Journalisme Susan Orlean Journalisme Susan Orlean
© Larry D. Moore

Susan Orlean et les gens ordinaires

En 1973, Tom Wolfe inventait l’expression «Nouveau Journalisme» pour désigner ce type de reportage à mi-chemin du récit et du roman. L’auteur et directeur du programme de journalisme littéraire à l’Université de New York Robert S. Boynton reprend le flambeau et actualise le propos en exposant l’importance et la variété du journalisme littéraire contemporain à travers une série d’entretiens avec les grands noms du reportage telle Susan Orlean.

La journaliste du New Yorker Susan Orlean est réputée pour ses histoires décalées sur les gens ordinaires qui échappent habituellement aux radars du public, des gens ordinaires en qui elle parvient à déceler l’extraordinaire. On pourrait citer le portrait d’un garçon de dix ans, celui d’une femme de la banlieue du New Jersey qui garde des tigres, ou celui d’un chauffeur de taxi new-yorkais qui se trouve être également le roi des Ashantis. «Si on l’examine de près, même la vie la plus ordinaire se révèle magnifique et exceptionnelle, à mi-chemin entre la routine et l’héroïsme», écrit-elle dans l’introduction de The bullfighter checks her makeup: my encounters with extraordinary people (2001). «Je crois vraiment que l’on peut écrire sur tout, à partir du moment où ça nous intéresse. Mes histoires m’intéressent: c’est la seule et unique raison qui fait que je les raconte. Le défi consiste à réussir à les raconter de façon que d’autres personnes s’y intéressent autant que moi.»

Quels sont les types de sujets qui vous attirent?
Je ne fais pas du journalisme d’investigation, je ne suis pas à la recherche d’une histoire cachée, ni d’une machination qui se dissimulerait derrière les apparences. J’aime tomber sur une idée et songer: «Oh! Et dire que c’était sous mes yeux depuis si longtemps!» Mes histoires se répartissent en deux catégories: cette partie de la vie quotidienne à laquelle on n’arrête jamais de penser, d’un côté; et cette sous-culture que j’ai remarquée mais à laquelle je ne connais rien, de l’autre. Un bon exemple pour la première catégorie, c’est un article que j’ai écrit sur un supermarché. Un jour, j’étais au supermarché, et j’ai parlé au gérant de la manière dont fonctionne un supermarché (All mixed upThe New Yorker, 22 juin 1992). Ça avait l’air d’être un univers complexe, au fonctionnement digne de celui des Nations Unies (ce qui est une comparaison plutôt pertinente). Je tenais là un dénominateur commun majeur: on est tous allés au supermarché des milliers de fois, ça fait partie de notre monde, mais nous n’avons jamais songé à nous demander comment ça fonctionne. Pour la seconde catégorie, je citerais le portrait que j’ai fait d’un groupe de chanteurs de gospel (Popular chronicles: devotion roadThe New Yorker, 20-27 février 1995). J’ai été ébahie de découvrir un monde si important, avec ses stars, ses sagas, ses mythes, son histoire, ses millions d’adeptes, dont je n’avais jamais soupçonné l’existence au cours de ma petite vie. C’est le genre d’histoires pour lesquelles je suis plutôt une voyageuse ou une exploratrice, en opposition aux fois où j’écris sur ma propre vie. Je mets une sorte de zèle missionnaire à montrer à mes lecteurs que le monde est plus complexe qu’il n’en a l’air. J’essaie de les rendre plus curieux de choses qui ne les intéresseraient pas normalement. J’ai le pouvoir de dire: «Votre voisin, le chauffeur de taxi dont vous pensiez qu’il n’était personne, est en réalité un personnage fascinant! Venez avec moi, je vais vous montrer…» Mes lecteurs n’ont pas le temps de fouiller ces choses-là, moi si.

Retournez-vous régulièrement à certains thèmes ou à certains sujets?
Je ne crois pas avoir vraiment de fil rouge. Je n’arrive pas à imaginer un sujet auquel je ne pourrais pas m’intéresser. C’est peut-être ça, mon fil rouge. J’adore découvrir les passions des gens, mais je ne m’intéresse pas vraiment à ce qui les passionne. Comme je l’écrivais dans Le voleur d’orchidées: «Je suis malgré tout animée par une passion anodine: comprendre les émotions de ceux qui se focalisent sur un objet.» Ce qui m’intéresse, c’est ce autour de quoi tourne la vie des gens. C’est souvent une chose pour laquelle je n’ai personnellement aucune attirance, ce qui me donne encore plus envie de comprendre comment se manifeste une telle émotion chez quelqu’un. Je m’intéresse à la manière dont les gens, moi comprise, vivent l’étrange expérience qu’est l’existence.

De quoi avez-vous besoin pour qu’une idée devienne une histoire?
Ce que j’attends d’une histoire est purement émotionnel, instinctif, viscéral. La seule question que je me pose sur un sujet, c’est: Est-ce que ça m’intéresse? Est-ce que je me pose vraiment des questions là-dessus? Est-ce que la passion de cette personne m’intrigue et me fascine? C’est seulement avec le recul que je comprends ce qui m’a attirée vers une histoire. J’essaie de nuancer quand les gens me disent que j’aime les excentriques. Ce n’est pas le cas, je ne suis pas là à me dire: «Tiens, je vais chercher un autre excentrique sur lequel écrire.» Je suis sans cesse en train d’essayer de me démarquer de ce qu’on considère comme «mon» genre d’histoire. Il y a quelques années, par exemple, quelqu’un m’a demandé si j’accepterais de faire le portrait d’Al Gore pour le New Yorker, et je me suis dit que ce serait vraiment super. Ça n’avait rien à voir avec le genre d’histoires auxquelles ont m’associe en général, et c’est aussi ce qui rendait le défi encore plus excitant, évidemment.

