Jérusalem, à rebours de son image

Ville muséifiée, ville cloisonnée, ville disputée… Jérusalem est aussi le cœur battant d’une nouvelle scène artistique, underground et subversive, qui bouscule les stéréotypes et les clivages religieux.

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Les graffeurs Solomon Souza et Belen Hahn.© Chloé Demoulin

Plus que bien d’autres cités, Jérusalem souffre de sa réputation. Les Israéliens ont tendance à réduire la ville trois fois sainte à sa fonction primaire: celle d’un lieu où il est bon d’aller prier. A l'opposé de Tel-Aviv, symbole d’une Israël moderne et ouverte sur le monde, passage obligé de ceux qui veulent s’amuser. Dans l’esprit de beaucoup de nouveaux immigrants installés sur la côte méditerranéenne du pays, Jérusalem est même perçue comme un arrière-pays étouffant, en raison du grand nombre de juifs ultra-orthodoxes qui y vivent et y pratiquent un mode de vie austère. A cela s’ajoute l’image d’une ville à la géographie conflictuelle, régulièrement meurtrie par les violences entre juifs et musulmans.

Loin du portrait qu’en dressent habituellement les médias occidentaux, Jérusalem fourmille de vie, d’initiatives culturelles et de modernité. Il suffit de se promener un soir dans le marché Mahane Yehuda, à deux stations de tramway de la gare centrale, pour s’en rendre compte. Depuis plusieurs années, ce lieu historique est investi à la tombée de la nuit par une myriade de bars et de restaurants, prisés par la jeunesse jérusalémite. A tel point que certains soirs, le visiteur peine à fendre la foule agglutinée sur les terrasses éphémères qui se sont emparées des étroites ruelles du shouk (marché, en hébreu).

C’est sur les devantures métalliques closes des échoppes de légumes, de poissons ou d’épices que s'affiche la manifestation la plus emblématique de cette révolution culturelle: une galerie de portraits colorés peints à la bombe depuis 2015 par le graffeur Solomon Souza. «Peindre dans la rue est une expérience unique, les gens m’adressent tant de commentaires positifs, c’est enrichissant», témoigne cet Israélien de 23 ans à l’accent britannique et au phrasé timide. Autodidacte, le jeune homme est né en Angleterre d’une mère artiste qui s’assurait qu’il ait «toujours un crayon et une feuille entre les mains». Nez enfoui dans un masque qui le protège des vapeurs de peinture et écouteurs crachant du rap anglais dans les oreilles, Solomon Souza a croqué plus de 180 personnalités, Einstein, Golda Meir ou encore Gandhi… «Ce sont des modèles d’activisme individuel. Nous souhaitons que les gens se sentent inspirés par le destin de ces personnages, que cela les pousse à s’engager pour un monde meilleur», proclame Belen Hahn, ambitieux camarade de Solomon et producteur du projet.

Certains observateurs, confortés par le titre d’un article paru en février 2016 dans le Washington Post, «Deux gars transforment un vieux marché de Jérusalem en galerie de portraits de célèbres juifs», pointent l’absence de personnalités arabes dans ce trombinoscope géant. «C’est inexact», précise Solomon Souza avec le flegme habituel qui le caractérise, citant la célèbre Arabe israélienne, présentatrice de la chaîne de télévision Arutz 2, Lucie Aharish, ou encore le Palestinien Fayez Abu Hamdia devenu populaire pour avoir sauvé cinq jeunes juifs d’un lynchage début 2015 à Hébron, en Cisjordanie. «Nous n’avons pas choisi le shouk par hasard, ajoute Belen Hahn. Ce marché a été fondé conjointement par des commerçants juifs et arabes. Toutes les couleurs du spectre de Jérusalem s’y retrouvent. Cela prouve que la coexistence est possible.»

