le volet qui s’était mis à battre contre la façade. L’insulte aux forces de l’ordre ne faisait pas partie non plus de son programme d’émancipation. Elle cria rarement: «Mort aux vaches!» et jamais elle n’a cherché à exister en réglant violemment ses comptes. Ici, elle tient à s’expliquer. Car elle ne souhaite pas galvauder l’occasion de me prouver sa bonne foi. Elle poursuit donc son propos tout en me servant une généreuse rasade d’eau-de-vie: «Je commençais des études de droit quand la Sorbonne a sonné la charge et lancé le mouvement de contestation; mais à Montpellier on n’aurait jamais eu l’idée de chercher la plage sous les pavés! Cela ne nous semblait pas utile.» Ce qui lui importe, c’est de me fournir une preuve de sa sincérité; de me mettre en confiance avant d’en arriver aux «années d’activisme» qui ont oblitéré son image et l’ont fait passer pour une «criminelle» aux yeux de sa famille. Et à son grand désarroi. Il n’empêche qu’en l’absence de brutalités urbaines, le mouvement de contestation générale qui prévalait chez les étudiants et les ouvriers s’était fortement imprimé dans son inconscient. Le manque de considération qu’un pouvoir politique endurci par la tradition manifestait à l’endroit de la jeunesse exacerbait son exaltation et contrariait ses attentes. En ce printemps où tout allait devenir possible, elle était particulièrement en phase avec son époque. Elle piaffait d’impatience. Pour ma part, les souvenirs de jeune adolescent que j’en conserve sont plus un fait d’histoire – que j’étudie désormais sans émotion particulière – qu’un souvenir personnel, tant il est vrai que je n’avais pas atteint l’âge de prendre parti. De m’impliquer en faisant la démonstration de mon indépendance. J’habitais la Suisse, j’avais quinze ans à peine et j’étais un spectateur géographiquement marginalisé; en outre, je n’avais pas raisonnablement de cause existentielle à défendre. J’en parle d’autant plus librement avec mon hôtesse qu’elle a vécu les évènements comme une provinciale, pour qui l’essentiel était de faire durer les acquis de la révolte au-delà des vacances d’été. «Le mouvement de Mai 68 continue de susciter beaucoup d’interrogations et d’étonnement», note Pierre-Marie Ganozzi dans sa thèse sur le mouvement réformateur à Montpellier. En particulier chez les intellectuels qui cherchent à se justifier, alors même qu’ils sont rentrés dans le rang. Je m’entends alors de me confirmer qu’il ne s’agit pas d’un feu de paille dans sa vie. Ce qu’elle confirme: «Bien au contraire, insiste-t-elle. Cette période a joué le rôle de révélateur et j’en suis encore profondément imprégnée!» Je la sens désormais prête à se livrer sans crainte, à m’ouvrir son cœur en confiance. A franchir le seuil qui la ramènera vers son passé, dont elle tient à revisiter les peurs qui jaunissent les images heureuses.

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Vue de la maison de Pattie Lee à Saint-Sernin-sur-Rance (Aveyron) où ont été enregistrés les entretiens de cette enquête. © Gérard A. Jaeger