Comment mesurez-vous votre enthousiasme pour une histoire?
Je me retrouve à en parler à tous les gens que je connais. Si ce n’est pas le cas, si je n’arrive pas à transmettre mon intérêt, c’est que quelque chose ne colle pas. Je fais le même test quand je rentre de reportage: j’aime parler de ce que j’ai trouvé. C’est une bonne manière de me rendre compte de ce que je pense vraiment. C’est la manifestation la plus pure, la plus sincère de l’excitation que peut me procurer un papier.

En parlez-vous à tout le monde ou seulement à certaines personnes?
Surtout à mon mari, mais aussi à quelques amis. Des fois aussi, je m’écoute parler à un groupe de personnes, lors d’un dîner, par exemple. Je teste différentes anecdotes sur les gens pour voir si elles fonctionnent, en les racontant de plusieurs manières différentes. Ecrire, c’est savoir captiver les lecteurs, les charmer pour qu’ils se sentent concernés par une histoire par laquelle ils ne seraient pas très attirés. Et il n’y a pas de meilleure manière de voir si ça fonctionne qu’en parlant devant une assemblée.

Le type d’histoires que vous écrivez ne doit pas être facile à défendre face à un rédacteur en chef. Comment faites-vous pour le convaincre?
Je déteste faire des propositions écrites, ou même parler d’une histoire en amont en disant: «Je veux écrire un article sur les enfants clowns», ou je ne sais quoi. En général, je n’arrive pas à décrire ma proposition de sujet en plus de deux ou trois mots: je trouve que les propositions sont assez hypocrites, puisque, à ce stade, je ne sais pas encore de quoi va parler mon histoire. Si vous en savez déjà assez pour décrire précisément de quoi elle va parler, c’est qu’elle n’est sûrement pas très attrayante. A ce point de ma carrière, ce que je vends à mon rédacteur en chef, c’est avant tout ma sensibilité. Il va me répondre «Très bien, je vois ce qui te plaît là-dedans» ou «Bon, si tu penses que c’est intéressant, je te suis». Son travail se résume plutôt à m’aider à faire le tri dans mes idées et dans ce qui m’enthousiasme, en me demandant si je suis bien certaine que c’est l’histoire que j’ai envie d’écrire.

Comment s’opère ce tri?
Si, comme je le disais, je peux être intéressée par n’importe quel sujet, j’ai aussi un petit problème d’engagement. Je suis d’abord excitée par une idée, puis je deviens nerveuse et je pense: «Non, ça ne va pas, ce n’est pas assez consistant.« Je suis du genre à m’inquiéter. Beaucoup d’histoires ne passent donc pas le cap de cette phase d’inquiétude.

Qu’est-ce qui va faire qu’une idée va finir par vous convaincre?
J’ai besoin de sentir que le sujet continue de se développer, qu’il ne se rétracte pas. Chaque fois que je me penche dessus, il faut que j’y trouve de plus en plus de choses. Dans Le voleur d’orchidées, j’ai écrit: «Ce genre d’histoires a parfois davantage de fond qu’il n’y paraît, un aperçu sur la vie se déployant à la manière de boules de papier japonaises qui s’épanouissent quelques instants après qu’on les a laissées tomber dans l’eau.» Parfois un sujet peut avoir l’air insignifiant au premier abord, je dois donc m’assurer qu’il ne le reste pas. Parce qu’il arrive que les choses insignifiantes soient vraiment insignifiantes.

Quelle proportion des histoires qui vous ont attirée deviennent des histoires que vous menez à bien?
Difficile à dire. Il y a un paquet d’histoires que j’adorerais traiter, mais je n’ai simplement pas le temps de m’y consacrer. Par exemple, j’ai entendu parler d’une communauté de fanatiques du pain. C’est un groupe de gens qui entretiennent une bactérie qui fait du levain depuis un siècle. Ils l’appellent la «pâte maternelle», et tous les membres en possèdent une portion. J’ai rencontré un type qui a collecté des cultures de levain dans le monde entier. Mais je n’ai pas trouvé le bon moment pour m’y mettre. En général, quand je commence à m’échauffer pour une histoire mais que ça ne se fait pas rapidement, je n’y reviens pas. Je finirai sûrement par ne jamais m’en occuper. Il y a aussi le cas d’une histoire qui a l’air intéressante, mais, quand on creuse un peu, on se rend compte que ça ne colle pas. Soit le personnage principal n’est pas aussi attirant que je l’avais espéré, soit le sujet a déjà été largement traité par la presse, ce qui annihile en général mon intérêt. J’avais, par exemple, songé à faire un portrait de la plus ancienne agente de change de New York encore en activité (elle avait huitante-neuf ans). Je l’ai appelée pour lui en parler, et elle m’a répondu: «Je vais vous envoyer les enregistrements de mes pas- sages à la télévision. J’ai déjà été sur CNN, CNBC…» J’ai alors compris que l’histoire n’était pas pour moi. Elle était déjà rompue à l’exercice de la presse, ce qui ne me plaisait pas. Plutôt que de me retrouver avec quelqu’un d’impatient qui a déjà un attaché de presse, je préfère que la personne en face me résiste un peu.