Ce 31 juillet 2016, la terrasse du Freddy Lemon, un pub situé au début de la ruelle la plus animée du shouk, est prise d’assaut par de jeunes spectateurs. Entre deux commandes de bières, ils alignent des chaises en plastique au premier rang afin de ne pas rater une miette du spectacle de slam (poésie déclamée) qui doit s’y tenir. De prime abord, Arik Eber semble réservé, presque trop calme pour être de ceux qui aiment monter sur scène. Mais cet Israélien de 34 ans, au regard rieur et à la barbe généreuse, est l’un des cinq slameurs à se produire ce soir-là. «Jusqu’ici la scène slam était un peu balbutiante en Israël, réservée à un petit groupe d’initiés», explique-t-il en se roulant une cigarette. Directeur et cofondateur de l’association Poetry Slam Israël en 2011, il se réjouit d’avoir élargi son audience. «Cela reflète bien l’évolution de Jérusalem. Le shouk s’est rempli de monde, il y a enfin des choses à faire!»

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Arik Eber lors de son slam au Freddy Lemon, le 31 juillet 2016. © Chloé Demoulin

Cette évolution s’accompagne souvent de rencontres inattendues entre modernité et tradition. Quelques minutes avant le début de la représentation, un religieux ultra-orthodoxe passant par là en livre un parfait exemple. Venu haranguer les jeunes afin qu’ils respectent les règles du shabbat et de la kashrout (code alimentaire prescrit par la loi juive), l’homme accepte volontiers le micro que les slameurs lui tendent et finit son prêche… en rythme et en musique, sous le regard amusé des badauds et les applaudissements nourris de l’assistance.

C’est dans cette ambiance bon enfant que la soirée, placée sous le signe de l’humour, se poursuit. Chaque slameur déclame l'une de ses oeuvres personnelles, mais aussi un texte spécialement conçu pour décrocher le titre de «pire poésie jamais écrite». Au micro, Arik Eber se révèle enfin. A l’applaudimètre, son flow jouissif et sa rythmique entraînante sortent incontestablement du lot. Son récit dramatique sur les restes de café qui bouchent inlassablement l’évier de sa cuisine a su faire mouche. «J’aime écrire sur les aspects drôles et légers de la vie quotidienne, mais j’aborde aussi des thèmes politiques»confie-t-il. Né en Russie avant d’être élevé à partir des années 1990 dans la colonie israélienne de Pisgat Zeev, située dans la partie palestinienne de Jérusalem, le jeune homme est notamment l’auteur d’un texte sur la difficulté d’habiter dans une ville tailladée, lacérée, balafrée par les frontières entre Juifs et Arabes, mais aussi entre religieux et laïcs.

Arik Eber aime slamer sur les aspects drôles et légers de la vie quotidienne. Son slam sur du café noir bouché dans un évier a su faire rire le public du Freddy Lemon.

Ces frontières, Maayan Levi, 24 ans, et Paola Rubiola, 23 ans, ont décidé de les défier. Ces deux petits bouts de femmes, aux silhouettes longilignes, sont à l’origine, fin 2014, du premier groupe féminin de skateboard de la ville, baptisé JSG, les Jerusalem Skater Girls. «Maayan est notre meneuse. Elle arrive toujours avec de nouvelles idées, toutes plus insensées les unes que les autres. Un jour, elle a dit que nous devrions lancer un groupe. Au début, c’était une blague. Mais on l’a fait!» confie la douce Paola, pleine d’admiration pour sa meilleure amie. «Le reste de notre équipe est très disparate, précise Maayan, la brunette du duo. Deux ultra-orthodoxes, une musulmane, une lesbienne, une Russe, une petite fille et même une maman! Chacune à notre façon, nous brisons les stéréotypes. D’une certaine manière, nous sommes féministes, mais ce n’est pas cette cause qui nous motive. Ce que nous revendiquons, c’est de pouvoir skater librement, de nous amuser».

