Enquête sur l'adoption dans la communauté évangélique

La journaliste Kathryn Joyce est spécialisée dans le mouvement évangélique américain et notamment ses franges ultra-conservatrices. Elle a enquêté sur le boom des adoptions. Interview.

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Kathryn Joyce.© DR

«Comme les flèches dans la main d’un guerrier, ainsi sont les fils de la jeunesse. Heureux l’homme qui en a rempli son carquois! Ils ne seront pas confus, quand ils parleront avec des ennemis à la porte.» Ainsi va le psaume 127:5.

Aux Etats-Unis, on le sait, la droite religieuse reste très influente, et la prochaine campagne présidentielle devrait le confirmer. Fin mai 2015, Rick Santorum, catholique ultra-conservateur, a annoncé son entrée dans la course à la présidence 2016. En 2012, ses convictions lui avaient valu le soutien appuyé des évangéliques. Notamment des Duggar, la famille évangélique la plus connue du pays.

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Les Duggar et leur famille élargie en 2014. © duggarfamilyblog.com

Jim Bob et Michelle, baptistes de l’Arkansas, et leurs 19 enfants étaient depuis 2008 les stars de l’émission de télé-réalité 19 Kids and Counting. Le 22 mai 2015, la chaîne TLC a suspendu l’émission à la suite de la révélation d’attouchements sexuels par l’un de leurs fils alors qu’il était adolescent. Une révélation qui a fait l’effet d’une bombe outre-Atlantique.

A l’instar des Duggar, un nombre grandissant de protestants rejettent la contraception (devenue la norme depuis des années), refusent d’envoyer leurs enfants à l’école publique, et se réclament d’une vision patriarcale et théonomiste de la société. Certains d’entre eux, à force de revendiquer le psaume 127:5, ont fini par s’appeler eux-mêmes les «quiverfull», littéralement «ceux qui ont le carquois plein». Devenue péjorative, l’appellation est rejetée par de nombreux croyants, dont les Duggar, qui ont toutefois la même vision des choses.

Paru en 2009, le livre Quiverfull – Inside the Patriarchy Movement (Quiverfull – plongée dans le mouvement patriarcal, Beacon Press), écrit par la journaliste Kathryn Joyce, offre un aperçu détaillé et étonnant dans cette frange ultra-conservatrice, certes minoritaire mais à l’influence non négligeable.

Parue dans le magazine de gauche Mother Jones, l’enquête La face sombre de l’adoption chez les évangéliques, dont sept.info vous a proposé la traduction en deux volets, illustre de manière glaçante combien ces chrétiens se sont sentis investis d’une mission divine. Et surtout, combien elle a été un désastre pour nombre des enfants adoptés.

Quelles ont été les réactions au sein de la communauté évangélique à la suite de la parution de l’article dans Mother Jones?
De la colère, du déni, malgré le fait que bien sûr, tout ce que j’ai écrit, les témoignages que j’ai recueillis, a été scrupuleusement vérifié. J’ai eu droit à des réactions violentes, disant que ce que j’écrivais ne correspondait pas à la réalité. Mais ensuite, des parents eux-mêmes évangéliques, qui ne sont pas du tout d’accord avec l’ensemble de mes opinions, ont témoigné dans le livre pour dire que je disais la vérité. Il leur a fallu du courage, eux aussi s’en sont pris plein la figure. Et c’est bien d’eux, des chrétiens conservateurs eux-mêmes, que viendront les solutions. Le mouvement ne pourra se guérir que de l’intérieur.

Comme vous le relevez, les abus sont parfois allés jusqu’au décès d’enfants…
Dans certains cas, oui. En novembre 2013, j’ai publié, pour Slate, l’histoire de Hannah Williams, une petite Ethiopienne décédée en 2011 suite aux sévices que lui ont infligés ses parents adoptifs, très croyants. La mère a été condamnée par la justice américaine à 37 ans de prison, le père à 28 ans. Et puis, la même année, l’agence de presse Reuters a publié une enquête sur le trafic d’enfants sur Internet. Ces publications ont commencé à faire bouger les choses, à inciter les parents adoptifs et les leaders religieux à s’emparer de ces questions. Le mouvement autour de l’adoption est différent aujourd’hui aux Etats-Unis.