Beaucoup de vos histoires sont directement inspirées de votre vie. Comment cela se passe-t-il: vous avez simplement une nouvelle perspective sur quelque chose que vous aviez sous les yeux et vous vous mettez à écrire dessus, ou y a-t-il une vraie séparation entre votre vie et votre travail?
Il y a une vraie séparation. Un jour, par exemple, j’étais chez le coiffeur et j’écoutais les conversations autour de moi. J’ai pensé: «Bon sang, ça ferait une super histoire si j’écrivais sur l’interaction des gens dans un salon de coiffure. «J’aurais pu aller faire mon reportage à un autre endroit, mais je connaissais déjà ce salon, je savais que le type qui me coupait les cheveux était un sacré personnage, et il y avait certains détails concernant ce lieu, comme sa taille, qui le rendaient parfait pour mon histoire (Popular chronicles: short cutsThe New Yorker, 13 février 1995). Mais je suis délibérément revenue une autre fois, avec ma casquette de journaliste, pour interviewer les gens. J’écris rarement des histoires autobiographiques. J’écris toujours en tant que journaliste.

Ecrivez-vous seulement sur des idées personnelles ou vous arrive-t-il d’écouter les suggestions d’éditeurs ou d’amis?
J’aime qu’on me suggère des idées, mais je ne les suis presque jamais. D’abord parce que les gens me proposent toujours des sujets qu’ils pensent être susceptibles d’être des «histoires à la Susan Orlean». C’est comme si j’avais quelqu’un pour m’habiller! Or j’ai un goût plutôt excentrique et singulier. Les gens pensent connaître mes goûts, mais, en général, ils se trompent. On m’associe trop souvent à une sorte d’approche kitsch de la culture populaire et du folklore américains, alors que ce n’est pas ça qui m’attire.

Alors d’où tirez-vous vos idées?
Je lis sans arrêt. Je lis des publications spécialisées, destinées à des publics spécialisés: les magazines sur les chiens, sur la chasse, etc. Il n’y a rien de prétentieux, de cucul ou de mignon là-dedans. C’est le monde réel, et ces magazines sont une façon pour ces univers très spécialisés de communiquer avec le monde réel. Lire ces magazines, c’est comme tendre l’oreille à l’argot d’une sous-culture. C’est palpitant. C’est en lisant des magazines de ce genre que j’entretiens la vivacité de mon esprit.

Y a-t-il des régions que vous trouvez intrinsèquement plus ou moins intéressantes?
Non, je suis plutôt œcuménique. Parfois d’ailleurs, c’est épuisant. Je vais me dire: «Oh! Il y a une excellente histoire à raconter sur ce marché annuel des ânes au Maroc.» Et cinq minutes après je vais penser: «Je viens d’entendre parler de ce village sidérant au fin fond de la Patagonie où ils viennent de trouver un squelette de dinosaure qu’ils essaient d’assembler pour attirer les touristes.» Et puis ensuite: «En fait, ce serait vraiment chouette de couvrir le prochain rassemblement des écologistes du mouvement Rainbow de 2003.» Ce n’est pas que je ne tiens pas en place ou que j’ai sans cesse envie de voyager. Dans le fond, si on me disait que toutes mes histoires devaient se dérouler dans la ville de New York, ça m’irait très bien.

Portez-vous un regard différent sur les histoires selon qu’elles se déroulent aux Etats-Unis ou à l’étranger?
Elles sont différentes parce que les sujets à l’étranger possèdent un vernis exotique (exotique pour le lecteur américain, j’entends). L’hypothèse de départ, c’est donc que l’histoire va nous parler d’une culture qui est, d’une certaine manière, différente. Pour les histoires locales, c’est l’inverse. On considère que l’on fait tous partie du même pays, mais il y a en fait toutes sortes de mondes mystérieux et surprenants à l’intérieur de ce pays. Ces mondes sont nouveaux pour mes lecteurs, donc la familiarité apparente permet cet effet de surprise. Alors que les histoires qui se déroulent dans d’autres pays induisent cette différence.

Y a-t-il une raison précise au fait que vous n’écriviez pas souvent sur les célébrités?
Oui: quand je travaille avec des célébrités, elles contrôlent bien mieux la situation que des gens qui ne sont pas célèbres. J’aime m’immerger dans une histoire et, dans le cas d’une célébrité, je n’en ai généralement pas l’occasion. J’ai écrit sur beaucoup de gens célèbres à mes débuts et j’ai fini par en avoir marre, sûrement à cause de cette impression de ne pas réussir à raconter l’histoire que je voulais raconter, pour des questions d’accès ou pour d’autres raisons. Aujourd’hui, ça m’a passé, j’ai cessé d’en avoir marre, et je pourrais m’imaginer écrire sur des célébrités. Mais ça devrait se faire dans des conditions beaucoup plus favorables.

Quelles sont les personnes sur lesquelles vous aimez le plus et le moins écrire?
Ce que je préfère, ce sont les gens qui finissent par m’oublier. Qui ne posent pas quand ils voient arriver les caméras. Colin Duffy, un garçon de dix ans sur lequel j’ai fait un article pour Esquire, en est un parfait exemple (The american man at age 10, décembre 1992). Il n’en avait rien à fiche de moi. Les gens sur lesquels j’aime le moins écrire sont ceux qui me ressemblent. Je suis plus attirée par les gens qui ne sont pas comme moi.

Considérez-vous vos écrits comme une série de textes indépendants ou comme les parties d’un tout?
Une grande partie de ce que j’écris apparaît comme une quête, grosso modo, sur le sens de la vie, tant pis si ça sonne comme un cliché. Je veux comprendre ce qui donne un sens à la vie de quelqu’un. Je considère que les cultures sont relatives et je suis curieuse de voir comment les valeurs varient selon les situations ou les régions. Saturday night est une réflexion sur ce thème, qui observe un moment similaire dans différentes situations. Dans Le voleur d’orchidées, en revanche, je ne me suis intéressée qu’à un angle, et je l’ai creusé. Mais le schéma de pensée était le même, on pourrait le résumer en une phrase: «Comment les gens font-ils pour que leurs vies en vaillent la peine?»