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Paola Rubiola, l'une des membres du Jerusalem Skater Girls. © Chloé Demoulin

«Au départ, les gens ne nous disaient rien, mais nous sentions bien qu’ils nous jugeaient», se souvient Paola, arrivée en Israël en 2005 du Panama. Tout change au moment des célébrations de la Pâque juive, en 2015. Avec leurs maigres économies, les deux copines organisent une compétition féminine de skateboard - la première du genre en Israël - dans le nouveau skatepark du parc de la Cloche de la Liberté de Jérusalem, proche de la vieille ville. En cette période de vacances, l’endroit est fréquenté par de nombreuses familles religieuses, venues accompagner leurs enfants qui font du roller. «La plupart des parents pensaient peut-être que leurs filles étaient trop délicates pour faire du skateboard, qu’elles risquaient de se blesser. Mais quand ils ont vu les capacités, le talent qu’elles pouvaient développer, ils ont été fiers», raconte Paola. Désormais, le logo des JSG, une chaussure à talon juchée sur une planche à roulettes à l’intérieur d’un triangle rouge de signalisation, s’affiche fièrement sur les pentes du skatepark. Inspirées par d’autres communautés féminines de skateuses à travers le monde, comme les Skate Chica originaires d’Amérique du Sud, les deux autodidactes souhaitent servir d’exemple à une nouvelle génération de filles désireuses de percer dans l’univers du skateboard professionnel, peu développé en Israël.

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Maayan Levi et Paola Rubiola au skatepark de Jérusalem, le 19 février 2016. © Chloé Demoulin

Pour autant, les JSG savent que la bataille pour l'émancipation des adolescentes et des jeunes femmes en Israël, particulièrement à Jérusalem, n’est pas encore gagnée. La preuve: fin 2015, elles découvrent un reportage les concernant dans le magazine américain Vogue sous le titre «Rencontre avec les Tel-Aviv Skater Girls». Comme si l’association de Jérusalem avec un groupe de skateuses n’était pas politiquement correcte. Ironie de l’histoire, c’est l’audace de Maayan et Paola qui, depuis, a encouragé la création d’un groupe similaire à Tel-Aviv et dans d’autres villes à travers le pays, comme à Beer-Sheva. De l’audace, il en a fallu également une bonne dose à Yossale, 23 ans, pour descendre d’un taxi à deux cents mètres à peine du Mur des Lamentations coiffé d’une perruque blonde platine, vêtu d’une robe ultra-moulante et juché sur des talons vertigineux. 

Yossi, de son vrai prénom, est à la tête d’un groupe de drag-queens baptisé Allah Nash qui se produit toutes les deux semaines depuis deux ans dans l’unique bar homosexuel de la ville, le VideoPub. «Un homme dans une robe, il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire!» s’exclame le jeune Israélien. Mais dans la ville trois fois sainte, très loin de l’esprit de tolérance qui règne à Tel-Aviv, l'une des capitales mondiales de la communauté homosexuelle, cette apparition digne des plus grandes divas américaines est loin d’être une évidence. En Israël, tout le monde a encore en mémoire l’assassinat de cette fille de 14 ans par un extrémiste religieux lors de la Gay Pride en 2015.

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Yossale, à la tête du groupe de drag-queens Allah Nash, se produit régulièrement à Jérusalem. © Chloé Demoulin

Ce 31 août 2016, le petit sous-sol dans lequel se tient le spectacle d’Allah Nash fait salle comble. Dans le public, des habitués, pour la plupart des étudiants, quelques touristes, mais aussi trois ou quatre juifs pratiquants, kippa sur la tête. En bonne maîtresse de cérémonie, Yossale commence à chauffer la salle, interpellant un tel ou raillant les goûts vestimentaires d’un autre. «La plupart du temps, j'improvise, lance le travesti en rabattant crânement les mèches de sa perruque en arrière. J’aime parler de notre environnement ici, en Israël. Il arrive que j’évoque parfois aussi l’armée ou la religion, mais il est hors de question de tenir un discours politique. Nous sommes là pour nous amuser.» Les deux heures qui suivent alternent chorégraphies et playbacks sur fond de standards pop américains ou israéliens, pour le plus grand plaisir d’un public conquis.