Comment décririez-vous ces groupes à ceux qui ne les connaissent pas du tout?
Ce sont des mouvements en marge par rapport à l’ensemble des évangéliques, qui constituent un ensemble vaste et hétérogène. Pour vous donner une idée, George W. Bush est vraiment dans la norme par rapport à eux.

Quels sont les points communs entre les quiverfull, les homeschoolers et les adoptants dont vous parlez dans Child Catchers?
Je tiens à rappeler qu’il ne s’agit pas de mouvements officiels mais bien de tendances au sein-même des protestants évangéliques. Ce qui est fondamental chez les quiverfull, c’est leur opposition farouche à l’avortement. Donner naissance à des enfants est pour eux la démonstration vivante de leur foi. De là découle l’étape suivante, qui est de les éduquer à la maison. Il faut s’assurer qu’ils seront élevés d’une manière qui reflète la vision du monde des parents, que leur foi ne va pas être ébranlée.

Et pour ceux qui adoptent?
C’est différent dans le sens où l’adoption a connu un boom de popularité dans l’ensemble de la communauté évangélique, que ce soit dans les grandes églises évangéliques comme dans les petites communautés en marge. Pour beaucoup, il s’agissait et il s’agit toujours de prendre l’Evangile de manière très littérale. Dans la foulée, une forme de compétition est apparue entre les parents adoptifs: plus vous en adoptiez, plus vous étiez un bon chrétien… Ce qui ne veut évidemment pas dire que ces parents n’aiment pas leurs enfants.

Quand sont nés ces mouvements?
Un livre qui a indéniablement inspiré beaucoup de homeschoolers est The Way Home: Beyond Feminism, Back to Reality, publié par Mary Pride en 1985, dans lequel elle rejette les idéaux féministes et prône le retour de la mère au foyer. Depuis, elle a exprimé son désaccord avec certaines idées du mouvement, mais il n’empêche qu’elle a écrit des choses terribles.

Dans votre article, vous mentionnez la popularité des blogs et des forums. C’est le grand paradoxe. Qu’il s’agisse des quiverfull ou des homeschoolers, ces tendances sont clairement nées d’un rejet de la société contemporaine, mais qui se développent d’une manière extrêmement moderne, par le biais d’Internet, de Facebook, de Twitter… Les blogs de ces mères de famille idolâtrent l’ère coloniale, une vie simple et rurale, mais elles passent leur vie sur le net.

Comment avez-vous commencé à vous intéresser à cette frange ultra-conservatrice? En 2003, alors que j’étais encore à NYU (New York University), pendant le second mandat présidentiel de George W. Bush, j’ai entendu parler de pharmacies qui refusaient de vendre des produits contraceptifs, en raison d’une mobilisation non seulement catholique mais aussi protestante et évangélique. J’ai commencé à m’y intéresser et c’est par hasard, en cherchant des informations là-dessus sur Internet, que j’ai découvert l’existence des quiverfullMon premier article sur cette tendance est paru en 2006 dans (le magazine de gauche) The Nation.

Où en sont ces mouvements aujourd’hui?
De nouveau, il m’est difficile de vous répondre de manière catégorique, et surtout de prédire leur avenir. Bien sûr, vous avez des familles comme les Duggar, qui continuent d’être la façade lisse des quiverfull. Mais par ailleurs, des scandales sexuels ont ébranlé des leaders du mouvement comme Douglas Phillips, de Vision Forum, et Bill Gothard, de l’Institute in Basic Life Principles (cet entretien a été réalisé avant les révélations sur la famille Duggar, ndlr.) Et puis, un certain nombre d’enfants élevés dans ces familles sont en train de prendre leurs distances avec elles et de prendre la parole pour témoigner.

Alecia Faith Pennington ne peut prouver ni son identité ni sa nationalité américaine.

Continuez-vous à travailler sur eux?
Ces derniers temps, j’ai eu besoin de prendre du recul. Après des années d’enquête sur ces sujets et notamment les lourds abus relatés dans Child Catchers, j’ai besoin de souffler un peu.