Préférez-vous écrire des textes longs ou des textes courts?
J’aime alterner. J’aime avoir la liberté de pouvoir m’enthousiasmer pour un sujet et de savoir que ça pourra être un court article dans la rubrique Talk of the town, et que je ne serai pas obligée d’y consacrer dix mille mots.

Sur combien de projets travaillez-vous à la fois?
Un seul. Il m’est arrivé de travailler sur deux choses à la fois, et je déteste ça. Lorsque je travaille à un papier, il faut que j’arrive à le vivre, afin que toutes mes associations d’idées ou mes inspirations soient tournées vers ce projet.

Quelle quantité de recherches faites-vous avant de vous lancer sur un sujet?
Aucune. Tout ce que j’ai besoin de savoir, c’est que j’ai envie de savoir. Si j’écris sur quelqu’un qui maîtrise bien son sujet, autant apprendre les choses de sa bouche. Je dis à mon interlocuteur: «Je n’y connais rien en musique gospel ou en orchidées, mais vous, c’est votre grande passion. Apprenez-moi.» Je ne cherche pas à entrer en compétition avec lui ou à lui poser des questions «intelligentes». Je n’ai pas d’ego quand je suis en reportage. En outre, souvent, les gens sur lesquels j’écris sont sur la défensive, un peu intimidés par le fait que je sois une journaliste new-yorkaise, souvent envoyée par le New Yorker. Donc, ce serait encore pire si j’arrivais en leur assénant des faits et en essayant de leur montrer à quel point je suis compétente dans leur domaine. Ce serait complètement contre-productif. Au lieu de ça, je leur dis: «Me voilà. Je suis prête à vous écouter.» Je suis une telle pipelette que, si j’en savais trop, je ne serais peut-être pas capable d’écouter les autres autant que lorsque je ne suis pas sur mon territoire et que je patauge un peu. Ma propre vulnérabilité est une composante importante de mon reportage. C’est parfois un peu gênant d’avoir en face de moi des cultivateurs d’orchidées qui déblatèrent en latin et de devoir admettre que je n’y comprends rien. C’est primordial pour moi de rester réceptive et impressionnable, de rester sur le qui-vive. C’est comme une plaie mal refermée: c’est un peu douloureux, mais ça permet de rester en éveil. En général, je commence à comprendre de quoi va parler mon livre une fois que j’ai emmagasiné un peu de connaissances et que j’ai mieux compris ce que je vais devoir découvrir.

Où avez-vous appris le journalisme?
Je n’avais jamais fait de journalisme avant d’être diplômée de l’université. La seule chose que j’avais faite à la fac qui me sortait de l’écriture académique, c’était de la poésie et une critique de livre. Après l’université, je suis allée en Oregon et j’ai été recrutée comme journaliste dans une petite publication appelée Paper Rose. On ne nous avait rien expliqué, j’ai appris sur le tas. Dans mon poste suivant, j’ai eu un rédacteur en chef qui avait travaillé pour le Wall Street Journal et qui avait un côté pédagogue. Il m’a beaucoup appris sur l’art du reportage ainsi que sur les aspects éthiques et légaux qui y sont associés. Ça a été une expérience très importante pour moi.

Avez-vous une routine quand vous êtes en reportage?
Le début de la phase de reportage est très pénible. Voire très contrariant. Je passe mon temps à me demander: «Qu’est-ce que je suis en train de faire? De quoi est-ce qu’il retourne? Quelle est l’histoire que je veux raconter? Peut-être que ce n’est pas une si bonne idée?» Je me sens un peu perdue. J’appelle le journal local pour me présenter et demander si quelqu’un accepterait de prendre un verre avec moi. Je traîne dans les parages, j’entre dans les boutiques ou dans les cafés, je discute avec les commerçants. J’aime aller dans les magasins de seconde main pour voir ce que les gens ont mis au rebut. Je fais des rondes au volant de ma voiture en me contentant d’observer. J’essaie d’atteindre une certaine familiarité avec mon sujet. Souvent, je cherche à mettre la main sur la personne qui va me faire passer au niveau supérieur, qui n’est pas aussi évident à atteindre. Quand j’écrivais sur Midland, au Texas, où se trouve le ranch de George W. Bush, je flânais dans un café du centre-ville quand j’ai commencé à parler à un type qui, assez miraculeusement, s’est révélé être un retraité du pétrole (Letter from Texas: a place called MidlandThe New Yorker, 16-23 octobre 2000). Il m’a emmenée dans sa voiture et m’a fait visiter. J’ai aussi appelé le journaliste du quotidien local qui travaillait sur le pétrole. Je voulais éplucher la ville pour comprendre ce qu’elle avait de si spécial. La question qui me guidait était: «Qu’est-ce qu’il y a dans cette ville pour que Bush soit si fier de crier sur les toits qu’il en vient?»

La manière dont vous menez un reportage aux Etats-Unis est-elle très différente de celle dont vous menez un reportage à l’étranger?
Quand on ne parle pas la langue, ça change tout. Tomber sur quelqu’un par hasard, avoir la chance d’entendre les bribes d’une conversation intéressante – tout ça disparaît. Même si je parle français, je ne suis pas capable de comprendre si facilement les choses. J’ai écrit beaucoup d’articles dans des pays de langue espagnole, où j’ai dû m’appuyer sur un interprète, ce qui est très frustrant.

