«C'était une femme osseuse au regard éteint, aux dents cariées. Ses cheveux noirs et luisants brillaient plus que ses yeux», disait d'elle Jorge Luis Borges, et la terreur que ce portrait inspirait aux populations de la mer de Chine perpétua sa funeste légende bien après qu'elle eut rendu les armes. De nombreux récits couraient les côtes et les ports de Shanghai jusqu'à Macao, les rives du fleuve Bleu et les villages qui l'avaient vue prendre terre avec ses hommes, dont on raconte qu'ils étaient plus de soixante-dix mille répartis en six escadres inexpugnables! Un capitaine anglais, qui fut son prisonnier, laissa le terrible récit de ses exploits: «Quand Mme Ching a choisi sa proie, elle ne desserre plus les crocs jusqu'à la victoire, jusqu'à la mort de son adversaire! Je la vis un jour avec trois cents hommes prendre une flotte ennemie d'assaut, se jeter à l'eau armée de deux sabres suspendus à leur fourreau sous chaque aisselle. Ils nagèrent sous l'eau sans se faire voir et lorsqu'ils furent groupés autour des jonques qu'ils avaient convoitées, ils se ruèrent à l'abordage et les envahirent comme des rats... Il y avait des femmes parmi ces enragés. Les marins impériaux, pris de panique, sautèrent alors par-dessus bord, de l'autre côté, pour tenter de gagner la rive, mais les pirates, tout en se maintenant à la surface, avaient dégainé et sabraient à tour de bras, tranchant dans l'eau les pieds et les mains des fuyards qu'ils rattrapaient.»
«Cette perle fine démoniaque» avait la sagesse d'un mandarin et l'autorité d'un empereur, parce qu'en dépit de sa cruauté, Ching Yih-saou était capable de bonté: certaines populations déshéritées la lui reconnaissaient volontiers. Car si elle s'attaquait aux riches, jamais elle ne spoliait le petit peuple et, quand elle approvisionnait ses escadres, elle payait équitablement le vin, l'eau et le riz dont elle se fournissait auprès des autochtones. Quant à la poudre à canon, aux armes et aux munitions dont elle avait besoin, elles provenaient de la contrebande et du pillage de ses ennemis. Protectrice des plus humbles, elle redoublait de violence auprès des riches marchands dont elle coupait la tête s'ils manifestaient la moindre résistance, ou si les rançons demandées ne lui étaient pas versées rubis sur ongle! En outre, celle que l'empereur de Chine en personne redoutait plus que quiconque dans ce premier quart du XIXe siècle, pour sa puissance militaire et son influence politique dans le sud du pays, ne tolérait pas le moindre écart de discipline. Comme chez les flibustiers d'Amérique, un code d'honneur et de conduite réglementait les us et coutumes des équipages de sa flotte, au moment du combat qu'elle dirigeait aussi souvent qu'elle le pouvait, comme au cours de la répartition des prises qu'elle appelait pudiquement les «produits transbordés».
Parmi les lois qu'il fallait respecter sous peine de châtiments corporels, ou de mort en cas de récidive, les plus importantes consistaient pour un pirate des escadres de Mme Ching à ne jamais se rendre à terre pour son propre compte, ainsi qu'à s'interdire toute appropriation de butin avant le partage et la distribution générale; enfin, personne ne devait débaucher pour son plaisir les femmes capturées dans les villages mis à sac et conduites à bord des jonques et des sampans. Si l'envie s'en faisait sentir, l'économe du bord octroyait des dérogations et les hommes se retiraient alors dans la cale du navire avec leurs prisonnières afin de forniquer dans le noir, à l'abri des témoins... Telle était la vie quotidienne des prédateurs chinois à cette époque. «Comme ils n'ont pas de résidence fixe à terre, soulignait un autre prisonnier britannique, les pirates vivent constamment à bord de leurs jonques dont l'arrière est réservé au capitaine et à ses femmes, au nombre de cinq ou six selon les cas. Chaque homme jouit d'une place de quatre pieds carrés environ, où il s'installe avec sa famille. Ils adorent le jeu et passent toutes leurs heures de loisir à jouer aux cartes et à fumer de l'opium.»
Le plus surprenant, dans cette histoire, c'est de penser que la plus grande partie de ces brigands, qui inquiétaient l'empereur lui-même par leur puissance militaire, obéissaient servilement à une femme — que la culture chinoise regardait habituellement comme un être inférieur. Or, lorsque Ching Yih-saou prit le commandement suprême des flottes de son époux, aucun de ses hommes, capitaine ou matelot, n'émit la moindre réserve sur sa capacité à les conduire à la victoire. Si les prédateurs orientaux ont existé de toute éternité, il fallut attendre les récits des premiers Européens pour saisir toute la dimension sociale, économique et culturelle de cette engeance de nature profondément endémique, dont les origines se perdent dans la nuit des temps. Les étrangers, qui furent à la fois les témoins et les victimes des pirates malais, philippins, japonais ou chinois qu'ils rencontrèrent au gré de leurs explorations commerciales au début du XVIe siècle, tentèrent de les combattre comme ils le faisaient dans les mers du Ponant. Les autorités locales, qui essayaient de juguler le danger que ces marginaux faisaient courir à leur légitimité, leur en furent tout d'abord reconnaissantes, puis elles craignirent que les ambitions commerciales et militaires de ces étrangers venus des antipodes ne fussent plus dangereuses que celles de leurs propres prédateurs, qui cherchaient moins à fonder des empires qu'à partager les acquêts du trafic maritime. Ainsi, au fil des siècles, la mer de Chine devint un vaste marché où le plus fort imposa sa loi, dans une surenchère dont il était difficile, au temps de la marine à voile, d'esquisser le terme et ses conséquences.