Le feu s’est éteint dans la cheminée lorsqu’elle m’annonce un rien sentencieuse: «Savez-vous que je descends d’un justicier de grand chemin: un soldat de Louis Mandrin, qui a sévi dans cette région voici deux cent cinquante ans?» Le récit qu’elle se met à dérouler sans s’interrompre concilie sa propre révolte et la chronique héroïque du contrebandier provençal dont elle s’est approprié l’histoire. Pour se donner une ascendance révolutionnaire. Les faits qu’elle évoque remonteraient au jour où le célèbre croquant des Lumières et son équipage firent étape à Saint-Rome-de-Tarn, situé à quelques lieues à peine de Saint-Sernin-sur-Rance. Je décide donc de l’entendre sans l’interrompre: «Pendard et coquin pour les uns, honnête justicier pour les tenants de sa légende, il fut le gueux le plus illustre que le siècle de Voltaire ait porté.» S’il existe une filiation idéologique entre les contrebandiers d’antan et le rôle qu’a tenu Pattie Lee durant ses années de mutinerie sociale et politique, il est plus douteux qu’elle soit réellement la descendante d’un lieutenant de Mandrin. Les preuves indéniables qu’elle revendiquait naguère pour choquer sa famille étaient celles d’une adolescente qui cherche une justification à sa rébellion. Les faits qui se sont déroulés le 24 juin 1754 dans sa région d’origine en revanche incontestables. Le jour de la Saint-Jean, près de trois cents «margandiers» (synonymes de «brigands» au XVIIIe siècle, nda) pénétraient en effet dans le bourg de Saint-Affrique en Rouergue, où ils paradèrent au son des fifres et des tambours, avant de sécuriser la ville afin de décharger leurs mulets et d’ouvrir le marché à ses habitants. Louis Mandrin déclara personnellement que la vente était ouverte. Paul Dominique le décrit ainsi dans Les Brigands en Provence et en Languedoc: «Il était vêtu d’un grand manteau de couleur écarlate, recouvrant un habit gris perle à boutons de cuivre et d’un gilet de panne (étoffe de soie à trame de coton, à poils coupés et couchés, nda) rouge aux goussets profonds. Autour de son cou était nouée une large cravate de soie. Sur sa tête, le fameux chapeau de brigadier en feutre noir, galonné d’or, qu’il avait dérobé à un employé des Fermes, au cours d’une escarmouche. De ce chapeau s’échappait naturellement ses longs cheveux bouclés, d’un blond ardent, qu’il avait coutume de nouer sur la nuque, en catogan, d’un ruban noir. Dans sa ceinture de soie rouge et verte, étaient pris le traditionnel couteau de chasse et deux pistolets.» L’imagerie n’a rien ajouté à ce portrait, que les artistes de l’époque ont largement colporté. Il faisait effectivement le spectacle pour le plus grand bonheur es gens des villes et des villages qu’il traversait avec sa troupe, des hommes qui l’enviaient, des enfants qui rêvaient de lui ressembler et des femmes qui le convoitaient! C’est donc au cours de cette campagne qu’une jeune fille de Saint-Rome-de-Tarn avoua s’être «laissé convaincre» par un lieutenant de Mandrin. Sa parole contredit les témoins, qui parlent plutôt de viol. Mais le fond n’importe-t-il ici pas moins que la forme, quand il s’agit de répondre au besoin d’une légende personnelle? Rarement mis en exergue, les débordements de cette armée de contrebandiers n’ont pas toujours fait honneur à leur chef; mais la stature du Commandeur des fraudeurs, la réputation d’intégrité de l’ennemi juré de l’Autorité royale et de la Ferme générale ont gommé les aspérités du portrait, pour n’en exploiter que la philosophie et le symbole. C’est évidemment ce qu’a retenu notre héroïne en herbe qui, désormais, s’abandonne avec volupté à la reconstitution de ses assertions de jeunesse. La légende populaire a complaisamment enchéri sur les exploits du noble vengeur que fut Louis Mandrin, par des récits qui contrarient quelquefois la vérité. Il semble pourtant qu’on n’ait pas trahi son précepte de justice immanente. Chanté dans tout le pays d’Oc pour avoir contribué au rétablissement de l’équité, et dédommagé le peuple asservi par les abus de l’Etat, le contrebandier magnifique a participé au rayonnement d’une tradition révolutionnaire bien française, dont Pattie Lee s’est inspirée pour en devenir la complice moderne. Et l’égérie volontaire de ses équipages. Seule en scène, elle mime en interprète passionnée les épisodes qui fondent la vie de son «saint patron». Dans sa salle à manger de Saint-Sernin-sur-Rance, la voici transcendée par les exploits du chef de bande qu’elle n’a jamais appelé que «Louis»: son modèle, son double. Sa parodie. Elle confirme en outre que son aïeul était, quant à lui, naturellement charismatique, large d’épaules, agile et fort comme un homme dès son plus jeune âge, et parfois coléreux, voire un peu brutal: «Mais c’était à force de se défendre des querelles que lui cherchaient les gendarmes, alors qu’il ne criait qu’à l’injustice!» Il avait à peine vingt-cinq ans lorsqu’il engrossa la jeune paysanne… soit à peu près l’âge de notre contrebandière quant elle est entrée dans «le métier». Tout en complaisance, le magistrat Paul Béquet note, dans le portrait qu’il consacre à Mandrin, qu’il aurait pu devenir un bandit véritable: tuer, incendier, voler. «Mais c’est une autre voie qu’il a choisie, souligne-t-il, préférant faire de la fraude et déclarer la guerre aux Fermiers généraux, qui non contents d’avoir ruiné sa famille […] avaient envoyé son frère à la potence.»

Alors que nous débattons sur ses campagnes, je lui promets d’insister sur cette réalité – souvent contredite – qu’un contrebandier n’est pas un brigand, et qu’il jouit toujours de la popularité qui s’attache à sa profession:«pour laquelle des familles honnêtes élevaient jadis leurs enfants… C’est un fait avéré», insiste-t-elle pour me faire comprendre l’importance de sa philosophie. Frantz Funck-Brentano, membre de l’Institut et premier intellectuel d’envergure à donner une légitimité historique aux sociétés marginales des aventuriers, en attestait voici plus d’un siècle, tandis que l’Université rejetait obstinément d’entrer en matière sur leur existence impertinente – et de ce fait discutable – au prétexte qu’elle ne pouvait être doctement documentée. Il est vrai que cette engeance avait eu le grand tort de s’introduire dans l’Histoire par la petite porte de la chanson populaire et frondeuse: «Château, maison, cabane, / Nous sont ouverts partout: Si la loi nous condamne, / Le peuple nous absout», rimaillait notamment Pierre-Jean de Béranger, chansonnier du XIXe siècle dont l’œuvre est tout à la gloire des marginaux. La proximité de pensée qu’entretenaient les contrebandiers et les flibustiers à cette époque me rapproche des thèses de Pattie Lee, et me plonge dans mes propres affinités historiques. Issus d’un cousinage fait d’opportunismes, ces deux communautés se sont investies dans une aventure où l’on retrouve les mêmes ingrédients, les tenants et les aboutissants d’une parfaite entente pour s’attaquer aux dérèglements de la société dont ils contestaient les reniements et les parjures. Associés dans l’idée de construire un monde à leur mesure, ils ont inventé une justice utopique, bien qu’érigée parfois sur mauvaise foi criante. «Il n’est donc pas étonnant de voir figurer pêle-mêle toutes sortes de gens parmi les organisateur de ces trafics», constatent froidement Marc et Muriel Vigié dans leur célèbre essai sur la contrebande du tabac. Je comprends aisément l’intérêt que leur porte mon hôtesse et sa volonté de s’en être inspirée. J’acquiesce donc à ce long aparté, prélude à sa propre entrée en scène.