Comment ça, «frustrant»?
Quand j’engage un interprète, j’essaie toujours de trouver quelqu’un qui se sent concerné, qui a un lien ou une certaine affinité avec mon histoire. Puisque je fais rarement des entretiens classiques, assise sur une chaise, j’ai besoin de quelqu’un qui, d’une certaine manière, va agir comme je le ferais. Je cherche une personne qui va être capable de m’expliquer ce monde, pas simplement de le traduire. Mais, parfois, je n’ai pas d’autre choix que de prendre quelqu’un d’une agence. Mon problème, c’est que, quand j’ai en tête la question précise que je veux poser, je connais probablement déjà la réponse. J’interroge les gens pour les pousser dans leurs retranchements, pour apprendre des choses sur lesquelles je n’aurais pas pensé poser de question. Or je ne peux pas faire ça lorsque je le fais par le biais d’un interprète.

Comment vous organisez-vous lorsque vous êtes en reportage pour un livre ou un long article?
C’est difficile, car on a l’impression de ne jamais y consacrer assez de temps. Je ne sais pas encore de quoi je vais avoir besoin, donc j’essaie toujours d’y consacrer plus de temps que prévu. Mes périodes de reportage sont toujours pleines de temps morts. J’essaie d’organiser quelques rendez-vous avant d’arriver sur place, au moins pour laisser ma nausée existentielle à distance. Si j’ai au moins réussi à caler quelques interviews, ça rend les choses moins stressantes. Les téléphones portables ont vraiment changé ma manière de faire: avant, je devais rester à mon hôtel à regarder CNN en attendant qu’on me rappelle.

Quelle distance pensez-vous qu’il est important de maintenir avec la personne sur laquelle on écrit?
Je n’ai pas l’impression de devoir garder une trop grande distance. Si je peux être invitée au domicile de la personne, c’est un plus. Plus je découvre de choses qui ne sont pas directement liées au sujet, mieux c’est. Tous ces éléments vont enrichir ou élargir ma vision de la personne et de l’histoire.

Vous interrogez beaucoup de gens qui ne sont pas des personnalités publiques. Vous posez-vous la question de l’impact que vos reportages ont sur elles?
Par définition, un journaliste envahit et perturbe la vie des gens. On ne détruit rien, on ne change rien fondamentalement, mais oui, on est envahissant. Je ne réfléchis pas trop aux conséquences de mon travail sur la vie des gens. C’est difficile pour un journaliste d’imaginer son travail sous cet angle. Le mieux, c’est de rester humble et de ne pas se laisser trop impressionner par notre impact et celui de notre lectorat. C’est toujours une surprise pour moi de voir qu’un texte que j’ai écrit a des répercussions. Pour ceux qui sont des personnages publics, rompus à l’exercice de la presse, mon article n’aura quasiment aucune conséquence. Quant aux personnes sur lesquelles j’ai tendance à écrire, très peu de gens de leur entourage lisent le New Yorker, donc ce n’est généralement pas un problème.

Comment préférez-vous approcher quelqu’un une fois que vous avez décidé de l’interviewer?
Je me présente presque toujours sans être présentée, à moins d’être face à quelqu’un de connu qui nécessite d’être approché par le biais d’un tiers. Mais y aller directement est l’approche la plus naturelle. Etre introduit par une autre personne pourrait parfois être un avantage, mais je préfère aller droit vers la source et me présenter à visage découvert. C’est la chose la plus honnête à faire. Et si la personne résiste à cette approche, en général je laisse tomber.

Comment arrivez-vous à convaincre les gens de passer autant de temps avec vous?
La première chose que je leur annonce clairement dès le début, c’est que je n’ai pas besoin qu’ils fassent quoi que ce soit pendant le laps de temps que je vais passer avec eux. Ils n’ont pas besoin de jouer un rôle, ils n’ont même pas besoin de me parler. Ce que je préfère, c’est observer. Donc, si la personne est en train de faire les courses ou de dérouler sa routine quotidienne, c’est l’idéal pour moi: je peux tranquillement lui coller aux basques, être son ombre. Plus je le fais, plus les gens comprennent qu’ils peuvent vraiment rester naturels. Et plus ils sont à l’aise, plus ils me donnent. J’insiste sur le fait que je veux juste traîner avec eux, peu importe ce qu’ils font. Et si l’un d’eux rétorque: «Je fais juste des trucs barbants. Ça n’a aucun intérêt de me regarder faire ça.» C’est souvent là que c’est le plus difficile de convaincre les gens de me consacrer du temps. Je dois leur faire comprendre que mon truc, c’est justement les trucs barbants. Que je suis heureuse d’être une plante verte dans le décor. C’est parfois très difficile pour les gens de faire ce qu’ils font d’habitude sans que ma présence les influence. Ça m’a posé beaucoup de problèmes lorsque j’écrivais Saturday night, consacré aux occupations des Américains à travers tout le pays le samedi soir. S’ils faisaient quelque chose de banal ou d’ennuyeux, c’est exactement ce que je voulais voir. Je passais mon temps à les dissuader d’organiser une fête ou de planifier un événement exceptionnel pour me faire plaisir: c’est précisément ce que je voulais éviter.Ça a été une bonne leçon quand les rôles se sont inversés et qu’un journaliste m’a dit qu’il voulait juste venir me voir et m’observer au travail. Comme tout le monde, j’ai répondu: «Mais c’est ennuyeux, il n’y a rien à voir, ça n’a aucun intérêt de me regarder faire ça.» C’était aussi parce que je ne voulais pas que les gens sachent à quel point je perds du temps quand je suis censée travailler.

A quel moment annoncez-vous à vos interlocuteurs le temps et l’accès dont vous allez avoir besoin?
J’essaie d’éviter de dire de combien de temps j’ai besoin, parce que ça leur ferait peur. Je reste vague, je dis quelque chose du genre: «Je viendrai la semaine prochaine et je serai là pour quelques jours, donc je serai heureuse de tout le temps que vous pourrez me consacrer.» Je suis chagrinée quand quelqu’un me répond qu’il pourra par exemple me voir «de onze heures à onze heures quarante-cinq». Dans ce cas, je reconsidère mon histoire. Mais, en général, ça n’arrive qu’avec les célébrités ou les gens soi-disant importants. Sinon, avec les gens normaux, je suis presque sûre qu’une fois que je vais les voir et qu’ils auront compris comment je gère mon temps avec eux, je vais pouvoir obtenir tout le temps dont j’ai besoin.

