Les amazones des mers

© Mathilde Rives

Dans les Caraïbes du XVIIe siècle, Jacquotte Delahaye et Marie-Anne Dieuleveult ont su s'imposer dans le monde masculin des pirates avec une force physique et morale exemplaires. Au service de la France, ces deux aventurières de l'ombre se déchaîneront contre les Espagnols.

L'île de la Tortue, française depuis 1630, fut officiellement gouvernée par droit de conquête à partir de 1641 par le flibustier Le Vasseur, auquel succéda le chevalier Henry de Fontenay en 1653. Le 10 janvier de l'année suivante, une flotte de cinq navires espagnols parut devant l'île, chargée de soldats prêts à la reconquérir au nom du roi d'Espagne. Depuis que cet îlot inhospitalier est devenu l'objet de convoitises stratégiques, ses occupants successifs ont longuement travaillé à sa fortification sur sa rive sud, la seule qui soit accessible à une armée de débarquement. De l'autre côté, des récifs dangereux en interdisent l'approche, ainsi qu'une falaise abrupte et boisée qui ne permettait pas à deux hommes de front d'en escalader le flanc. Pourtant, la troupe des assaillants commandés par don Gabriel Rosas de Vulle-Figueroa réalisa l'exploit de hisser en son sommet jusqu'à dix pièces de canon pointées sur le fort de La Roche tenu par les flibustiers, que l'on appelait alors «frères de la côte». Ils avaient auparavant débarqué à Cayonne, dans le nord de l'île, à une lieue à peine du point névralgique de la défense française. Lorsque l'ennemi a ouvert le feu, les occupants pris à revers n'en ont cru ni leurs yeux ni leurs oreilles et ils essuyèrent un enfer d'artillerie dont ils tireront la leçon quelques années plus tard. Le manque de poudre contraignit les Français à se rendre dans l'honneur, non sans avoir opposé une farouche contre-attaque sous le commandement de M. de Fontenay. Ne s'avouant pas vaincu, celui-ci décida d'organiser, la même année, une expédition de reconquête avec trois cents hommes.

Cette opération échoua tout près du but, alors que les aventuriers avaient réinvesti les défenses du fort. Ils se rembarquèrent et l'on dut attendre l'arrivée de Jérémie Deschamps du Rausset en 1659 pour que la Tortue redevînt française. Cet épisode de la prise du fort de La Roche par les Espagnols contient un chapitre inédit dont les historiens n'ont jamais parlé, faute de certitudes. Dans le fortin, parmi les soldats du chevalier de Fontenay, se trouvait un homme dont l'épouse était espagnole; on pense qu'elle appartenait aux services d'espionnage que don Gabriel Rosas entretenait dans l'île et que c'est grâce à ses renseignements que la place fut investie par ses compatriotes. Or cette femme, qui semblait ignorer la présence de son époux sur les lieux du combat, aurait été saisie de remords en apprenant qu'il avait péri par sa faute; elle avait alors une fille, et l'on prétendit que cette dernière jura de racheter la trahison de sa mère et de s'engager à servir les Français de son mieux. La jeune fille, qui avait une douzaine d'années, se prénommait Jacquotte, et lorsque sa mère fut retrouvée morte, mystérieusement, quelques jours après ces événements, un engagé nommé Delahaye la prit sous sa protection, la reconnut comme sa fille et l'éleva dans la haine des Espagnols. Cet homme entretenait le souvenir de Monbars l'Exterminateur, un flibustier que tout le monde vénérait dans la petite colonie française pour avoir déclaré: «Je vengerai les Indiens caraïbes des crimes des conquistadores. C'est une promesse que je me suis faite lorsque j'étais enfant.» Nourrie de cette influence, l'adolescente ne rêvera plus que de reconquête et la mémoire de son père assassiné perpétuera cette révolte.