Derrière chaque personnage, drôle ou émouvant, chaque perruque, rousse ou brune, chaque visage maquillé à outrance, se cache une troupe éclectique d’artistes dont la moyenne d’âge ne dépasse guère 25 ans. L’un d’entre eux fait actuellement son service militaire au sein de l'armée israélienne, un autre est Arabe israélien, plusieurs, comme Yossi, sont issus de familles ultra-orthodoxes. «Quand j’en ai parlé à mes parents, ma mère a vraiment été très compréhensive, elle m’a même donné des conseils de maquillage. Avec mon père, ça a été plus difficile, il n’a plus voulu me parler pendant un certain temps, raconte-t-il avec pudeur, sans s’éterniser sur cet épisode douloureux. Mais il y a quelques jours, il a liké l'une de mes photos sur Facebook. Aujourd’hui, quand je me balade dans la rue, avec mon sac à main, les gens me pointent du doigt, mais je m’en fiche. Je suis tel que je suis et je l’assume.» Yossi met un point d’honneur à «rester» à Jérusalem pour préserver «l’équilibre» dans cette ville où, dit-il, «les religieux sont de plus en plus nombreux».

Trouver un équilibre entre culture moderne et religion, voire marier les deux, c’est le pari fou que relève depuis 2013 le chanteur Michael Meresse avec son groupe de musique 60 Reebo. «Nos chansons mêlent des sons punk, electro, metal, à des textes sacrés en hébreu ou en araméen», résume cet Israélien de 37 ans. Originaire de Tel-Aviv, ce père divorcé de deux enfants, qui a troqué son look punk contre les habits noirs traditionnels des ultra-orthodoxes, nous a donné rendez-vous, un jour de septembre, dans la première galerie jamais ouverte par la communauté ultra-orthodoxe au sein d'un quartier religieux de Jérusalem, où l'un de ses amis expose ses tableaux. «Nous avons un parcours similaire. Lui était surfeur, il peignait; moi, j’étais chanteur. Nous sommes tous les deux devenus religieux.»

Les impératifs de sa conversion auraient voulu que Michael abandonne sa passion. La plupart des pratiquants renoncent même à écouter de la musique moderne. Mais cet amoureux de groupes mythiques comme les Doors ou Black Sabbath en aurait trop «souffert». «Cela m’a demandé du courage, avoue-t-il, parce que c’est contraire à ce que le courant ultra-orthodoxe attend d’un fidèle. Mais, pour moi, être un bon croyant, c’est ne pas mentir sur ce qu’on est.»

Encouragé par la lecture de la Torah et du Talmud, dans lesquels il découvre «beaucoup d’espace pour la création et la possibilité de penser différemment», mais aussi des «textes sombres, plein d’humour noir et de provocation», le chanteur dresse un parallèle entre judaïsme et musique punk: «La plupart des prophètes haranguaient la foule, ils délivraient des vérités difficiles à entendre et demandaient aux gens de penser à ce qu’ils avaient fait de mal. On retrouve la même énergie, le même rapport à l’obscurité dans le punk.» Face à ce mélange des genres surprenant, les «réactions sont partagées, mais elles sont de plus en plus positives », se félicite Michael Meresse. En opérant ce grand écart, le chanteur espère bien continuer à faire évoluer la perception de chacun: «Par nos textes religieux, nous attirons un public ultra-orthodoxe qui n’aurait jamais été exposé à l’art ou à une musique moderne, comme le punk. Nous faisons aussi découvrir à une assistance laïque des passages de la Torah dont elle n’aurait jamais entendu parler autrement. En somme, nous construisons des ponts entre les gens.»