Y a-t-il un endroit particulier où vous aimez mener des interviews?
J’essaie de m’entretenir avec les gens dans un environnement où l’on peut discuter tranquillement. Lorsque je rencontre quelqu’un chez lui, c’est comme si je passais sa vie au peigne fin. Je suis capable de recueillir des milliers de petits indices sur qui il est, sur la façon dont il dirige sa vie. J’ai besoin de connaître le contexte de sa vie pour le comprendre. Maintenant, ce n’est pas toujours à la maison que les gens se sentent le plus chez eux. Si, par exemple j’interrogeais un ponte de Wall Street, il pourrait aussi bien se sentir chez lui dans le restaurant à la mode qu’il fréquente. Ce que j’essaie d’éviter, c’est de rencontrer la personne dans un endroit avec lequel elle n’a aucun lien. Un jour, j’ai interviewé Hillary Clinton dans le studio où le magazine venait d’organiser une séance photo. Horrible. Il n’y avait rien d’elle là-bas. C’était complètement stérile. Mais je n’avais pas pu trouver un meilleur endroit pour l’interroger, son planning était trop chargé. Je tâche d’interviewer les gens dans des lieux qui leur sont familiers. J’avais obtenu de Laroche qu’il m’emmène aux foires d’orchidées parce que c’est là qu’il passait le plus de temps. Mais je préfère quand c’est la personne elle-même qui décide de m’emmener quelque part. Ça semble plus naturel dans ce sens. Une fois, j’écrivais sur l’artiste Frank Stella, et on est allés ensemble à un tournoi de squash. Comme c’était un grand amateur de squash, c’était naturel pour lui d’assister à ce tournoi. Mais c’était aussi une chance pour moi de pouvoir écrire sur lui dans un environnement totalement inattendu, mais dans lequel il était très à l’aise. J’aime quand ce genre de moment se produit: c’était plus surprenant que d’aller avec lui au musée.

Comment commencez-vous une interview?
On discute. On parle de tout et de rien. Je mène mes interviews comme des conversations. Ce qui veut dire que je dois souvent revenir en arrière pour poser les questions que j’ai oublié de poser. Mais j’aime que les entretiens se déroulent de façon naturelle, qu’ils suivent leur propre cheminement.

Préparez-vous des questions à l’avance?
Non. Etre vulnérable fait partie de la dynamique que j’instaure entre mon interlocuteur et moi. Les gens ont tendance à ne pas faire confiance aux journalistes qui viennent de la grande ville, et a fortiori de New York: il faut prouver que vous n’êtes pas arrogant, que vous n’êtes pas là pour vous moquer d’eux, que vous êtes au contraire ouvert et que vous voulez sincèrement apprendre d’eux. C’est important que la personne que vous interviewez se sente un peu plus puissante qu’elle ne l’est habituellement. Ça équilibre la relation, en un sens.

Préférez-vous prendre des notes ou enregistrer?
Je prends des notes dans un mélange un peu négligé de sténo et d’écriture en toutes lettres. Je ne suis pas très bonne pour la prise de notes. J’ai toujours mon calepin à portée de main, mais je ressors souvent d’une longue interview avec très peu de notes.

Pourquoi n’enregistrez-vous pas vos interviews?
La plupart du temps que je passe à parler avec les gens, ce n’est que du blabla. Je parle de plein de choses qui n’ont aucun rapport avec l’histoire, juste pour mieux comprendre la personne que j’ai en face de moi. Je peux passer des heures à parler maquillage, par exemple. Est-ce que j’ai vraiment envie d’enregistrer des heures à ce sujet?

Jouez-vous un rôle pour inciter votre interlocuteur à s’ouvrir à vous?
Si vous demandez aux gens sur lesquels j’écris de me décrire, je pense qu’ils me trouveront plus jeune que je ne le suis vraiment, et un peu plus timide aussi. Un peu plus naïve. Les gens ont parfois tendance à me materner un peu, alors je les laisse faire. Je ne joue pas non plus les idiotes qui ont besoin qu’on les protège, mais j’essaie de ne pas avoir l’air trop habile ni trop sophistiquée. Dans le fond, ce n’est pas que par calcul, je suis plutôt comme ça quand je suis loin de chez moi, inquiète pour mon histoire, plus exposée que d’habitude. Laroche avait ce sentiment un peu protecteur envers moi: «Qu’est-ce qu’une jeune fille comme toi fait dans le coin?» Il faisait toujours comme s’il était exaspéré par ma bêtise et blaguait sur le nombre de fois qu’il devait me répéter le nom d’une fleur.

Adhérez-vous à certaines règles de base (comme la confidentialité, les propos anonymes, etc.)?
Je pars du principe que rien n’est confidentiel. Les seules fois où j’évoque cette question, c’est quand on aborde des sujets un peu délicats. Dans ce cas, je propose à la personne de me raconter l’histoire de manière confidentielle, pour l’encourager à s’ouvrir. Je prends le temps de lui expliquer que je vérifierai ses informations, je m’assure qu’elle a bien compris. Je veux qu’elle sache qu’elle va avoir l’opportunité de corriger toutes les erreurs factuelles que je ferais. Mais je ne laisse jamais personne relire l’histoire avant qu’elle soit imprimée.