Au-delà de l'intérêt légendaire de cette histoire, on est une fois encore en droit de se demander si la jeune orpheline du fort de La Roche a véritablement vécu parmi les flibustiers de la Tortue, et tout particulièrement aux heures de la reprise du célèbre repaire. Toutefois, si les historiens se sont détournés du mythe, il n'en reste pas moins sous la cendre une généreuse aventure où Jacquotte Delahaye, forte des licences que le temps a prises avec la vérité, fait figure de révélateur historique. Quoi qu'il en soit, dans l'état actuel des connaissances sur cette période, il n'est pas inconcevable d'imaginer que cette jeune héroïne eut son heure de gloire au milieu des boucaniers et des flibustiers, parmi lesquels on trouvait déjà de nombreuses femmes. De ce point de vue, elle préfigure les grandes prédatrices du XVIIIe siècle et prête complaisamment son visage aux aventurières de l'ombre qui vécurent jadis dans la Caraïbe.

Cette petite femme, qui ne mesurait guère plus d'un mètre cinquante, un peu ronde, fort jolie sous sa toison de crin noir et d'un courage indomptable, l'emportait à cheval sur tous les cavaliers de l'île. A l'image de Marie-Anne Dieuleveult, qui fut boucanière à ses côtés, elle avait un caractère tranchant et résolu, et son comportement devant les hommes illustra sa nature généreuse, forte et rebelle à tous ceux qui tentaient de la dompter! En 1667, le flibustier Michel Le Basque, dont la chronique a rapporté qu'il décollait les têtes avec désinvolture, voudra l'épouser. Mais Jacquotte lui rétorquera qu'elle ne saurait se résoudre à pareille alliance.
- Ne pouvant aimer un homme qui me commanderait, pas plus que je ne l'aimerais s'il se laissait commander, dira-t-elle, la question du mariage est réglée d'avance.

Telles étaient les amazones qui vivaient de la mer. Sa force et son habileté ont sans doute égalé son courage. Dans ce pays fruste et sauvage, elle participa aux expéditions de la flibuste contre les Espagnols en temps de guerre aux côtés des Français, aux descentes opérées sans le consentement du gouverneur de la Tortue contre tous les pavillons qui croisaient au large de son île en période de paix, ainsi qu'aux chasses organisées par les boucaniers dans les grandes forêts tropicales de Saint-Domingue et de la Jamaïque, dans le but de pourvoir aux besoins de la colonie. Or si les expéditions maritimes, au XVIIe siècle, exigeaient des hommes et des femmes les vertus que l'on a trouvées chez les héroïnes des siècles précédents, le travail à terre du boucanier, dans la terrible forêt tropicale, était une aventure qui demandait une force physique et morale exemplaire. Et le goût de se battre jusqu'à la mort faisait de cette communauté marginale éprise de liberté une «société d'exception» à nulle autre pareille. Alexandre-Olivier Œxmelin, qui en fit l'expérience, comme un grand nombre d'engagés volontaires au service de la colonie, nous a laissé de ces gens un témoignage édifiant: «Quand les boucaniers partent de la Tortue, où ordinairement ils viennent apporter leurs cuirs et prendre en échange ce dont ils ont besoin, dit-il, ils s'associent dix ou douze, avec chacun leurs valets pour aller chasser ensemble en quelque contrée. Arrivés sur le lieu, ils choisissent les uns et les autres un quartier différent et, lorsqu'il y a du péril, ils chassent tous ensemble.» La traque durait plusieurs jours et, si les marches étaient longues et les charges de cuir bien lourdes à transporter sur un terrain difficile et dangereux, l'abattage des sangliers et des bœufs sauvages était un exercice périlleux. Pourtant, plus que les animaux chassés, rendus dangereux par la traque, les boucaniers redoutaient les lanciers espagnols, fourbes et violents, dont les aventuriers étaient les proies favorites. Ils formaient généralement cinq compagnies de cent hommes chacune, dont une moitié se reposait pendant que l'autre était en campagne. «Ce sont de redoutables cavaliers, raconte Œxmelin, et ils n'ont que quelques mulâtres à pied pour découvrir où sont les Français et les surprendre s'il se peut; car lorsque ceux-ci sont sur leurs gardes, les Espagnols n'osent pas s'exposer à leur feu.»

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