Dans quelles proportions dévoilez-vous des informations sur vous-même ou sur votre projet pendant une interview?
Je n’encourage pas les gens à me poser beaucoup de questions sur moi-même, même si je ne les ignore pas, et je ne refuse pas d’y répondre. Mais, si je fais bien mon boulot, ils ne vont pas passer leur temps à penser à moi. C’est moi qui serai concentrée sur eux. Je ne me sers pas de mes propres expériences pour faire la conversation ou pour créer de l’empathie («Mon gars, je comprends vraiment ce que tu me racontes, parce que moi, une fois…») C’est en partie parce que, pour la plupart des gens sur lesquels j’écris, je n’ai pas de point de comparaison avec ma vie. Je suis une oreille enthousiaste, un œil qui ne juge pas, et c’est comme ça que je crée l’empathie.

Le moment où vous allez choisir de parler à telle ou telle personne a-t-il une importance dans le processus d’interview?
En général, c’est secondaire. Je commence avec le personnage principal et je reste avec lui. Je ne me fraie pas un chemin jusqu’à la personne principale. Je tente le tout pour le tout. J’attends la fin des interviews pour poser les questions les plus gênantes. Surtout parce que je suis une trouillarde. Parfois, si la question est particulièrement embarrassante et personnelle, je fais les derniers entretiens par téléphone. Cela permet à la personne d’avoir un peu plus de dignité et de se sentir plus en sécurité que si je suis assise en face d’elle. Un jour, j’ai dû interroger quelqu’un sur un inceste dans sa famille. C’était la question la plus difficile que j’aie jamais eue à poser, donc j’ai attendu qu’on soit au téléphone. C’était extrêmement inconfortable, mais j’ai trouvé plus juste pour lui de lui poser la question de cette façon.

Vous arrive-t-il de reconstituer des scènes ou ne racontez-vous que les scènes auxquelles vous avez assisté? Si oui, comment abordez-vous le reportage quand il s’agit de reconstituer une scène?
Si je dois reconstituer une scène, je m’assure que cela se voie. Je la décris de façon que ce soit clair que je ne suis pas en train de l’observer. Je ne suis pas très à l’aise (et même carrément gênée) quand un auteur décrit la scène comme s’il y était alors qu’il était impossible qu’il y soit. Le pire, c’est quand il affirme avoir reconstitué les pensées d’un protagoniste. Il y a d’autres façons de brosser un portrait intime et marquant. Ecrire «Il pensa alors que…» me paraît invraisemblable. C’est une règle d’or. On n’écrit pas des choses comme ça. Cette croyance qui insinuerait que l’auteur voit à travers les murs et dans l’esprit des gens m’apparaît comme une excroissance fâcheuse du Nouveau Journalisme. Ça, c’est le rôle de la fiction. On a déjà assez d’occasions de mettre de l’humain, sans avoir à inventer ce que pensent les gens. Sans non plus taper sur l’épaule du lecteur, on peut assez facilement écrire une scène que l’on n’a pas observée en lui montrant clairement qu’on la reconstitue pour lui. Je ne crois pas que ça lui posera problème. Ça ne fiche pas en l’air la narration, du moment que l’on explique clairement ce que l’on est en train de faire.

Quand savez-vous que la phase des interviews est terminée?
Quand mon attention commence à diminuer. Au début d’un projet, je n’y connais tellement rien que chaque phrase que prononce mon interlocuteur est nouvelle et fascinante. Puis les choses se tassent à mesure que je deviens plus familière avec la personne et son histoire. Je finis par penser à ce que je vais écrire plutôt que d’écouter la personne qui parle, à faire des connexions, à esquisser des scènes, à imaginer l’intrigue. Là, c’est le moment de se mettre à écrire.

Que faites-vous lorsque vous vous apprêtez à écrire?
Première chose, je tape mes notes sur ordinateur. Puis je classe chaque interview dans un fichier séparé. Je crée un autre fichier qui relate les observations générales que j’ai faites pendant mon reportage. Ensuite j’imprime tout ça, je relis en surlignant les passages importants. Enfin, j’étale toutes les pages autour de moi et je commence à travailler sur le début.

Comment vous mettez-vous à écrire?
J’aime faire quelque chose de physique avant de m’y mettre, par exemple un jogging ou un squash. Puis, quand je m’installe pour écrire, j’ai toujours l’impression de ne rien avoir à écrire. Que je n’ai pas récolté assez d’informations, que je n’ai pas d’histoire.

Où écrivez-vous?
Soit à la maison, soit au New Yorker. Ça n’a pas vraiment d’importance pour moi. Mais où que je sois, j’ai besoin d’avoir mes notes. Même si je ne les regarde pas, je n’arrive pas à écrire sans elles.

Décrivez-nous votre routine d’écriture.
Je me lève, je prends mon café en lisant le journal, et, en général, je me mets à écrire vers onze heures. J’imprime ce que j’ai écrit la veille au soir et je le relis. Une fois que c’est fait, je rouvre le fichier et je commence à corriger. Je conçois ce moment comme les étirements que je fais avant de courir. Je déteste sortir pour déjeuner parce que c’est à peu près le moment où je trouve mon rythme de croisière. Donc je me contente d’un sandwich que je mange devant mon ordinateur. Je me lève beaucoup de mon bureau pour tourner en rond. Plutôt que de faire une pause parce que je n’arrive à rien, je fais des pauses quand j’arrive à écrire quelque chose qui me satisfait. J’avais l’habitude d’écrire jusque tard dans la nuit, mais je le fais de moins en moins. C’est difficile de s’arrêter pour dîner et de reprendre le travail ensuite. Donc, j’arrête souvent d’écrire vers vingt heures. J’aime bien relire tout ce que j’ai écrit dans la journée une dernière fois avant d’arrêter. J’essaie d’arrêter en sachant ce que je vais écrire le lendemain.

A quel type de présence aspirez-vous en tant qu’auteure?
Je me vois comme un guide touristique. C’est important pour moi de me savoir présente dans ce que j’écris, même si j’aime à croire que je ne me mets pas en avant. Je veux raconter mes histoires sur le ton de la conversation, ce qui nécessite que je fasse sentir ma présence de temps en temps. Je veux aussi être le chef d’orchestre. Je fais très attention à contrôler le rythme et la musique du texte. Je veux que les gens soient pris par une description hypnotique, en staccato. Je veux contrôler l’expérience du lecteur qui me lit.

Comment décririez-vous votre ton?
Intimiste. J’aime être drôle, pour bercer mes lecteurs avant de les surprendre ou de les étonner. J’aime utiliser des mots simples, dans le sens où leur normalité les rend encore plus forts. J’aime réinventer un cliché ou l’utiliser d’une manière inattendue.

Portez-vous une grande attention à la musicalité de vos mots?
Oui, jusqu’à l’excès. Des fois, je veux simplement qu’une phrase tombe juste et je passe des heures à y réfléchir, même si ça va contre la logique du passage. Je ne supporte pas que quelqu’un change les rythmes d’une de mes phrases. Je suis plus agacée par ce genre de changements que par les modifications qui concernent le fond. C’est pourquoi je préfère couper moi-même mon texte. Les coupes améliorent souvent le texte, mais elles peuvent détruire le rythme.

Quels sont les écrivains qui ont influencé votre ton?
Assurément Joseph Mitchell et Joan Didion. John McPhee, aussi. Et beaucoup d’auteurs de fiction, comme Faulkner ou Fitzgerald.

Pensez-vous que le type de journalisme que vous pratiquez peut mener à la vérité?
Tout à fait. Je crois que nous savons tous que les faits, sans le filtre de la sensibilité humaine, ne sont pas nécessairement plus vrais que la version plus subjective que l’on trouvera dans le journalisme littéraire. Cela peut être la vérité, comme une peinture est la vérité. C’est une vérité factuelle et émotionnelle. C’est une expérience plus riche que celle que suscite le simple reportage factuel.

Pensez-vous que le journalisme littéraire est un genre typiquement américain?
Oui. Je sors d’une interview avec un journaliste allemand qui me racontait que les écrivains allemands viennent seulement de commencer à s’intéresser au journalisme littéraire. Je crois que les Américains sont exceptionnellement curieux de «l’expérience américaine». Peut-être est-ce à cause de la taille de notre pays, qui abrite tant de cultures différentes. Nous sommes un pays qui se réinvente constamment, et cela fait partie de notre culture de nous demander qui nous sommes et ce qui nous fait avancer. C’est peut-être cette quête qui a fait se développer ce type de journalisme. Le journalisme à l’européenne est sans doute plus argumenté, mais je crois que le journalisme américain a une envie plus profonde d’explorer et de comprendre l’expérience que nous vivons ici. C’est peut-être de ça que nous avons vraiment besoin. Lorsque Saturday night est sorti, il n’a été traduit qu’au Japon. Beaucoup d’autres pays étaient intéressés, mais ils ne le comprenaient pas. Ils n’arrivaient pas à saisir ce que ça représentait. Le voleur d’orchidées a été vendu à l’étranger, en partie parce que les orchidées sont devenues un passe-temps dans le monde entier. Mais je crois que c’est aussi parce que ce genre de journalisme est plus familier qu’il ne l’était il y a quelques années.

Vous considérez-vous comme faisant partie du Nouveau Journalisme tel que le définit Tom Wolfe dans son fameux essai The new journalism?
Oui. Je crois que sa définition est la meilleure qui ait jamais été formulée. Je me sens complètement libre d’utiliser toutes les techniques narratives quelles qu’elles soient (hormis le mensonge).

Considérez-vous que vous faites partie d’une tradition?
Comme je travaille au New Yorker, je m’inscris sans doute dans la lignée des écrivains qui y ont écrit. Ce magazine a énormément soutenu cette tradition, dès l’époque de A. J. Liebling et E. B. White, jusqu’à des écrivains comme Alec Wilkinson ou Mark Singer aujourd’hui.

Quel avenir voyez-vous pour la non-fiction littéraire?
Je crois que ce genre colle bien à notre époque. On a surmonté cette crise où les gens pensaient que l’imprimé était mort. La curiosité envers le monde, et l’appétit pour les livres qui l’explorent d’une façon littéraire, est plus forte que jamais. Si vous regardez les livres qui se sont bien vendus ces dernières années, vous trouverez de nombreux textes de non-fiction: La légende de Seabiscuit, Le voleur d’orchidées… Ces livres n’avaient rien pour être des best-sellers. Les livres joueront peut-être à l’avenir un plus grand rôle dans la non-fiction qu’ils ne l’ont fait jusqu’à maintenant. Ils seront sans doute un meilleur vecteur parce qu’ils ne dépendent pas directement de la publicité. Ils vous donnent plus de liberté, vous avez plus de chance de sortir des conventions. Un livre marche ou ne marche pas selon sa capacité à attirer le public, alors qu’un magazine doit aussi se vendre aux annonceurs. Les journaux s’alignent de plus en plus sur les magazines. La taille des articles a considérablement augmenté par rapport à ce qui se passait il y a quinze ans. On m’a beaucoup demandé d’intervenir auprès de rédactions des journaux, qui sont très intéressées à l’idée d’améliorer leur production. Elles consacrent encore une place trop réduite aux articles de fond, mais j’ai senti un vrai désir de s’inspirer du ton et de l’intimité de la non-fiction pour les utiliser dans les journaux. Et c’est peut-être là que se jouera l’avenir du journalisme littéraire.